Le Président est le roi des porcs. Un titre qui lui convient bien, vu les efforts fournis pour conserver la couronne qui chaque année, le classe à la tête de ceux qui se livrent à des fantasmes déments pour pimenter leur existence.
C'est un homme présomptueux et impulsif, phraseur et dépourvu de charme, issu des écoles françaises les plus prestigieuses, fervent amoureux des drogues dures et avide consommateur de prostituées. Car dans son monde, les prostituées ne sont pas des prestataires de service mais des biens de consommation, des êtres jetables qui se dégustent aux sauces les plus épicées.
Non inquiété par la pandémie, il organise des soirées clandestines dans les sous-sols de sa propriété à Boulogne-Billancourt. Depuis l’accouchement de son épouse, les soirées prolifèrent. Tous les samedis soirs — après avoir bordé les jumeaux —, il accueille ses invités dans ce qu’il a surnommé, sans aucun effort de créativité, « le donjon » . Personne n’a jamais osé dénoncer ses infractions. Après tout, son père est un adepte chevronné des chantages en tout genre, un Hoover à la française qui collectionne des dossiers contrariants sur les plus innocents des Hommes. À cela s’ajoutent les accords de confidentialités signés par les convives, les téléphones confisqués par les vigiles et les détecteurs de métaux à l’entrée de la propriété.
Le Président est un homme prudent. Du moins, le soutiennent les rumeurs à son égard.
Quelqu’un écarte le rideau. Emmy écrase la cigarette dans une assiette. Les hôtesses n’ont pas le droit de fumer. Une règle un brin hypocrite, puisqu’elles sont autorisées à tout autre vice dans ce donjon. Alpha, son binôme, balance six plaquettes d’arc-en-ciel sur le comptoir. Un néon bleu éclaire son teint clair, ricoche sur les piercings argentés à ses lèvres. Il n’a pas plus de vingt ans. Ses joues rondes sont pleines de vie mais ses yeux ont vu la mort. Il renifle l’odeur du tabac, échange avec sa collègue un regard entendu, ne commente pas. Lui-même s’est enfermé dans les toilettes pour tirer sur une clope.
— Table neuf, champagne, trois doses pour le Renard, cinq pour l’Aigle, lit-il dans son carnet de notes. Fais gaffe au Renard. Elle a mordu Joni la dernière fois. Le Bureau a coupé l’incident sur son salaire.
Alpha sent l’eau de cologne, la sueur et la menthe. Ses cheveux sont hérissés de gel, comme un mec qui n’a jamais su s’évader de la première décennie du vingt-et-unième siècle.
— Un conseil : t’approche pas du Capitaine. Au cas où, Mildréa vend des capotes et du Norlevo dans les toilettes.
— Ouais, d’accord…
Emmy récupère les plaquettes d’arc-en-ciel, débouche une bouteille de champagne, remplie les flûtes à ras bord, observe les pastilles roses se dissoudre dans l’alcool. C’est ça que Leon a volé à son cousin. Le радуга — ou l’arc-en-ciel —, la drogue qui fait fureur auprès des élites depuis les cinq dernières années. Un comprimé pas plus gros qu’un Smarties, qui truffe les pensées d’hallucinations, liquéfie le cerveau, plonge le corps dans un bain glacé et donne la formidable sensation de flotter sur l’eau. L’ecstasy des riches, plus concentré en LSD, impossible à détecter dans le sang après trois heures. Vingt-cinq euros la dose pour une heure de sensations renversantes.
Une vraie mine d’or pour les fabricants. L’opportunité de s’enrichir pour les distributeurs.
Emmy sort de son box, évite les bousculades, traverse le donjon en fixant un point invisible sur le mur d’en face où des néons rouges s’agitent. C’est une soirée banale. Des corps s’étreignent sur les sofas, de la poudre d’arc-en-ciel rosit les narines, des bouteilles épanchent la soif d’alcool. La musique ébranle la pièce dans un concert électronique. Les lumières fluorescentes et les vapeurs qui s’envolent des machines à brouillard vampirisent les esprits qui cèdent à leurs passions inassouvies. Sur l’estrade, des danseurs en porte-jarretelle ondulent contre les pole dance, séduisent les invités démolis par les substances. Dans la frénésie du moment, les cœurs s’échauffent, les langues mouillent, et des silhouettes masquées s’effacent derrière les rideaux avec une paire de Lolitas. Deux-cent euros l’heure, plus soixante euros minimum pour les hors-d’œuvres insolites. Les affaires de Léon marchent pour le mieux. Il récupèrera sa part au Bureau.
À la table neuf, des mains baladeuses la tripotent. Le plateau tangue. Les flûtes de champagne inondent les apéritifs, les serviettes, les chemins de cocaïne. La musique emporte les éclats de rire. Emmy avale l’insulte sur ses lèvres, la hurle en silence pour évacuer. Le bleu des néons se perd dans les cheveux de la femme qui enlace sa taille. Elle a choisi un masque de renard, un masque doré à la Anne Boleyn.
— C’est toi que je vais boire ce soir, braille-elle à son oreille quand Emmy se penche pour essuyer la table.
Elle l’ignore, ramasse les bouts de verre cassés, retourne à son box avec le plateau vide. Léon n’a pas intérêt à couper cet incident sur son salaire.
— Misti ! Misti! Viens ici, sale garce!
Emmy prétend ne pas entendre la voix qui gronde, se presse pour regagner le box. Son entretien avec Léon a rasé l’herbe sous ses pieds et réduit de moitié sa crédibilité inexistante, mais elle refuse que le cadet des Kozak en profite et la traite comme une moins-que-rien. Yosef écarte le rideau, la pousse à l’intérieur du box, chasse Alpha qui récupère des bouteilles de champagne dans le réfrigérateur.
— C’est quoi ton problème ? Tu peux pas me lâcher une seconde ?
Elle passe derrière le comptoir, prend un torchon pour essuyer le plateau mouillé.
— Tu crois que tu peux partir comme ça ?
Le front veineux de Yosef brille de sueur. Il respire fort, comme s’il a avalé un ventilateur.
— Tu m’as retrouvée, non ? Pourquoi tu t’excites ?
— Tu devais m’attendre au Bureau.
— Ouais, ben écoute, j’allais pas t’attendre quinze ans non plus.
Emmy fait volteface quand la présence de Yosef menace sa zone de confort, recule avec le plateau contre sa poitrine. Léon a criblé son corps de bleus et cette fois, elle a une lame dans le revers de sa cuissarde, au cas où Yosef souhaiterait poursuivre le travail de son frère. C’est un titan colossal, exclusivement bâti de muscles et de sueur, tatoué du crâne aux orteils, prêt à exploser dans son costume trop serré. Un homme nerveux, gauche dans ses propos, violent dans ses gestes. Il s’occupe de la logistique des affaires de Léon avec une finesse qu’on ne lui devinerait pourtant pas de prime abord. C’est lui qu’on envoie lorsque les factures des clients ne sont pas soldées dans les temps.
— Tu fais quoi ici ? T’es pas payée pour servir ce soir.
Il lui arrache le plateau des mains, le jette sur le comptoir comme un frisbee. Des flûtes se brisent. De l’autre côté du rideau, la musique change en cadence, David Guetta remplace la disco des Daft Punk. Les néons bleus pénètrent son regard noir comme les lumières d’une sonde sous-marine, envoyée pour explorer l’enfer des profondeurs. Une croix orthodoxe pend à son cou. La Vierge Marie est tatouée sur sa joue gauche.
— Je remplace Kayla qui est serveuse. C’est quoi le problème ?
— Ça fait une heure que t’es attendue dans les vestiaires.
— J’en ai rien à foutre. Demande à Poulina, elle est dispo.
— Elle n’y connait rien. Et c’est elle qui remplace Kayla, pas toi. Tente pas les négociations, ça marchera pas. Descends ou je te traîne en bas des escaliers.
Comme elle ne bouge pas, Yosef tape du poing sur le comptoir, fait trembler les bouteilles d’alcool. Il n’emploiera pas la force. Pas par bonté de cœur ou par décence humaine. Léon a été clair. Personne ne touche à Misti. Son frère s’en veut de l’avoir frappée. C’est pour cette raison qu’il a fait venir tous ces professionnels esthétiques à son domicile. Pour se faire pardonner. Emmy parait plus jeune. Ses cheveux sont plus longs, plus clairs. Ça n’empêche pas qu’elle soit une véritable peste.
— Dépêche-toi ou Léon apprendra que tu fouinais dans son bureau ce matin.
Après avoir abusé de son corps des heures durant, après qu’ils se soient battus et que son ex-femme l’assomme à moitié avec une bouteille de Vodka, Léon s’était effondré dans son salon. Emmy avait profité de son sommeil pour fouiller son bureau. Elle avait trouvé son dossier dans un tiroir, des dizaine de photos d’elle, nue ou à moitié, prises à son insu. Elle les avait jetées dans l’antre de la cheminée au moment ou Yosef entrait dans la pièce.
— Et moi je lui dirai en échange de quoi tu m’as promis de garder le silence.
C’était un moment de faiblesse, une pulsion qu’il rêvait d’assouvir depuis des années.
— Tu penses qu’il va te croire ? Toi ? La folle qui ruine sa vie depuis dix ans ? La souillasse incapable de porter son fils à terme ? La trainée opportuniste ? La mère indigne ? T’es encore plus cinglée que ce qu’il raconte. Je crois que lui aussi est fou, à te garder comme un vieux meuble. Je sais même pas pourquoi t’es encore dans les parages. Me fait pas chier, Misti !
Emmy échappe à ses flammes, se rue à l’extérieur du box. Des invités, hilares et défoncés, la hèlent pout être servis, lèvent dans sa direction des flûtes arc-en-cielisées. Elle dévale les escaliers, le cœur plein de rage et de douleur, s’arrête devant la porte des vestiaires pour respirer. Mère indigne. Souillasse. Folle. Elle se souvient de ses doigts translucides, sa peau froide, son nez rond et minuscule, son cœur qui ne bat pas. Les fumées de l’incendie l’avaient tué et cette même nuit, on lui avait arraché Marie, la transférant au Centre de traitement des brûlés de Lille. C’est ce que Léon voit quand il la regarde. Il est chanceux. Emmy y pense constamment.
Elle pousse la porte des vestiaires. Les odeurs de déodorants, de laque et de dissolvant piquent ses yeux. À l’intérieur, ils sont trois occupants, dont Natashia qui lui tend un sac de sport et part sans un mot. Emmy va s’asseoir sur une chaise au fond de la pièce, défait la fermeture du sac. Des sandales à plateformes, une trousse de maquillage, un bustier push-up, un string et une ceinture ornée de grelots argentés.
— C’est toi qui monte en zone trois ?
Le jeune homme se masse la cheville à l’arnicagel. Il porte un kimono marine à fleurs blanches, des guirlandes lumineuses dans ses courtes tresses et des paillettes sous les yeux. Il ressemble à un ange, à un Mercutio évadé du monde extravagant et pittoresque de Baz Luhrmann.
— J’en sais rien.
— T’es Misti, non ? Moi, c’est Raphaël. Tu peux m’appeler Rapha.
— Pas la peine. On va jamais se revoir.
— Okay, répond-il d’une voix amusée. En tout cas, le Président a payé cher pour t’avoir.
Emmy se déshabille, enfile les accessoires, se place devant le miroir. Les bleus colorent ses cuisses, violacent ses bras. Des griffures fissurent son ventre. Ce connard de Léon. Elle ouvre la trousse de maquillage, en sort le fond de teint qu’elle commence à appliquer sur les zones marquées. Elle ignore le regard de Raphaël sur son corps, sa maigreur, les promesses rompues de son ex-mari.
— T’as besoin d’aide ?
— Non.
— Mais t’en as aussi dans le dos.
— J’ai besoin de personne, c’est clair ?
Elle l’entend rire doucement, lui jette un regard mauvais.
— Misti le dragon, hein ?
Raphaël se lève, attrape un beauty blender dans la trousse, commence à peindre ses bleus de fond de teint. Pendant un moment de silence, ils sont isolés du reste du monde, sourd à la musique qui frappent contre les murs, comme si l’univers avait été coupé en deux, les ténèbres d’un coté, le paradis de l’autre. Il coiffe ses cheveux tressés d’un sous-bonnet puis d’une perruque rousse ondulée qui sent la vanille, pas la sienne que Léon a jetée au feu ce matin.
Dans le miroir, elle a vingt ans, l’année où tout a basculé pour le pire. Les murs se resserrent.
— C’est bon, s'impatiente-elle en repoussant le mascara. Je suis pas une poupée.
Elle en veut à Marie, la cause de son malheur.
Elle en veut à Lily, à sa vie sans heurt.
Elle en veut à ses parents qui ont baissé les bras trop tôt.
Elle en veut à tout le monde, à cet inconnu qui se prend pour son sauveur.
— Ne les laisse pas gagner. Tu vaux mieux que tout ce qu’ils disent sur toi.
Comment ose-t-il lire dans ses pensées ? Elle n’a pas besoin de sa pitié. Elle n’a pas besoin d’être aidée. Ni par l’argent des Debruyère, ni par Léon, ni par la Vierge.
— Je t’ai rien demandé. Mêle-toi de tes affaires.
Emmy se lève, chausse les sandales à plateformes, claque la porte.
La zone trois est gardée par des bras musclés qui vérifient son nom sur une liste avant de s’écarter. C’est une pièce spacieuse, ovale, surchauffée, saturée d’encens, transpercée de lumières violettes, bercée par une ambiance à la House of Balloons. Les sofas sont occupés par la fine fleur de la société, shootée à l’arc-en-ciel. Les visages sont démasqués, les yeux se révulsent, les corps convulsent, les lèvres gémissent. Au milieu de la pièce, sur une estrade, une danseuse titube, droguée.
Le visage du Président, assit sur un trône, est voilé par la pénombre.
— Du champagne ?
Un serveur, accoutré de chaines dorées, lui tend une flûte.
— Non.
Emmy s’avance vers l’estrade. Son estomac se tord de nervosité. Ça fait des années qu’elle n’a pas dansé devant un public aussi privilégié. Ça signifie que la notoriété secrète des frères Kozak est montée d’un cran, que Léon a su convaincre une grosse poche pour vendre ses kilos de радуга et divertir les cousus d’or avec des filles qu’il prépare depuis dix années à sa consécration.
Elle grimpe sur l’estrade, se tourne vers le public qui disparait. Elle n’entend que le clic étouffé de ses talons sur la moquette noire, le bourdon des murmures qui s’affaiblit, son propre cœur qui fait silence. C’est elle qu’on attendait. L’autre danseuse n’est plus à ses côtés. Ses doigts frôlent la barre. Un frisson la tient hors d’haleine. Il n’y a plus un bruit, plus un souffle ou une pensée.
Alors, la musique ressurgit comme une vague, comme un feu, la pénètre et implose en elle, prend possession de son être tout entier. Emmy oublie, s’oublie, quitte le temps pour une époque ou rien ne comptait plus que la danse. Son rêve d’enfant, son échappatoire, son paradis. Les pétales du monde flétrissent, éclosent dans un univers à part, où elle n’existe plus, où elle appartient au divin.
Puis elle se réveille, essouchée du jardin merveilleux. Elle n’est plus sur la scène, attise le feu qui brûle dans les yeux du Président contre qui elle se déhanche. Elle est dans ses bras, à mêler leurs souffles, à le conquérir, à tirer de sa gorge des râles de plaisir. Puis le projecteur tombe sur son visage. Son coeur flanche. Le paradis s’effondre. Il la retient contre son corps humide de désir, lui promet la lune, les étoiles et autres hâbleries en échange d’une nuit dans son lit. Mais le monde est trop petit. Elle fuit son regard, celui qu’elle reconnait. Ce n’est plus le garçon timide qui jouait dans le bureau de son grand-père. Ce n'est plus le garçon qui la pourchassait dans les jardins du manoir.
Emmy lutte pour se défaire de son étreinte, de ses baisers, de ses voeux teintés de lubricité. Elle garde la tête baissée, trop effrayée à l’idée qu’il la reconnaisse à son tour. Oui, c’est bien lui. Marc Delavoile, le premier garçon qu’elle a embrassé dans la ferme des Wilson-Véradin, sous le pommier. Il n’a pas vraiment changé, à part son crâne lisse et les poils à son menton. Marc Delavoile, un métis franco-camerounais, fils du sénateur André-Sulévin Delavoile et de son épouse, Jeanette M’Bongue, la fille d’un ministre limogé pour détournement de fonds. Marc Delavoile, le grand frère de Saranëlle, tuée dans un accident de voiture. Saranëlle, sa meilleure amie jusqu’au cercueil.
Il la reconnait. Ses sourcils se tordent, ses yeux s’inondent de pitié et dans leur reflet, elle se retrouve au cimetière de Montmartre à tenir la main de Lily pendant que des fleurs blanches sont déposées sur le monticule de terre.
Marc ne la retient pas. Emmy s’évade, s’efface, redevient une ombre.
Dehors, il fait si froid qu’elle ne sent plus ses orteils. Les herbes du jardin plient et craquent sous ses sandales. Elle resserre les pans de sa veste autour de ses épaules, remonte l’allée de viornes en trébuchant.
— Putain de vie de merde, répète-elle pour la énième fois. Putain de connasse de vie.
Trois heures du matin. Elle n’a même pas deux euros dans ses poches trouées, erre dans un quartier qu’elle ne connait pas. Elle ne sait pas où ses pieds l’emmènent. La gare est fermée. Son téléphone n’a plus de batterie. Elle veut crever.
Une voiture ralentit, s’arrête. D’abord, elle croit que c’est Marc, s’apprête à plonger dans les buissons. Mais la vitre se baisse. Ce n’est pas lui. Un de ses invités, peut-être.
— Je te raccompagne ?
— Non.
Elle poursuit son chemin, marche jusqu’à l’arrêt de bus. Le froid gifle son visage, gèle les larmes que ses yeux peinent à retenir. Elle pense à Kaylia. Sa collègue l’aurait raccompagnée jusqu’à Grigny si elle ne l’avait pas poussée dans les escaliers pour prendre sa place.
— Tu ne devrais pas rentrer toute seule. Et puis, il n’y a pas de bus. De quel côté tu vas ?
— Grigny.
— Monte. Tu seras chez toi dans trente minutes.
Dans la voiture, une BMW automatique, l’homme a allumé le chauffage. À la radio, le Chant sans Paroles de Tchaikovsky lui rappelle les leçons de piano dans le jardin de sa grand-mère au bord du Desna, la confiture d’argousier, les tablettes de Krupskaya.
— Je peux fumer ?
Il hoche la tête. Emmy coince une cigarette entre ses lèvres, craque son briquet. L’odeur du tabac remplie l’habitacle, l’aide à se détendre. Par la vitre, les rues des Hauts-de-Seine défilent à toute allure, comme dans un folioscope. Dans le quartier Princes-Marmottan, les immeubles résidentielles se succèdent aux places vides et de longues rues désertes s’étirent dans le noir éclairé jusqu’au Parc des Princes et au Stade Roland-Garros.
Emmy baisse la vitre, jette le mégot par la fenêtre, observe sur la route. Une sentorette périmée se balance au rétroviseur. Elle se ronge les ongles, replonge dans le tourment de ses pensées. Marc l’a reconnue. Elle n’en doute plus. Demain, à la première heure, son grand-père recevra un coup de fil du sénateur, son ami de longue date. Puis Louis-Joseph Debruyère appellera son fils. À midi, tout le monde sera au courant. Peut-être que Lily se pointera chez elle, en pleurs comme d’habitude, demandera des explications, lui suppliera de démentir. Ce qu’elle ne ferait pas. À quoi bon? Ça ne changerait pas les faits. Warold est dehors, quelque part à l’attendre. Léon la surveille pour qu’elle ne traverse pas la frontière française. La honte n’a de cesse de la traquer. Il n’y aucun répit. Billy est mort et sa sœur jumelle est condamnée à vivre cette existence.
— Vous ne comptez pas prendre l’autoroute ?
— Non.
Ils ont quitté Boulogne-Billancourt. La voiture file sur l’allée de la Reine-Marguerite, à la lisière du Bois de Boulogne. On n’y croise pas une silhouette, pas une seule voiture qui oserait défier le couvre-feu pour quinze minutes d’amour avec une prostituée. La pandémie a tout chamboulé. Désormais, les travailleuses du sexe s’offrent le jour à des clients en télétravail qui sautent la baguette du midi et le café de seize heures pour les béatitudes de la chair.
— Pourquoi ? Vous connaissez un raccourci jusqu’à Grigny ?
— Oui. Mais j’ai pensé que nous pourrions d’abord apprendre à mieux nous connaître.
Il roule pendant cinq minutes, tourne à gauche, se gare sur un chemin loin des lampadaires, à l’abris des chênes dénudés de feuilles. Il coupe le moteur, détache sa ceinture, verrouille les portières. La musique s’est tue, la lampe au-dessus du rétroviseur est allumée. Il a un petit front, d'épais sourcils qui se joignent en une ligne droite, un nez écrasé, un bouc taillé en pointe. Sa peau est d’une pâleur maladive.
Les mains d’Emmy sont moites. Elle pense à la lame au fond de sa cuissarde, dans le sac à ses pieds.
— On est où là ?
Sa voix tremble. Le froid nocturne profite du véhicule à l’arrêt pour s’incruster à l’intérieur. Le froid et la peur aussi, qui poignarde son estomac. Elle est à l’orée d’un bois de près de mille hectares, dans la voiture d’un étranger qui ne répond pas à sa question.
— On m'appelle le Capitaine. Et toi ?
Un conseil, t’approche pas du Capitaine. Alpha l’avait mise en garde.
— Natashia, ment-elle.
Elle n’arrive pas à détacher son regard de la sentorette en forme de pin. Elle a l’impression que son visage a été plongé dans un bol de glaçons. Ses jambes sont engourdies. Son cœur tambourine à ses oreilles.
— Tu es magnifique, Natashia. On te l'a déjà dit ?
— J’ai une fille, répond-elle à la place. Elle n’a que onze ans, c’est pour ça que je dois rentrer. Je ne veux pas qu'elle reste seule trop longtemps, vous savez ?
L'homme acquiesce.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Chloé.
Il s’esclaffe.
— C’est pas vrai ? La mienne aussi. J’ai également un fils, Mathéo. Je ne sais pas trop ce qu’il devient depuis qu’il vit à New York avec sa mère.
Le silence retombe dans la voiture. Le Capitaine a des petites dents blanches. Emmy réalise qu’elle est paralysée par la terreur. Ça ne lui était pas arrivé depuis le soir où ses collègues avaient caillassé le camion des salauds qui avaient tenté de l’enlever à Roubaix.
— Du coup, ma fille doit s’inquiéter. Ce serait bien qu’on redémarre.
— On fait ça vite alors.
Le Capitaine se penche pour l’embrasser. Elle le repousse.
— De quoi t’as peur ? Fait-il en se grattant le front. Je ne suis pas là pour te faire du mal.
Il secoue la tête, déconcerté, tend la main pour ouvrir la boîte à gants. Emmy aperçoit un paquet de cigarettes, un flacon de parfum, des sachets de préservatifs et une arme à feu. Son cœur s’emballe. Il va la tuer, calciner et enterrer son corps.
Il récupère un préservatif, baisse la fermeture de son pantalon à pince. Emmy détourne la tête.
— Il ne va rien se passer là. J'ai... J'ai mes règles.
Il souffle d’agacement, tape du poing sur le volant. Elle regrette son excuse. Elle aurait du faire comme Rosaline et prétendre avoir la chlamydia pour déjouer la cruauté du destin.
— T’aurais… t’aurais pas pu me le dire plus tôt ? Bon. Tu peux toujours utiliser ta bouche. Après tout, je te ramène chez toi et Grigny, c’est pas la porte à côté.
Elle l'avait fait, une fois, juste après avoir quitté le domicile familial. C’était son patron. Elle était enceinte de trois mois, travaillait comme serveuse dans ce restaurant pourri à Claye-Souilly. Plus de bus ce soir là pour rentrer à l’auberge. Il lui avait expliqué qu'elle devait payer l'essence. Un petit bonhomme dégarni aux mains sèches comme du papier de verre. Elle se souvient encore de son haleine à la menthe, du billet de dix euros qu'il avait glissé dans sa poche pour acheter son silence.
— Vous pouvez déverrouiller la portière ?
— De quoi t’as peur ? T’as un gosse, tu sais comment ça marche, non ?
— Je vous ai dit de déverrouiller la portière !
Il l'attrape par le cou, force son visage contre sa braguette ouverte. Emmy hurle, se débat, mord. Il l’insulte de trainée, de chienne, lui assène un coup qui l'envoie heurter la vitre. Il éteint la lampe au-dessus du rétroviseur. La lune est la seule source de lumière. Le Bois de Boulogne dort, impassible. Il n'y a personne pour l'aider.
Il halète comme un animal blessé. Son souffle brûle son visage. Ses mains tentent de soulever sa jupe, de retirer son string. Il lui grogne des mots dégueulasses, les mots d'un homme qui n’a plus que la violence en guise de cœur. Ses lèvres agressent les siennes. Ses ongles écorchent ses cuisses. Il l’accuse d’avoir menti, car elle n’a pas ses règles, enfonce sa langue dans sa bouche, l’oblige à se soumettre.
Ce n'est pas un cauchemar. Ce ne sont pas les effets secondaires du радуга ou les répercussions de son cruel manque de sommeil. Cette nuit, elle va mourir. Cette nuit, le Capitaine va la tuer et abandonner son corps dans le bois. Elle est toute seule. Alors, Emmy joue le jeu, sans comprendre exactement d’où lui vient ce courage. D’une main tremblante, elle caresse ses cheveux grisonnants, sa nuque humide et piquée de poils. Il cesse de la pincer, gémit contre ses lèvres, glisse deux doigts entre ses cuisses. Emmy, en pleurs et dégoutée, tapote jusqu’à la boite à gants, fouille dans l’obscurité, trouve ce qu’elle cherche désespérément.
Elle repousse alors le Capitaine de toutes ses forces. Il retombe sur son siège avec une grimace de douleur, vite remplacée par l’ahurissement puis la colère.
— T’es complètement tarée ! Rugit-il en voyant l’arme à feu pointée sur son visage.
Elle tremble, craint que le pistolet échappe à sa prise tremblotante.
— Dégage de la voiture !
— Qu’est-ce qui va pas chez toi ?
— Sors de cette putain de voiture !
Il obéit, déverrouille les portières, atterrit dans l’herbe. Emmy sort à son tour, l'estomac noué. Il n'a pas eu le temps de remonter son pantalon et son caleçon, qui traînent à ses chevilles. Il n’ose pas bouger, garde les mains lever au-dessus de la tête.
— Je suis désolé, d’accord ? Je te raccompagne à Grigny et on oublie cette histoire. Juste… rend-moi le flingue. C’est pas un jouet.
Elle tire sur la glissière, appuie sur la détente. Le coup de feu explose, réveille les bois endormi et les créatures qui y vivent. L’homme pousse un cri aigu et se jette au sol pour se protéger. La balle s’est enfoncée dans la terre à quelques centimètres de son pied. Il se met à sangloter, se recroqueville dans l’herbe.
— Je t’en supplie, ne tire pas ! J'ai des enfants ! Je suis marié ! J'ai de l'argent !
Emmy, sans rabaisser l’arme, retourne dans la voiture, s’assied côté conducteur. Elle enfonce le bouton-démarreur. Les phares éclairent le sentier. Le Chant sans Paroles de Tchaikovsky reprend de plus belle, monte en grâce vers la nuit. Elle tire sur le levier de vitesse, percute un arbre en reculant, piétine l’accélérateur et se retrouve sur la route principale. Dans le rétroviseur, elle le voit se relever, brandir le poing dans sa direction, cracher des injures que la nuit passe sous silence.
Sa poitrine se déchire en hoquets de panique. Et lui, loin derrière, devient une ombre insignifiante dans les ténèbres.