Il était une fois, dans une classe de CP, au sein d’une petite école de primaire de campagne, un petit garçon qui répondait au nom de Barnabé.
Barnabé aimait beaucoup son prénom. Contrairement à ses petits camarades, Thomas, Laura et Léo, son prénom à lui était unique. Unique, en tout cas pour lui, dans son joli monde qui s’arrêtait aux limites de sa ville aux quelques milliers d’habitants et c’était après tout, la seule chose qui comptait. Il était le seul Barnabé, et ce qu’il voulait plus que tout, c’était être unique. A l’image des héros fantastiques de ses dessins animés préférés, qui vivaient de merveilleuses aventures dans des endroits qui ne ressemblaient à nul autre.
Et il en vivait, des aventures formidables ; des aventures à l’école qu’il se hâtait de raconter à ses parents en rentrant ; chez lui, qu’il décrivait à grands renforts de détails incroyables à ses camarades, dans la cour de récréation.
Immanquablement, ses parents le grondaient et les autres enfants se moquaient de lui. Même sa maîtresse le punissait, il devait très régulièrement écrire, sur son cahier d’école, cette maudite ligne : Je ne dois pas mentir.
20 fois, 50 fois, 100 fois.
L’injustice de sa situation était terrible. Pourquoi mentirait-il ? Lui qui n’avait qu’un plaisir, leur faire partager à tous, sa vie trépidante. Il avait cette faculté, pourtant, vrai de vrai. Il faisait d’un jeu de billes, un conflit interstellaire parmi des astéroïdes entrechoquant ; d’une ombre fugace à travers les troncs d’arbre qui défilaient par les vitres du bus, un effroyable monstre qu’il devait combattre ; il entendait un bruit alors qu’il dormait dans sa chambre, et il savait qu’un autre ennemi approchait. Tout cela arrivait pourtant bien, mais les autres n’avaient pas sa vision, n’avaient pas son don.
Ah, mais viendra un jour où il devra tous les sauver et ils seront bien obligés d’admettre leurs torts et de le remercier. Ce jour vint plus tôt que prévu.
“Mais c’est vrai ! protesta Barnabé.
-Carmen n’est pas une sorcière, lui chuchota sa mère furieusement.
-J’ai vu sa baguette !”
Ils étaient au rayon laitage, et sa mère ouvrait les portes hermétiques et transparentes pour attraper les yaourts préférés de Barnabé. L’air frais provoquait des frissons sur les petits bras, laissés nus par son t-shirt au beau motif de vaisseau spatial, et Barnabé savait que c’était un signe. Un signe du danger qui rôdait.
La sorcière lui jeta un regard hostile, et il se cacha à moitié derrière sa mère. Un vrai héros devait savoir quand attaquer, et quand… se rétracter. Il regarda la sorcière pousser son caddy vers eux, sa fille la suivant de près. Cette dernière se prénommait Marisol, elle était l'une de ses camarades de classe et une apprentie sorcière, à n’en point douter. Parfois, à l’école, elle parlait une autre langue très étrange.
“Ah bonjour, Carmen, je ne t’avais pas vue !” prétendit la mère de Barnabé.
Barnabé leva un regard renfrogné vers sa mère. Et qui mentait, maintenant ?
Les deux femmes parlèrent un moment, de ces discussions qui n’avaient pas le moindre sens aux oreilles de Barnabé. Pendent ce temps, il affrontait Marisol du regard, plissant les paupières comme un véritable cow-boy.
“Où tu caches ta baguette ?” lui demanda-t-il, au bout de quelques secondes.
La petite fille, prise au piège, ne put que froncer les sourcils pour garder son identité secrète, mais Barnabé ne reculait jamais devant rien. Il lâcha donc la jambe de sa mère et s’approcha de sa camarade, à qui il glissa subtilement :
“Oh ça alors, tu dois être une trop petite sorcière pour en avoir une…
-Barnabé ! C’est pas vrai, veux-tu bien arrêter tes bêtises ! s’énerva soudainement sa mère. Je suis désolée, Carmen, il a une imagination débordante…
-Je vois ça…, répondit la sorcière en regardant Barnabé avec un petit sourire.
-De toute façon, je dois finir les courses, poursuivit sa mère, à une prochaine, Carmen ! Au-revoir, Marisol !”
Et sa mère s’éloigna avec son caddy. Barnabé allait la suivre quand la grande sorcière profita de l’inattention de sa mère pour le retenir par l’épaule et elle se pencha tout proche de lui. Celui-ci se figea en ouvrant de grands yeux.
“Je suis bien une sorcière, Barnabé, mais chut, c’est un secret.
-BARNABE !”
C’était sa mère qui l’appelait avec impatience et celui-ci ne se fit pas prier. Il retourna à sa mère en courant mais alors qu’elle le disputait une énième fois, lui expliquant combien ses propos étaient déplacés et combien elle avait été gênée, Barnabé se retourna vers les sorcières.
La maman sorcière lui fit un geste de la main, souligné par un sourire diabolique et Barnabé s’empressa de se cacher au rayon voisin sous les yeux ennuyés de sa mère.
Cette fois-ci, ils l’avaient vraiment échappé belle !
Fort de cette victoire in extremis, il reprit sa vie normale, aussi normale qu’elle puisse l’être pour un petit aventurier tel que lui, mais son soulagement fut de courte durée. Un samedi matin, on vint frapper à la porte de sa petite maison et comme à son habitude, il devança ses deux parents, sprintant jusqu’à la porte. Il était après tout bien persuadé que l’on venait pour lui. De la maison, c’était lui, le plus occupé. Il s’affaira alors à porter un petit tabouret jusqu’à la porte afin d’atteindre la poignée, mais il devait se presser, il savait qu’il ne s’agissait que d’une question de temps avant que sa mère ne descende de l’étage pour tenter de contrecarrer ses plans.
Parfois, Barnabé se demandait vraiment dans quel camp sa mère appartenait.
Mais quel ne fut son effroi lorsque la porte s’ouvrit, après qu’il n’ait pressé la poignée, et qu’il ne fut face à face avec la sorcière. Elle affichait un terrible sourire et Barnabé, cette fois-ci bien décidé à agir en héros, maintenant qu’il était sur son propre territoire, carra ses épaules.
“Qu’est-ce que je t’ai dit, Barnabé, sur le fait d’ouvrir la porte ! cria alors sa mère en dévalant les escaliers, derrière lui, Oh, Carmen !
-J'ai du courrier qui vous appartient… Notre facteur devait être encore pressé, ce matin.”
Contrairement à sa mère qui remercia à foison la sorcière, Barnabé ne se montra pas dupe. C’était un habile stratagème, mais il connaissait tout de la fourberie des gens de son espèce. Il secoua la tête avec effarement en voyant sa mère inviter la sorcière à prendre un café dans le salon.
Alors que sa mère préparait le café, Barnabé resta dans le salon, assurant avec le plus grand devoir ses responsabilités de gardien de la maison. Et sa vigilance ne fut pas inutile, puisque en l’absence de sa mère, la sorcière sortit sa baguette.
“Ah ! fit-il sur un ton de victoire en pointant un index accusateur sur l’arme du crime.
-Oh, oui, c’est ma baguette, admit la sorcière, mais n’avions-nous pas convenu que ce serait notre petit secret ?”
Ah, cette sorcière était astucieuse. Elle devait savoir qu’un chevalier ne pouvait rompre sa parole, fusse-t-elle donnée par le silence.
“Tu veux que je te montre ma magie ? proposa-t-elle. Promis, ce n’est pas de la magie noire.”
Devant l’air suspicieux, la sorcière se mit à rire et tapota la place à côté d’elle sur le canapé. Il ne pouvait plus se dérober. Aussi, accepta-t-il le duel et il alla s’asseoir auprès d’elle. Elle sortit une tablette numérique de son sac qui s’éclaira soudainement. Puis, de la pointe de sa baguette, elle se mit à reproduire le petit salon de Barnabé. Elle en traça d’abord les traits, de longues lignes souples, une simple esquisse, puis ajouta quelques détails, cent, puis milles. Vinrent ensuite les couleurs. Les couleurs chatoyantes, vives, magiques et époustouflé, le petit garçon regarda la pièce où il passait le plus clair de son temps libre prendre vie sous ses yeux. Même les rayons de soleil qui traversaient les vitres du salon étaient là, resplendissants, sur l’écran.
“C’est ça, ta magie ? s’émerveilla Barnabé.
-Oui.
-Elle n’est pas dangereuse du tout, cette magie.”
Pour toute réponse, la sorcière lui sourit.
“Un sucre dans ton café, Carmen ?”
Il fut étonné d’entendre la voix de sa mère venant d’un coin de la pièce. Adossée au chambranle de la porte, les bras croisés sur sa poitrine, elle les observait elle aussi en souriant.
Après son café, la sorcière repartit et Barnabé resta longtemps à la fenêtre pour lui dire au-revoir de sa petite main. Il n’avait jamais vu la magie d’aussi près auparavant et il en rêva toute la nuit.
Il en parla beaucoup à l’école, voulant partager un peu de son bonheur avec le reste de ses camarades, mais une fois n’était pas coutume et personne ne voulut le croire. Il avait beau décrire la scène avec profusion de détails, leur vanter l’harmonie des couleurs et leur avouer que le salon, sous la baguette de la sorcière, il bougeait ! Mais cette fois-ci, c’était une aventure qui lui tenait tout particulièrement à cœur et quand ses camarades chantèrent tous en choeur qu’il était un menteur, une colère immense s’empara de lui et il se mit à crier, fort, très fort.
Ils étaient tous des idiots et des crétins, voilà, la stricte vérité.
La maîtresse le punit une énième fois mais cette fois-ci, il fut même mis au coin et il dut retenir ses larmes. Quand sa mère vint le chercher le soir, la maîtresse demanda à lui parler et il resta dans le couloir pour écouter.
“Je pense qu’il serait bon que vous emmeniez Barnabé voir un spécialiste des comportements infantiles, Madame, dit-elle à sa mère. C’est un gentil garçon, mais il invente chaque jour des nouveaux mensonges, et il n’a aucun ami.”
Un spécialiste. Voilà un nom de sorcier, et pas des gentils comme Carmen.
Le long du trajet en voiture jusqu’à la maison, sa mère fut très silencieuse et Barnabé n’avait pas non plus envie de parler. Quoiqu’il dise, personne ne le croyait, de toute façon. Sur la buée de la vitre, Barnabé dessina pleins de monstres horribles.
Sorcière Carmen vint le samedi suivant car le facteur avait encore fait des siennes. Mais lui, resta caché dans sa chambre. Il en avait assez des aventures, cette semaine, assez qu’on le traite sans cesse de menteur. Mais Marisol vint le trouver, avec un sac violet sur les épaules, et elle s’installa par terre, sortant pleins de feuilles et des crayons de toutes les couleurs.
“Maman m’a dit que tu avais des pouvoirs magiques, comme nous, lui dit-elle enfin. Mais qu’tu sais pas comment les utiliser.
-Ta maman aussi est une menteuse ?
-Bien sûr, elle doit cacher à tout le monde ses pouvoirs. Ca, c’est ma baguette préférée, l’informa Marisol en lui montrant l’objet.
-C’est un stylo.
-Viens voir.”
Mais comme seules les sorcières semblaient le comprendre, il décida d’obtempérer et vint s’asseoir en tailleur à côté de Marisol. Elle dessina un château et un dragon, et Barnabé se prit vite au jeu, proposant qu’on y ajoute un vaisseau spatial. Mais puisqu’elle n’en avait jamais dessiné et qu’elle se représentait mal à quoi une telle chose pouvait ressembler, elle lui tendit le stylo.
Barnabé accepta fièrement sa nouvelle mission.
Le lundi suivant, Barnabé passa toutes ses récréations avec Marisol et ils échangèrent longtemps sur leurs aventures, les illustrant à grands coups de baguettes magiques et lorsque la maîtresse venait voir ce qu’ils faisaient, Barnabé lui offrait ses plus belles oeuvres.
Tout le monde comprit finalement que Barnabé n’était pas un menteur. Depuis le début, il avait seulement des pouvoirs extraordinaires dont il ignorait, et le sens, et le fonctionnement. Et il n’en voulait plus ni à sa mère, ni à son père, ni à ses petits camarades, ni à sa maîtresse, ils ne pouvaient pas voir ce qui existait seulement dans son merveilleux univers, visité par des créatures fantastiques et ébranlé par des aventures inoubliables. Jusqu’à ce qu’il apprenne à leur montrer, comme les sorcières lui avaient montré à lui.
N’était-ce pas là, toute la magie ?