Belle plante (nouvelle)

Notes de l’auteur : cette nouvelle comporte des scènes susceptibles de choquer. Nous avons tenté d’en repérer les principales thématiques sensibles ci-dessous. Attention : la liste suivante peuvent bien entendu divulguer certaines surprises contenues dans l'intrigue.

Cadavres, emprisonnement, gros mots (insultes), gore (descriptions de blessures), gros mots (insultes genrées), harcèlement sexuel, horreur corporelle, meurtre, sang, violences physiques.

Au milieu de ces pots de jonquilles, je me sens chez moi. Mes fleurs ont éclos tôt, cette année ! Sans doute se pressaient-elles de me rencontrer ? À moins qu’il ne faille remercier ces carrés de verre bombé que j’ai fait installer au-dessus de la serre… Quel jaune éclatant sur ces pétales ! « Boutons d’or géants », voilà ce que j’aurais dû inscrire sur l’étiquette. Je n’y vois aucune de ces strates verdâtres et maladives qu’on retrouve parfois dans la nature… ou, dieux merci, chez mes concurrents. On ne rivalise pas si facilement avec moi, Narcisse Sceau, le meilleur fleuriste de Brumât… ou du monde, qui sait ? Aucun botaniste de ma connaissance n’arrive à cultiver cette couleur triomphale et décadente.

Clic !

J’aime ce bruit. Mon couteau, aussi aiguisé qu’un scalpel, a tranché chaque plant de cette jarre. Toujours sabrer les fleurs identiques d’un seul mouvement, c’est la précision qui s’impose pour les meilleurs bouquets. Ma main gantée, toujours serrée sur les tiges, fait choir ce trophée vers un vase. Y patientent déjà les autres fleurs que j’ai choisies : là des tulipes aux teintes chaudes, ici des scabieuses en dégradé blanc et bleu… et pour les encadrer, quelques feuilles d’acacia. L’art floral, ce n’est jamais qu’un ballet statique où les danseuses restent des semaines entières sur la pointe des pieds… On y oriente les artistes au sein d’une scène creuse. Aujourd’hui j’y dessine un coucher de soleil, sur mer d’huile.

Mon spectacle, chaos organisé, prend forme tandis que je fredonne les formules interdites… D'ailleurs je sens déjà sous mes doigts l’amorce d’une impulsion électrique, d’une chaleur nouvelle : Carchariliague, mon démon intérieur et invisible, s’est réveillé au quart de tour pour enchanter mon œuvre. J’ose croire que mon âme est devenue un écrin douillet pour lui, qu’il apprécie cette symbiose. Ma chair est son scaphandre… Dans la dimension parallèle dont il est originaire, il n’y a rien à toucher, à sentir ; les limbes de l’Astral constituent une prison sinistre pour les déités comme lui. Sans démon pour l’alimenter, un mage ne peut lancer le moindre sort ; sans mage pour l’accueillir, un démon ne peut rien accomplir dans le monde physique. À mesure que notre relation s’est développée, mes pouvoirs ont grandi… C’est cet être végétal qui m’a permis d’acquérir, dans le milieu des sorciers, mon titre : le Florilège.

Quelques coups de ciseaux supplémentaires pour élaguer les bourgeons disgracieux, et tout est prêt. Le grésillement dans mes paumes s’accentue… Sitôt que je m’éloigne du bouquet, l’influence de Carchariliague remonte sous ma peau. À travers cette caresse intérieure, je sens aussi le frémissement des jonquilles, leur inclinaison languissante… Comme si elles imploraient mes petits soins. Mais c’est assez. Je ne devrais pas leur accorder trop d’attention : elles finiraient par la prendre pour acquise.

Muni de ce bouquet, je quitte l’atelier en prenant garde à bien refermer derrière moi… puis j’entonne :

« Voilà, fini ! Ça fera quatre roseilles, camarade. »

L'homme de l’autre côté du comptoir s’éponge le front d’un air soucieux. Tout en fouillant les poches de son pardessus, il ronchonne :

« Ah… Déjà ! Bon sang, où ai-je mis ce portefeuille ? Excuse-moi, camarade Sceau… J'ai un de ces maux de crâne !

— C'est à cause des jonquilles. Leur odeur est légèrement narcotique, sais-tu ?

— Ah bon ? Ça ne m'enchante guère. Tu comptes filer à ma femme la migraine ? »

Je feins d’ignorer cette insolence. Lorsque ce type s’est aventuré dans mon établissement, quelques minutes plus tôt, j’ai vite compris qu’il n’avait jamais acheté de fleurs de sa vie. L’archétype du mari négligent… Pas étonnant que son épouse l’ait fichu dehors !

« Les tulipes sont parfaites pour les messages d'amour, continué-je poliment. Et les jonquilles symbolisent l'affection. Quant aux scabieuses, elles ajoutent une pointe de tristesse... Crois-moi, ce mélange subtil convaincra ton épouse de te laisser revenir à la maison ! L'acacia est, après tout, la promesse d'une construction nouvelle et mutuellement bénéfique… Ta conjointe te reprendra sitôt que tu mettras à nu tes sentiments, camarade ! Je te le garantis.

— Mouais, murmure-t-il cette fois-ci avec davantage d’aménité. Espérons. »

J’esquisse un sourire moqueur alors qu’il s’en va par la porte cochère… Ce pauvre bougre me prend sans doute encore pour un charlatan. Pourtant il n’aurait jamais visité cette boutique, encore moins confié les détails de sa vie privée à un inconnu, s'il n'avait pas prêté l’oreille aux rumeurs qui entourent le Florilège. Aux dires de la bonne société, mes bouquets aux humeurs enivrantes auraient le don « d’adoucir les mœurs » des demoiselles qui les reçoivent. On ne compte plus les mégères apprivoisées, de manière inattendue, par mes arrangements… Bien sûr, personne ne se risque à parler ouvertement de sorcellerie. Ce serait illégal. Les fleurs de Narcisse Sceau sont plus jolies, plus parfumées et par conséquent plus persuasives, voilà tout… Qu’allez-vous imaginer ?

D’un soupir satisfait, je me retourne vers le grand miroir d’os accroché derrière le comptoir. Mon reflet n’a rien à me reprocher, pas même un cheveu de travers sur ma coupe à partie latérale. La trentaine a été clémente à mon égard. Je la préfère largement à mes plus jeunes années, car j’y ai acquis cette assurance, ce naturel qu’il faut pour plaire en douceur, laisser opérer le charme. Et puis, j’ai quand même soigné mon décor. Mes récents succès l’embaument aussi puissamment que les lilas que j’y ai plantés… Avec ses carrelages en mosaïques, son plafond peint de scènes bucoliques, on le compare plus volontiers au jardin d’hiver d’un palais qu’à une humble échoppe des faubourgs. Depuis que j’ai acheté cette redingote sur mesure, mes clients fortunés me traitent comme l’un des leurs.

L’immense glace agrandit l’espace. Sa surface me donne l’opportunité d’embrasser du regard le reste du magasin, d’un œil discret. Rose, mon assistante, compte les présentoirs vides pour vérifier l’interminable facture d’un agent de pompes funèbres. Une vingtaine de bourgeois, bouche bée, encombre face à elle l’allée des topiaires. La petite doit s’adosser au mur pour s’y faufiler… Malmort, c’est qu’on commence à se sentir à l’étroit ici ! À peine un an que je me suis installé, mais je songe déjà à déménager dans un immeuble plus grand… La ville de Brumât souffre, ces derniers mois, d’une fièvre florale. On n’achète plus seulement mes créations pour leur qualité esthétique, ni même pour leurs supposés effets hypnotiques : celles-ci sont devenues un signe extérieur de richesse. Le risque serait bien entendu qu’elles en deviennent vulgaires, à force de se répandre parmi les classes moyennes… Peut-être devrais-je augmenter les prix ?

Ding-ding !

Le carillon de l’entrée vient d’annoncer un client. Rose n’en a pas fini avec son croque-mort… Alors je remets mes changements de tarifs à plus tard, et je m’avance, digne et droit, vers ce nouveau venu : un homme effilé comme un rasoir. Il pleut à torrent de l’autre côté de la vitrine ; pourtant son manteau sombre et ample est resté sec, de même que ses souliers vernis… À en croire sa rosette, c’est un haut-fonctionnaire : il est venu en fiacre et un serviteur l’attend au-dehors, armé d’un parapluie sur le boulevard des Brâmes. Pas le genre de péquenaud qui regarde à la dépense, donc. Je le salue de ma voix la plus enjôleuse :

« Bienvenue à la Bourdonnière ! En quoi pouvons-nous t’être utile, camarade ?

— Bonjour, opine l’homme en inclinant son chapeau de velours. Je cherche, hélas ! un présent pour une créature aussi exigeante que sublime… Une femme de la bonne société qui possède déjà tout ce qu’il y a de plus cher. Pour demain, si possible.

— Tu ne trouveras rien de plus luxueux ailleurs, camarade… Ni de plus luxuriant. Nous avons de quoi percer les murailles des esprits récalcitrants, et subjuguer les amantes les plus désabusées. Suis-moi, je t’en prie ! »

Je lui montre mes plus magnifiques orchidées. Mais l’homme se pince le nez et, loin d’admirer le raffinement de leurs corolles immaculées, s’agace :

« Non, non, vraiment pas ! Je lui ai déjà offert ce genre de fleurs, et elle me les a renvoyées à chaque fois… J’aurais tout aussi bien pu lui envoyer des choux blancs !

— C’est pourtant un cadeau du meilleur goût, m’étonné-je. Quel motif a bien pu avancer ta mie, pour refuser le témoignage d’une telle délicatesse ?

— Tu te montres bien curieux, s’assombrit soudain mon gaillard.

— C’est que la Bourdonnière s’adapte aux besoins de ses hôtes, insisté-je d’un air faussement contrit. Si je t’ai paru indiscret, j’en suis désolé… Mais si tu désires un bouquet sur mesure, composé spécialement pour convaincre ta belle, il me faut des détails. »

Le notable me foudroie du regard, mais il en faut plus pour m’impressionner. C’est tout le temps pareil : les tombeurs de Brumât savent très bien quel genre de produits on vend ici… mais, dès que j’ose parler concrètement de leurs effets secondaires, ils se découvrent des scrupules de dernière minute. Il faut garder patience, ferrer la ligne de pêche avec fermeté. Je laisse donc passer un ange entre nous, sans ciller, le temps que ce gros poisson assume sa décision.

À ce moment Rose, enfin libérée, profite du silence pour s’avancer vers nous d’un air timide. Ses boucles blondes, sa peau crème brûlée parfument un peu plus l’atmosphère capiteuse de la pièce tandis qu’elle me tend son porte-document et me demande :

« Camarade-Maître… Ils veulent recommander la même chose pour le mois prochain. Pour la commémoration des soldats morts au champ d’honneur… Cent-trente couronnes mortuaires ! Je ne peux pas signer ça toute seule. Est-ce qu’on a les réserves ?

— Bien sûr. Montre-moi ça. »

Je sors de ma poche une paire de bésicles, baisse mes yeux vers le carnet ; par-dessus mes verres en demi-lune, cependant, je ne manque pas d’épier mes interlocuteurs. La colère du galant a laissé place à une expression d’avidité. À en juger la mine effarouchée de Rose, je parierais mille roseilles qu’il a reluqué un peu trop longtemps sa poitrine. Non pas que je le lui reproche ; deux gros pamplemousses au milieu de toute cette flore, cela se repère vite. J’ai bien fait d’acheter à mon employée cette robe à décolleté plongeant…

Ma lecture achevée, j’agrippe le porte-plume accroché au calepin et griffonne mon accord. Rose me reprend aussitôt le bordereau, trop contente d’échapper aux œillades baladeuses du client ; mais je n’en ai pas fini avec elle… Cependant que je lui agrippe le bras, elle grimace.

« Rose, la tancé-je. Je t’ai déjà dit de retirer tes gants lorsque tu es en boutique !

— Il y avait du terreau renversé sur les étagères, se défend-t-elle d’une petite voix.

— Eh bien ! Tu les as nettoyées, tes étagères, non ? »

Je sens un frisson dans son avant-bras. Elle s’exécute… Ses mains se défont des épaisses protections de jardinage, révèlent des doigts fins et délicats. Ma poigne se relâche, glisse avec douceur vers le poignet et s’en saisit pour le hisser à hauteur d’yeux du notable. Je le prends à parti :

« Vois ! De si ravissantes menottes, ce serait dommage de les cacher… D’autant que j’ai payé la manucure !

— Charmante, approuve le légat d’un claquement de langue. Vraiment charmante. »

Rose, l’air mortifié, hoche la tête puis repart travailler ailleurs. Comme l’atmosphère s’est détendue, j’en profite pour reprendre :

« Je ne m’étendrai pas sur ta vie privée. La maison Sceau sait rester discrète, camarade… Camarade de quel nom, d’ailleurs ? »

Sa rigueur polaire a fondu. En lui faisant admirer la chair veloutée de son assistante, j’ai montré patte blanche : nous autres mâles, nous nous devons une assistance mutuelle et sacrée. Le notable, gêné comme un adolescent, finit par m’avouer :

« Rondeau… Daphnis Rondeau.

— Il me semble avoir déjà entendu ce nom…

— C’est probable. J’ai récemment été élu député de Greleigne, dans la Ferprise. »

Aux notes chuintantes de son accent, je sens pourtant qu’il est né à Brumât. Il n’avait sûrement jamais mis les pieds chez ces Grelins, avant sa campagne électorale. Sûrement un cadre loyal au parti du chancelier, placardisé par celui-ci pour garder un œil sur les culs-terreux… Je sais de quoi je parle ! Depuis des années, je tente avec un succès limité de ravaler au fond de ma gorge les tonalités provinciales de Virgade. Le berceau des Sceau, ce trou perdu qui m’a vu naître au fin fond de la Cargue…

« Ah ! Toutes mes excuses pour cette oubliance, camarade-député.

— Ce n’est rien, soupire Rondeau d’un air tristounet. Ma circonscription est très éloignée… Je ne suis que de passage à la capitale.

— Malheureusement. »

Cette visite-éclair à Brumât, c’est son dernier contact avec la civilisation avant longtemps… Alors, il a voulu marquer son départ sur quelque chose de positif, conclure une amourette. Je lui fais part de ma compassion :

« Décidément, tu t’es épris d’une femme cruelle… T’humilier ainsi, alors que tu ne sais même pas quand tu pourras la revoir !

— J’ai me suis montré, disons… un peu insistant lorsque je lui ai fait la cour, suppose Rondeau. Peut-être s’est-elle sentie… étouffée, dans la précipitation.

— Ce n’est pas forcément une mauvaise chose… Cette persévérance démontre aussi la profondeur de tes sentiments.

— Certes. Mais cette… mijaurée a exigé que je m’éloigne d’elle, et m’a défendu de reparaître à sa vue. Au point d’ordonner à ses serviteurs de me repousser. Les joyaux que je lui ai offerts pour lui demander pardon m’ont tous été renvoyés, se plaint le dignitaire.

— Classique. Elle cherche à te provoquer, c’est évident… Le cerveau féminin aime à élaborer ce genre de tests tordus.

— Peut-être, mais en attendant, elle ruine ma réputation avec ses extravagances… Crois-le ou non, camarade, mais elle a même menacé d’impliquer la Sûreté Riveraine !

— Menaces en l’air. Les femmes ont toujours tendance à exagérer, tu le sais bien.

— Celle-là doit être folle ! Jamais je n’aurais cru subir pareil dédain… Avec tout ce que j’ai fait pour elle ! »

Ce n’est pas tous les jours qu’on homme puissant manifeste une telle détresse. Pour cacher mon amusement, je triture les feuilles du rhododendron à notre droite… Cet imbécile semble totalement inconscient du cercle vicieux dans lequel il s’est enfermé : plus il s’accroche servilement, plus il inspire le dégoût… Un bouquet enchanté par mes soins pourrait-il triompher d’une telle exaspération ? Cette question titille ma curiosité. Je devrais expliquer à Rondeau que l’amour n’est qu’un lopin de terre qu’on cultive, qu’il faut parfois le mettre en jachère pour en renouveler la fécondité. Mais quel bénéfice en tirerais-je ? Je suis après tout le Florilège, un homme de défis : j’aimerais savoir jusqu’où peuvent aller mes pouvoirs. Si mon œuvre parvenait à faire fléchir la volonté de cette chipie, si elle aidait ce pauvre hère à reconquérir sa flamme, ce serait là une percée majeure dans le domaine de l’envoûtement. Je pourrais alors, en toute bonne foi, me proclamer le plus puissant magicien au monde. Aussi, je chuchote :

« Tu as bien fait de venir ici, camarade… Foi de Florilège, pour t’aider dans ta quête, j’ai bien mieux que des fleurs à t’offrir ! Mais, de grâce… n’en parlons pas ici. »

Rondeau, de bonne grâce, me suit vers le vestiaire. Sa bouche s’arrondit lorsque je referme la porte derrière lui et m’approche d’une patère pour en décrocher une housse, remplie de vêtements.

« Un uniforme, s’offusque-t-il. Tu n’y penses pas ! Ma fonction…

— La Bourdonnière a une excellente réputation, l’interromps-je d’un ton malicieux. Mes livreurs peuvent donc s’immiscer dans tous les salons et boudoirs de Brumât sans même montrer patte blanche… Dissimule ton visage avec ces lunettes, camarade ! Cela devrait suffire pour t’introduire, demain, chez l’élue de ton cœur. Donne-lui ce bouquet et dévoile-lui ta véritable identité ! Les demoiselles raffolent de ce genre de mélodrames… Quoi de plus romantique qu’un prince charmant qui déjoue les obstacles et ruse pour approcher sa belle ? Le parfum de mes fleurs l’apaisera, et ton charisme fera le reste. »

Rondeau retire son chapeau, se gratte le crâne avec concentration. Après quelques tergiversations, il finit par accepter la panoplie que je lui ai tendue.

Je le redirige vers les rayonnages de la pièce principale et lui demande de patienter quelques minutes. Il ne reste plus qu’à cueillir les plantes pour m’occuper du bouquet : sans doute le plus complexe que j’ai jamais eu à réaliser. Puis je m’enferme à double-tour dans l’atelier pour procéder au rituel… D’abord quelques plants d’amaryllis charnues : elles représenteront la fierté et l’artifice, caractéristiques de l’être aimé. Tout en scandant les syllabes du sort, je lie ces fleurs en un faisceau. La corde qui les retient, je l’ai tissée d’épaisses bruyères vertes : elles symboliseront la force de caractère de mon client. Ce carcan stabilisera la composition dans le pot : j’y ajoute quelques tubéreuses, signes d’un incontrôlable désir… Ma voix s’élève, emplit la pièce. Les mages de la lignée des Sceau sont des enchanteurs, au sens propre. Ce sont mes notes qui appellent le démon.

Sitôt l’arrangement achevé, je sens gonfler la sourde et invisible puissance de Carchariliague au creux de mes mains ; une décharge d’énergie démentielle, plus grandiose que tout ce que notre magie ait jamais produit. On jurerait que les plantes s’apprêtent à hurler, à surgir de leur prison pour me sauter au cou… Voilà, j’ai atteint le sommet de mon art ! Je mérite pour de bon le titre de Florilège.

De retour dans la boutique, je ne peux réprimer un sourire béat. Alors que je montre à Rondeau la composition, il m’arrache si vite les fleurs des mains que je m’étonne :

« Voyons, tu ne vas tout de même pas embarquer ce bouquet dans ton fiacre maintenant ! Avec tous ces cahots sur les pavés, il risquerait de s’abîmer… Passe donc plutôt demain pour les récupérer.

— Nous roulerons au pas, conteste Rondeau d’un ton catégorique. Je le porterai tout contre moi, et prendrai garde à ne rien écraser.

— La livraison est comprise dans le prix, insisté-je. Dis-moi simplement où déposer ces fleurs demain, et…

— Je suis très pressé, me coupe-t-il d’un ton sec. Mon emploi du temps est chaotique en ce moment. Je préfèrerais garder le présent à disposition, merci bien. Et l’uniforme aussi. »

J’avale ma salive ; les gens du beau monde tiennent à faire les choses à leur façon… Un têtu pareil, mieux vaut ne pas le contrarier.

« Sache que nous avons une politique d’assurance robuste, hasardé-je. S’il arrivait quoi que ce soit à ton achat, ou s’il présentait la moindre inconformité, n’hésite pas à nous recontacter… Nous te fournirons un échantillon de rechange aussi vite que possible.

— Ah ! C’est fort urbain de ta part. Est-ce aussi compris dans les coûts ?

— Bien sûr. Passe donc voir Rose à la caisse, elle te fournira un reçu en échange de ton chèque. »

Le notable, une fois passé au comptoir, quitte la Bourdonnière ; un laquais anonyme, posté au dehors, lui tient la porte pour sortir… et récupère la facture.

Le reste de la journée passe vite, et productivement. Celle-ci s’achève en même temps que la pluie : cependant que je rabats les volets qui séparent la boutique du boulevard des Brâmes, Rose passe le balai. L’éclairage maladif des lanternes publiques ne me dit rien qui vaille : je préfère encore laisser dormir mes plantes dans une totale obscurité… Si j’avais eu en mon pouvoir Quiblèze, le démon sélénite, j’aurais pu invoquer des rayons de lune et ainsi nimber ces petites chéries d’une lumière quasi-naturelle. Malheureusement c’est ma sœur Azalée, au sein du clan des Sceau, qui a hérité de cet esprit.

C’est donc à la lueur d’une lampe à huile que je recompte les billets du tiroir-caisse. Rose se rapproche de moi, d’un air timide que je lui connais bien. Avec délicatesse, elle accroche son tablier sur le porte-manteau… Mais au lieu de me souhaiter le bonsoir en coup de vent, comme d’habitude, voilà qu’elle reste plantée devant moi. J’ai beau l’avoir formée au service, elle garde toujours cet air gauche de provinciale mal dégrossie… Il faut dire que je l’ai littéralement repêchée dans le caniveau : si je ne l’avais pas remarquée, embauchée, elle ferait encore la manche dans les bas-fonds de Brumât. Ce jour-là je l’avais trouvée si fraîche, et si innocente… que je me suis dit : « La clientèle masculine va l’adorer. »

Tout en se triturant les mains, cette gourde de Rose amorce une conversation maladroite :

« Il y avait… du monde, aujourd’hui.

— En effet.

— Il va falloir augmenter les stocks de camélias pour le printemps prochain.

— Moui, lâché-je sans cesser de classer ses chèques. Bon travail. »

Un sourire gonfle ses joues comme deux crocus prêts à éclore, et ses yeux s’abaissent vers ses escarpins. Elle balbutie un remerciement et s’apprête à quitter les lieux lorsque je la rappelle :

« Attends. »

Rose fait volte-face immédiatement, les yeux emplis d’espoir. Sans m’émouvoir, je lui montre le grand miroir d’os derrière le comptoir et décrète :

« Mets-toi là.

— J’ai fait quelque chose de mal ?

— Mets-toi là-devant, je te dis. Et ferme les paupières. »

Je me lève de mon tabouret sans ciller, fais pivoter cette jeune fille aux paupières closes pour la replacer face à la glace. Rose tremble lorsqu’elle sent mes doigts relever ses cheveux sur sa nuque, et tressaute tout à fait lorsque je pose mes larges mains sur ses bras. Un coquelicot fragile, qui vacille à la moindre giboulée…

J’abaisse de quelques centimètres les smocks de ses manches, pour révéler ses épaules. Le cœur de Rose palpite sous la soie diaphane de sa robe. Puis je me saisis d’une clef pour ouvrir un tiroir, en ressors un objet métallique et fluide… Rose n’a pas bougé d’un iota, patiente ; elle respire de plus en plus fort tandis que j’agrafe le collier autour de sa gorge, le recentre, puis décrète :

« Tu peux rouvrir les yeux. »

La bouche de Rose s’entrouvre lorsqu’elle découvre son reflet : une rivière de perles pend à son cou. L’aigue-marine au centre du bijou magnifie la couleur de ses yeux. Elle agrippe ce bijou comme une flèche qui l’aurait frappée en plein cœur, s’étrangle :

 « Oh, boudiou ! C’est des vraies ?

— Tout ici est vrai. »

Elle recule si vite qu’elle manque de me percuter. Confuse, elle m’implore :

« Cam’rade-Maît’, c’est trop ! Beaucoup trop.

— Si ça te gêne, tu peux toujours l’enlever… en dehors de tes heures de service, bien entendu. Considère ce cadeau comme un investissement sur ta beauté.

— M’enfin, j’peux pas accepter ça !

— Surveille ton accent, la corrigé-je d’un ton intraitable. Tu te remets à baragouiner comme une paysanne.

— Oui, se reprend-t-elle. Pardonne-moi, camarade-maître, mais… Ce collier parerait mieux le cou d’une duchesse, ou d’une… Je ne sais pas.

— C’est l’idée, ma chère. Nous sommes entrés dans l’ère de la Détente, me radoucis-je tout en la replaçant face au miroir. Le commerce va bon train. Sais-tu que la princesse de Raize visitera Brumât le mois prochain ? J’ai bon espoir qu’elle fasse un tour à la Bourdonnière. »

Toujours derrière elle, je serre mes bras autour de son corps : nos deux reflets enlacés nous dévisagent. Ma tête se niche contre son oreille alors que je lui susurre :

« Et lorsqu’elle passera, je veux qu’elle t’envie. À en crever. Qu’elle dépense une fortune ici, rien que pour t’égaler en éclat… C’est compris, mon petit bouton de rose ? »

D’une main paternaliste, je tapote les boucles rayonnantes de mon employée puis me rassois sur mon tabouret. Avec délectation, j’hume sur mes phalanges l’odeur chaleureuse et cuivrée de la chevelure avant qu’elle ne s’estompe. Cela fait plusieurs années que je cherche une fleur aux effluves métalliques ; nul doute qu’un parfumeur paierait cher pour capturer une telle essence… Le feuillage du clérodendron dégage parfois une puanteur de caoutchouc brûlé, mais pas au point de faire illusion. Absorbé par ces réflexions commerciales, j’en oublierais presque Rose. Celle-ci m’interpelle soudain :

« Maître Sceau, qui sommes-nous l’un pour l’autre ?

— Pardon ? »

Elle n’a pas bougé d’un pouce ; toujours de dos, elle continue à fixer nos reflets dans la glace. Le collier pend à son cou, terrifiante araignée dont elle n’ose se défaire. Lentement, elle se retourne vers moi, le véritable Narcisse Sceau. Ses yeux humides et verts appuient la question qu’elle ose à peine poser :

« Excuse-moi, camarade. Je veux dire… Qu’est-ce que je suis, à tes yeux ?

— N’est-ce pas évident ?

— Non, admet-elle. Pas vraiment… Enfin, peut-être que je suis bête, mais… Tu me dis sans cesse à quel point je suis jolie, et tu m’achètes toutes ces choses précieuses, et… Et tu me touches tout le temps, et…

— Eh bien quoi ! Ne me dis pas que tu en as honte ?

— Non, non ! Enfin… Pas vraiment.

— Alors tu n’aimes pas travailler ici ?

— Je… n’ai pas dit ça ! Au contraire. C’est juste qu’il me semble que… si tout cela continue de la sorte… je vais devoir en parler autour de moi. Clarifier les choses. Officiellement.

— Eh bien, fais-le, si ça te chante ! Qu’est-ce qui t’en empêche ?

— Il faut dire que c’est délicat, se lance-t-elle enfin à l’eau dans un souffle. Parce que… si les choses entre nous deviennent aussi sérieuses, je vais devoir rompre… avec mon petit ami. Ce serait plus correct, pour lui comme pour toi. »

Silence.

Nous restons figés, en chiens de faïence. Elle, emplie d’espoir. Moi, sous le choc. Le miroir imite à la perfection cette scène, tableau hyperréaliste des mœurs de la capitale. Deux mondes qui se confrontent.

Alors j’explose de rire :

« Oh, mes aïeux ! Mais qu’est-ce que tu t’imaginais ? Tu te prends pour qui ? »

C’est plus fort que moi ; je dois même m’appuyer du coude au comptoir pour ne pas tomber du siège. Ce n’est pas très distingué… mais bon sang, Rose est encore plus bête que je l’imaginais ! Sa mâchoire s’est écroulée. Conscient de l’avoir vexée, je tente pourtant de la consoler :

« Je reconnais que les compliments peuvent facilement monter à la tête, mais tout de même ! Tu as une beauté… sauvage, disons. Cela te donne un charme particulier, presque exotique. Mais franchement, redescends sur Terre ! Les hommes de ma condition ne s’acoquinent pas avec des midinettes… Sauf pour l’échauffement, bien entendu. Je ne suis tout de même pas responsable de tes illusions. »

Le bras de Rose, qui triturait avec nervosité les perles, tombe ballant le long de son corps. Sa tête s’est baissée, défaite. Quelle buse ! C’est donc vrai, ce qu’on raconte sur les habitants de la Ferprise ; il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans leurs cervelles creuses. Je m’en agace :

« Quoi ? J’essaye juste d’être honnête ! C’est pourtant toi qui m’as demandé de m’exprimer… Allons, va dire à ton petit copain qu’il peut dormir sur ses deux oreilles ! Je ne vole pas les pauvres. »

Rose, consternée, se plonge le visage dans les mains. Cette fois-ci, c’est en trop ; je ne me ferai pas manipuler par si peu. Les femmes vous prennent toujours par les sentiments… On leur passe tout. Je croise les bras, m’énerve pour de bon :

« Ah, non, tu ne vas quand même pas te mettre à chialer ! Les larmes creusent le visage. Je t’ai embauchée pour ta beauté, tu ne voudrais tout de même pas la perdre ? »

Rose s’essuie les yeux, dans une expiration sonore. Voilà, elle vient sans doute de comprendre que sa tactique ne fonctionnait pas ! Comme je la foudroie du regard, elle finit par quitter le magasin en me jetant, d’une voix éraillée :

« Bonn’ soirée, maît’ Sceau.

— Toi aussi, me radoucis-je d’un hochement de tête magnanime. Fais attention sur la route. »

Elle n’a pas l’insolence de claquer la porte… Un bon point pour elle.

Je monte à l’étage de la boutique, vers la garçonnière que j’y ai rénovée. Malgré la fatigue, je ne trouve pas le sommeil. C’est ce Rondeau qui m’obsède : je brûle de savoir si mon nouveau chef-d’œuvre va fonctionner… Il me tarde que le jour se lève. Quelle idée d’attendre le lendemain pour reconquérir cette péronnelle ! L’amour et la prudence n’ont jamais fait bon ménage.

Frustré, j’envoie balader mes draps de soie et j’enfile ses pantoufles ; autant rattraper le courrier en retard… Rose sait à peine lire, et la paperasse s’est accumulée sur le bureau de ma chambre. Il serait grand temps que j’embauche une secrétaire !

Alors que je trie la masse de faireparts, mes sourcils s’élèvent d’appréhension : une enveloppe scellée aux armoiries de ma famille est restée inaperçue au milieu des billets doux. Les trois chevrons de la lignée des Sceau brillent sur la cire vert-de-gris ; c’est donc une lettre de mon cousin Hyacinthe. Chaque membre du clan utilise une encaustique de couleur différente pour fermer et signer ses missives ; coutume d’autant plus pratique qu’elle me permet de juger d’un coup d’œil quelles lettres je dois ouvrir ou jeter aux ordures. Ce brave Hyacinthe, après toutes ces années de conflit et de récriminations, est le seul membre de la lignée avec lequel j’entretiens encore une correspondance régulière.

Aussi, je décachète le papier. Cependant que je parcours ses premières lignes, mes sourcils se froncent : ce n’est pas l’écriture à laquelle je m’attendais ?

« Narcy,

J’ai pris l’initiative d’emprunter le signet de Hyatt pour t’entretenir d’un sujet urgent. Tu nous pardonneras sans doute ce procédé ; puisque tu sembles désormais ignorer mes messages, je devais m’assurer que tu lises celui-ci. »

Azalée, petite teigne ! Cette garce ne me laissera donc jamais en paix ? Je devrais froisser la feuille, la jeter dans la corbeille ; mais mes yeux furibonds ne peuvent s’empêcher de lire la suite… J’ai l’impression d’entendre ma petite sœur déblatérer ces mots devant moi. Ma mâchoire rumine déjà les répliques cinglantes que j’aimerais lui balancer à la figure.

« Avant toute chose, j’aimerais te rappeler que je n’ai jamais cessé de te défendre, et ce dès la première heure – que ce fût devant notre mère et suzeraine, face au reste de la famille ou même aux voisins du village. J’estime avoir joué mon rôle d’aînée. Lorsque tu as demandé à partager avec moi la direction de notre convent, contre la tradition de nos ancêtres et l’avis sorcières du clan, je ne m’y suis pas opposée. Lorsque tu as reproché à Mère de me favoriser sous prétexte que j’étais une fille, je ne t’ai pas contredit. Lorsque tu as fui la maison, j’ai respecté ton choix. Lorsque tu as emporté du même coup ces grimoires, gardé pour ton usage exclusif le démon Carchariliague… j’ai longtemps gardé ton secret. Et lorsque Mère a fini par découvrir le pot-aux-roses, j’ai subi les ravages de sa colère à ta place. »

Mais c’est qu’elle a éventré un dictionnaire de synonymes, pour pondre ce laïus ! Il manque tout de même un verbe important, dans cette anaphore : « soutenir ». Elle ne pouvait tout de même pas écrire « je t’ai défendu », c’est certain. Azalée a toujours eu le chic de déplorer, avec ses larmes de crocodile, les évènements dont elle pourrait tirer profit… sans jamais rien faire de concret pour y changer quoi que ce soit. Comme par hasard. Mes déboires l’ont toujours confortée dans sa place : celle du chouchou. Il ne lui suffit pas d’être l’héritière choisie, l’apprentie-sorcière désignée de Véronique Sceau, la grandissime suzeraine du convent de Virgade ; elle pousse l’ambition jusqu’à s’imaginer, sans oser le dire tout haut, fille unique.

« Mon seul crime, si toutefois c’est en un, est d’avoir proposé, en toute honnêteté, de te réconcilier avec le reste de la famille. Est-ce là une raison de me traiter comme une lépreuse ? Je n’en sais rien, puisque les rares nouvelles que je reçois à ton sujet encore restent vagues. Néanmoins, depuis plusieurs années maintenant, j’ai accepté la manière dont tu entendais mener ta vie sans sombrer dans cette haine bêtifiante du mâle dont les magiciennes qui nous ont élevées sont, je l’admets, tout à fait capables.

Du moins, jusqu’à aujourd’hui. »

Pour un peu, j’en défendrais notre mère ! Au moins, avec Véronique, la grandissime Véronique, j’ai toujours su à quoi s’en tenir… En tant qu’aîné, je n’ai jamais été qu’un pis-aller dans le glorieux projet qu’elle entreprenait : un sorcier de rechange, au cas où sa fille ne développait aucun pouvoir surnaturel malgré ses enseignements. Sitôt qu’Azalée a manifesté une aptitude à la magie, moi, son fils, j’ai été rangé au placard. Et tant pis si j’ai toujours montré plus de talent pour la magie, déployé davantage d’efforts de ce côté-là !

« Je n’ai pas de mots assez durs pour qualifier ce que je viens d’entendre sur ton compte ; probablement parce que je ne les ai jamais employés contre toi auparavant. Si ces rumeurs d’enchantements malfaisants ne sont que calomnies, je te prie de les démentir au plus vite ; crois-moi, ce serait pour moi un immense soulagement. Et pourtant, je me dois pour l’instant de les croire. Les accusations qui t’accablent désormais dans notre milieu, jusque dans les confins de l’Astral, forment la chaîne logique et inéluctable d’une déchéance, d’une descente aux Enfers que tu as entamée il y a fort longtemps. Ma naïveté m’a perdue.

Des bouquets hallucinogènes ! Est-ce à cela que tu rabaisses ta dignité de Florilège ? Ce serait donc cette folie, l’aboutissement de tes recherches occultes… Nos ancêtres doivent se retourner dans leurs tombes ! Lorsqu’elles ont noué un pacte avec Carchariliague, découvert son véritable nom pour l’adjurer, c’était pour accroître leurs pouvoirs sur la fertilité et la végétation… Une magie bienfaisante, qui aurait permis de faire pousser le blé et secourir le peuple de la famine. Et toi, tu détournes ses pouvoirs pour un sinistre commerce de l’envoûtement. Est-ce cela, ta revanche sur Mère ? Souiller sa magie, alors même que tu en as hérité ? Tu es pathétique ; ta magie te ressemble. Tout ce que tu as réussi à créer, c’est un monstre… Et il nous dévorera tous. »

Azalée n’a jamais brillé par son originalité ; elle s’est toujours contentée de reproduire les sortilèges de Mère, incapable d’envisager le moindre rituel nouveau ou de conjurer un démon qu’elle ne connaissait pas déjà sous toutes les coutures… Mes récentes avancées en enchantement floral la hérissent ; elle refuse de m’accorder cette victoire. Envieuse, jalouse… Elle oublie un peu vite que je ne suis pas le premier mâle à maîtriser la magie dans le clan des Sceau. Quatre siècles avant moi, il y a eu Harpocrate le Goliard… Celui-là même qui adjura Carchariliague, et en légua la garde à ses descendants.

Cette vision très biaisée de l’Histoire familiale ne m’étonne guère. Nous avons grandi sans présence masculine ; notre mère Véronique y a personnellement veillé, tant les hommes l’avaient déçu… Quitte à faire de ses deux enfants des bâtards. Et tant pis si ce statut nous pesait !

« Tu t’es lancé sur une pente glissante, Narcy. Ces artefacts végétaux te corrompent, au sens propre comme au figuré. La perversion surnaturelle du consentement est sans doute la plus noire des magies ; notre mère nous l’a certes enseignée, mais elle a toujours mis un point d’honneur à n’y recourir qu’en cas d’extrême nécessité. Ces sortilèges doivent servir à protéger les innocents ; pas à jeter des jeunes filles dans les bras des pervers… encore moins contre des espèces sonnantes et trébuchantes ! J’ignore quels rituels impies tu as déterrés pour concevoir ces horreurs, mais il est clair que tu n’exerces plus aucun contrôle sur ton démon. Désormais, c’est Carchariliague qui t’influence. Considère-moi naïve, mais je préfère croire que tu n’étais pas entièrement toi-même lorsque tu as commercialisé ces maudites fleurs.

Il reste cependant un espoir ; mon pouvoir a grandi ces dernières années, aussi profondément que le tien. Je pense être en mesure de t’exorciser. Aussi, dès que je le pourrai, je partirai pour Brumât. Cette lettre devrait t’atteindre avant moi, pour te prévenir de ma venue. Si tu acceptes que je t’examine, et si nous détruisons ensemble les traces de tes malfaisantes créations, je promets de cacher tes actes délétères au reste de notre clan. Bien qu’il soit peut-être déjà trop tard pour cela ; les réclames de ta boutique voyagent dans tout le pays !

Je ne veux que ton bien.

À jamais ta sœur – Azalée

PS : / »

Je n’ai pas eu la patience de finir la lettre ; mes mains, crispées et furibondes, l’ont déjà balancée vers le feu de la cheminée. À mesure que le papier s’y tord et s’y consume, mon sang s’échauffe d’autant.

Voilà de quoi gâcher pour de bon ma nuitée ; je tente de me recoucher, mais la seule idée de recroiser Azalée dans ma bonne ville de Brumât me met les nerfs en pelote… Sous les draps comme un lion en cage, je me débats. Ma cadette poussera-t-elle l’outrecuidance jusqu’à s’attaquer à moi, m’exorciser par la force pour conjurer ce lien intime qui m’unit à Carchariliague ? Non, quand même pas… Notre relation ne s’est tout de même pas dégradée à ce point. Azalée compte sans doute m’intimider, ou m’avoir à l’usure. Et c’est tant mieux : si nous devions nous affronter en duel, je n’oserais même pas lever la main sur elle… malgré mes pouvoirs magiques, qui sont très certainement supérieurs aux siens. Je n’y peux rien : c’est ma petite sœur. Je suis censé la défendre, pas l’attaquer… Comment a-t-on pu en arriver là ? Après toutes ces années, une part de moi craint encore les reproches d’Azalée, ses insultes. C’est la seule faiblesse qui me reste.

Je mets un temps fou à m’endormir : ce décalage horaire m’épuise et se retourne contre moi. La matinée est déjà bien avancée lorsque je me réveille : deux aiguilles dessinent une lippe courroucée et muette sur l’horloge de ma chambre. Le brouhaha du magasin remonte déjà vers mes oreilles à travers le plancher… Après une toilette de chat, je m’habille et descends en quatrième vitesse dans la grande salle. Heureusement, Rose devait faire l’ouverture ce jour-là ; débordée, elle a réquisitionné un livreur inoccupé pour encaisser les achats de la longue file de clients. Je lui marmonne un salut rapide ainsi que quelques excuses pour mon retard, avant de me remettre au travail. Alors qu’elle vaporise un engrais luisant sur les hortensias, je m’étonne de son accoutrement :

« Qu’est-ce que c’est que ces lunettes noires ? Tu te crois à la plage ?

— Je dois entretenir le mystère, réplique-t-elle d’une voix sèche que je ne lui reconnais pas. Une beauté intrigante. C’était ta consigne, Maître Sceau, tu t’en rappelles ?

— Tu n’y vois pas à deux mètres, m’agacé-je. Arrête tes idioties et enlève-moi ces bésicles. »

La lèvre pincée, Rose consent à retirer ses verres teintés. J’accuse un mouvement de recul en découvrant ses paupières bouffies : ses yeux bleutés, d’ordinaires si beaux, ont rougi.

« Ah, admets-je. Effectivement… Tu devrais peut-être les garder. »

Rose m’obéit d’un reniflement sonore. Se serait-elle enrhumée ? Cela m’a tout l’air une conjonctivite carabinée… Bon sang, elle aurait dû se faire porter pâle ! J’ai beau être exigeant envers mes employés, je me suis toujours montré compréhensif de ce côté-là.

« Tu iras voir un médecin à midi, la sermonné-je d’un ton soucieux. Je te donne ta demi-journée, mon petit bouton de Rose.

— Pardon ?

— Tu vas t’écrouler, dans ton état… Et puis, il ne faudrait pas que tu contamines nos clients.

— Hein ? Mais avec quoi ? Je ne suis pas malade. »

Je lui renvoie un regard d’incompréhension ahurie. Le sien reste insondable, eu égard à ces lunettes qui lui mangent la moitié du visage. Rose se mord la lèvre d’une grimace puis, après un temps, décrète :

« Tu sais quoi, camarade-maître ? Laisse tomber. Tu m’as guérie, tu m’entends ? Guérie. Merci pour le traitement d’hier soir. Rapide et efficace.

— Pas de quoi », ânnoné-je par réflexe.

Mais qu’est-ce qui lui prend ? Rose n’a jamais fait preuve d’une telle familiarité face à moi. En tant qu’employeur, je devrais la réprimander… si toutefois je comprenais ses allusions. Mal à l’aise, je change de sujet :

« Des nouvelles de Rondeau ?

— Qui ça ?

— Daphnis Rondeau. Le député.

— Le journal de ce matin est dans la boîte aux lettres, répond Rose d’un ton plus effacé.

— Je ne parlais pas des actualités politiques, soupiré-je en levant les yeux au ciel. Je te parle du bouquet que nous lui avons vendu hier !

— Ah bon ? Daphnis Rondeau était là ?

— Mais bien entendu ! Tu vis vraiment dans ta bulle, ma parole.

— Alors je devais être dans l’arrière-boutique, se défend Rose. Je l’aurais sûrement remarqué, sinon, avec cette chaise roulante… »

Mes ongles, qui trituraient la tige d’un bambou, se plantent dans la surface du bois. Décontenancé, je fronce les sourcils et m’inquiète :

« Quelle chaise roulante ?

— Bah, celle qu’il a toujours eue… Maître Sceau. Il est handicapé de naissance, c’est connu. Je ne savais pas qu’il était en visite à Brumât, d’ailleurs… C’est un provincial pur jus, il ne quitte quasiment jamais la Ferprise.

— Tu confonds avec un autre député, m’énervé-je pour de bon.

— Et Rondeau est celui de ma circonscription, insiste Rose qui ose hausser le ton pour une fois. Nous sommes tous les deux nés à Greleigne, je te le rappelle ! Et j’ai voté pour lui aux dernières élections… si je puis me permettre. Camarade. »

Un frisson descend le long de mon échine. Un instant, je me demande si mon employée se fiche de moi, derrière ses verres sombres… Non. Une autre hypothèse, plus terrible encore, s’impose désormais à moi.

 « R-Rose, hésité-je dans un souffle. Tu te souviens de ce type à qui j’ai donné un arrangement de… de tubéreuses, hier ?

— Ah, oui… je crois. Le grand échalas au visage taillé à la serpe ?

— Passe-moi le reçu.

— Je…

— MAINTENANT ! »

Rose ne proteste pas lorsque je la traîne par le bras jusqu’au comptoir : les feuilles d’un yucca se plient et se froissent sur notre passage. Quelques bourgeois entassés face à la caisse reculent d’un air interloqué avec leurs paquets et leurs pots pour nous faire de la place… Rose libère le commis de son poste, fouille dans la paperasse alors que je trépigne d’inquiétude.

« Il voulait un charme, ruminé-je entre deux rongements d’ongles. Un artefact capable d’amadouer les esprits les plus retors ! Et je le lui ai donné sans même discuter… avec un uniforme de livreur au nom de la Bourdonnière, par-dessus le marché ! Je n’ai aucune idée de qui c’est ou de ce qu’il veut vraiment… Bordel ! »

C’en est trop ; je sors de ma poche une clef et commence à ouvrir la serrure du gros coffre-fort, sous le manteau du grand miroir central. Essoufflée, Rose finit, malgré les protestations impatientes des visiteurs, par retrouver la facture. D’un air catastrophé, elle m’avoue :

« Maître Sceau… Il n’y a pas de nom ! Je n’ai pas osé lui /

— On s’en fiche, la coup-je de nouveau sous l’effet de la panique. Le chèque est en bois, de toute manière. Donne-moi l’adresse de sa garçonnière, andouille !

— Ce n’est pas… Enfin, c’est un hôtel, en fait. Le Palsambleu, chambre 207. »

Plutôt cossu, comme établissement. Mes livreurs s’y rendent à l’occasion ; moi-même je n’y ai dîné qu’une fois, en jouant de mes relations… Comme j’avais fourni les fleurs pour le mariage du maire, on m’avait rajouté sur la liste des invités. On n’y entre pas comme dans un moulin ; ses hôtes diplomatiques bénéficient souvent d’une protection rapprochée. C’est d’ailleurs là que séjourne, en ce moment, la fameuse princesse de Raize…

Une coïncidence un peu grosse.

« Merde, pesté-je d’une voix blanche. Merde, merde… MERDE ! »

Je sors le pistolet du coffre.

L’échoppe se remplit de cris perçants ; mes respectables clients viennent d’apercevoir, sur la surface en marbre, les reflets argentés de ma poivrière… Fébrile, je m’efforce de les ignorer tandis que je charge l’arme d’une balle et d’un peu de poudre.

« Oh b-boudiou, me crie Rose qui s’est recroquevillée derrière un pylône. Ne m’t-tue pas, camarade ! J’ai… J’ai un chien ! J’ai un p’tit ami ! Dés’lée, je suis dés’lée !

— Il n’est pas pour toi, m’exaspéré-je face à ses pleurs imbéciles. Va donc chercher la police, au lieu de geindre ! Et ferme la boutique en partant ! Allez, tout le monde dehors ! DEHORS ! »

Sans un regard en arrière, je m’échappe de mon propre commerce. On me hèle comme un vulgaire voleur… Qu’ils aillent se faire voir, ces crétins ! Un souci autrement plus important menace ma réputation. Sur le Boulevard des Brâmes, je hèle un fiacre. Par chance, celui-ci s’arrête aussitôt…

« L’Hôtel Palsambleu, lui hurlé-je alors que je m’engouffre dans le véhicule sans plus d’explications. Vite ! »

Le conducteur fait aussitôt claquer les rênes de ses chevaux. Heureusement, celui-ci n’a pas remarqué la pétoire à peine dissimulée sous ma veste… Le cœur battant, je guette chaque embranchement des ruelles à travers la vitre de la diligence. Au loin, les cloches du beffroi de Brumât sonnent les coups de onze heures… Est-il déjà trop tard ?

Des fois, je regrette vraiment ne plus avoir Azalée à disposition. Comme j’ai quitté la maison à seize ans, je n’ai pas pu apprendre tous les maléfices de notre mère… Les capacités offensives de Carchariliague restent limitées. Mais la grandissime Véronique a sans doute transmis d’autre à sa fille d’autres démons… Si ma sœur avait été là, elle aurait sûrement pu lancer un sortilège de protection, ou même de localisation. Aide sur laquelle je n’aurai pas craché. Peut-être aurais-je dû rester au magasin ? La maréchaussée s’occupera de tout cela…

Bon sang, Narcisse ! Ce type a des complices, c’est forcément quelqu’un de dangereux. Tu vas te faire tuer !

L’homme qui s’est fait passer pour Rondeau m’a dit qu’il comptait visiter la femme de ses rêves ce matin… mais même ce motif est sujet à caution. Pour ce que j’en sais, la personne que ce malfrat visait réellement s’est déjà faite enlever… voire pire.

Mon corps se congèle.

Non. Je ne peux pas rester les bras croisés.

Chaque seconde peut faire la différence. Si ma négligence cause la mort de cette personne, je ne me le pardonnerai jamais… Mes mains sont faites pour créer la beauté, que ce soit par la composition florale ou l’enchantement. Autant ne pas les souiller de sang.

Les hypothèses les plus alarmistes se mélangent dans mon cerveau tandis qu’apparaît, monumentale et clinquante, la façade en stuc de l’Hôtel Palsambleu. Je jette quelques roseilles au conducteur. Quatre à quatre, je monte les marches du perron. Le vigile au manteau doré me reconnaît sans problème… Je prétexte une commande urgente, demande à entrer pour aider à la dernière minute un hôte prestigieux. Techniquement, c’est la vérité. Avec un haussement d’épaule bienveillant, le garde me laisse passer. Pas le temps de tout expliquer… Et puis, me croirait-on ?

Respire, Narcisse. Pas besoin d’arrêter ce criminel… Simplement de le retarder jusqu’à l’arrivée de la police.

J’ignore le hall d’accueil, repère les escaliers du vestibule… Le deuxième étage, allez ! Grimpe ! Me voilà en sueur. Déjà ! Est-ce la sueur ou l’exercice ? Difficile à dire. Pas un chat dans ces couloirs à tapis rouge… Tant mieux. J’ouvre ma veste, ressort le pistolet et le serre tout contre mon cœur. L’endroit est sombre ; les domestiques n’ont pas encore rallumé les feux de cheminée. Où est cette fichue chambre ? J’épie un à un les numéros martelés en lettres d’ivoire sur les portes : 205, 206… 208 ?

La 207 est restée entrouverte. Une plaie béante et noirâtre au milieu du couloir.

Par cet interstice, je respire les effluves d’un mélange capiteux et complexe...

Amaryllis et de bruyères vertes. Mon bouquet !

Les doigts de ma main droite se plantent un peu plus fort contre ma paume. La gauche, sur l’arme, s’efforce de rester droite et ferme…

À tâtons contre les boiseries, je longe le mur… Tentons une approche en biais. Mes jambes flagellent. À petits pas, je m’engage sur le plancher grinçant et prie pour un peu de silence… Cependant l’immense corridor répercute le moindre son en échos.

Je rassemble tout de même assez de courage pour pousser le battant de la porte. Un coup sec, mais précautionneux. Le huis se balance sans trop de bruit sur la moquette, mais l’intérieur ne dévoile rien de ses secrets : aucune lampe à huile n’a été allumée. J’avale ma salive. Si je pouvais distinguer les contours des meubles et des peintures… A priori, il n’y a pas d’autre issue : les volets ont été rabattu aux fenêtres. Rondeau aurait-il déjà quitté les lieux, son forfait accompli ?

Non ; j’entends, vers le fond de la pièce, une respiration faible et rauque.

C’est là que doivent se trouver ces fleurs à moitié fanées. Je les sens dans cette direction, de plus en plus fortes…

Je ne sais que faire. Au hasard, je hèle :

« Camarade Rondeau ? »

À nouveau, ces borborygmes. Oui, quelque chose remue dans le fond de cette suite… Une masse informe et étrange repose sur la table du petit salon ; elle s’y soulève et s’y rabaisse par intermittence. Comme si un homme s’y était allongé, au lieu de s’engouffrer dans le canapé… Le parfum devient piquant, carrément agressif dans ce coin de la pièce. À croire qu’une femme de ménage vient d’y renverser un flacon d’essence vanillée…

 « C-Camarade Rondeau, reprend-je à court d’idées. C’est moi. Narcisse Sceau. Le fleuriste. »

Les râles reprennent dans cette semi-pénombre, de plus en plus saccadés. Cette fois-ci, j’en suis sûr : ce sont les cris d’une souffrance physique et psychique à la fois… Une sorte de crise d’angoisse qui remonte. Seigneur, l’endroit empeste ! D’où provient cette acidité qui me râcle les narines ? Un peu de bile reflue dans le fond de ma gorge. Cette répugnance me pousse à interpeler le vide une dernière fois :

« C’est fini, Daphnis. J’ai déjà appelé les autorités. Sors de là et rends-toi sans faire d’histoire… Le mieux que tu puisses faire, c’est de négocier une peine plus légère. Je dis ça pour ton bien. »

Aucune réponse intelligible. Est-ce vraiment Rondeau ? Et cette puanteur ! La chose halète de plus belle :

« Madame ?

« Ai… dez… Moi… »

— Madame ? »

Oh, bon sang ! Il ne l’a tout de même pas emmenée ici ?

Je me bouche le nez. J’ose quelques pas tremblants vers l’avant… Du calme. Tout va bien ; elle est encore vivante… C’est déjà ça. D’une voix plus douce, je reprends :

« Madame, je vais m’approcher de vous… D’accord ? On va vous aider.

— Aidez… moi ! »

Mes yeux commencent à s’habituer à l’obscurité… Tout en retenant un glaviot, je progresse dans cet enfer répugnant.

Bientôt, je distingue les contours ronds d’un visage féminin.

Ses yeux, globuleux de terreur, roulent dans leurs orbites. Le corps, nu, est allongé dans une position étrange, comme avachi sur la table basse… Les bras en croix, la femme laisse pendre sa tête par-dessus le rebord vitré. Ses longues boucles rousses dégoulinent vers le sol. Est-elle belle ou laide ? Impossible de le deviner, dans une extrémité pareille…

« Ça va aller, madame. Il n’est plus là. Pouvez-vous vous relever ?

— AIDE-MOI !!! »

Je recule sous le choc.

Si j’ai sursauté, cependant, ce n’est pas à cause du hurlement… mais de ce que j’ai vu.

Ce corps n’a plus de jambes.

Fraîchement sectionnées, les cuisses exsangues remuent aussi faiblement qu’un oisillon. La femme-tronc tente de se re redresser, n’y parvient pas ; ses membres raccourcis pataugent dans un liquide opaque et sombre.

Je me plaque la main sur la bouche, étouffe un gémissement qui n’arrivera jamais.

Alors, j’entends derrière moi :

« Qui va là ? »

Je sursaute, me retourne en une seconde ; mes cheveux mi-longs flagellent mes tempes. Devant moi, planté dans l’ouverture de la chambrée, se tient une figure émaciée en robe de chambre : Rondeau. Ou plutôt l’homme qui s’est fait passer pour lui…

Jamais je n’ai eu aussi peur.

« Sceau, s’exclame le criminel. Mais qu’est-ce que tu fiches là ?

— S-Salaud, parviens-je pourtant à bégayer. Espèce d-de salaud !

— Non mais, pardon ? Je ne suis pas venu ici pour me faire insulter !

— SORS D’ICI, beuglé-je. LAISSE-NOUS ! »

D’un mouvement, je lève devant moi la poivrière.

Son métal étincelant claque contre celui de ma gourmette en électrum. Les yeux de Rondeau s’étrécissent lorsqu’il aperçoit le canon de l’arme pointée vers lui… Moins de dix mètres nous séparent ; même avec ces tremblements qui maltraitent mon corps, j’aurais du mal à le rater. La tasse fumante que tenait mon ennemi s’écrase sur le sol, répand partout son liquide. Dans le feu de l’action, Rondeau ne semble pas même ressentir la brûlure. Alors que je me rapproche de lui, je m’époumone de nouveau :

« Dehors. DEHORS, J’AI DIT !

— C-Camarade Sceau, bredouille le monstre. C’est sûrement un malentendu… Je le jure ! On peut négocier… J’ai beaucoup d’argent !

— Tu l’as… blessée, l’invectivé-je entre mes dents sans trouver les bons mots. Tu lui as fait du mal, espèce de cinglé !

— Hein, semble-t-il s’étonner. Qui ça ?

— Ne joue pas l’innocent ! Cette femme ! Celle que tu comptais amadouer avec mon bouquet ! Tu viens de ruiner sa vie ! »

Les traits avares de Rondeau se déforment alors en une expression de dégoût, et il réplique :

« Constance ? Tudieu, ce n’est tout de même pas de CONSTANCE dont il est question ? Je ne vois vraiment ce que cette petite salope vient faire là-dedans. Tu la voulais pour toi ? »

Le coup part tout seul.

Bousculé par le recul de la poudrière, je m’écroule sur le sol. Le faux député retombe au même moment. Son sang vient de dessiner une corolle en gouttes rouges, tout autour de l’impact. La balle l’a atteint au beau milieu du front, comme pour marquer son péché. Le pistolet, encore chaud, gît à nos côtés…

Ensuite me parvient un ramdam de pas et de cris. Tout l’hôtel s’agite autour de moi.

Alors, je me mets à sangloter.

La police ne tarde pas à arriver…À en juger sa rapidité, elle venait sans doute d’entrer dans l’hôtel au moment où le coup de feu a retenti. Une dizaine d’agents, au bas mot… Un médecin et un enquêteur à l’air aussi sévère les accompagnent. Je me laisse faire lorsqu’ils me confisquent l’arme. On me force à me relever, pour m’asseoir dans un des fauteuils. La chambre est désormais éclairée de lampes portables. Plusieurs employés de l’établissement tentent de s’y introduire. Les policiers les repoussent. Je garde mon visage rabaissé. Je n’ose pas recroiser le regard de cette femme mutilée… Le docteur, étrangement, ne s’en soucie guère. Seul le cadavre ensanglanté de Rondeau le préoccupe. Il tâte son cœur quelques secondes, puis lâche :

« Mort. »

Je soupire, moins coupable et apeuré que je ne l’aurais cru de prime abord. Après tout, qu’ai-je fait de mal ? Ce détraqué méritait de mourir… De toute façon, les autorités l’auraient probablement pendu. On dira au pire que j’ai agi sous le coup de l’émotion, sans préméditation… Aucun jury ne me reconnaîtrait coupable. J’étais piégé dans cette petite pièce avec le criminel, ma vie était en danger.

Alors, lorsque l’inspecteur exige ma version des faits, je les restitue dans leur exact ordre chronologique. J’omets simplement de mentionner le caractère envoûtant de mes bouquets : la sorcellerie est passible de mort, car mon pays n’aime pas les magiciens. Et de toute façon, ma magie n’a qu’un rôle secondaire dans cette affaire.

« L’homme que tu as abattu s’appelle Hastaire, maugrée mon interlocuteur d’une indifférence fort professionnelle. Géronte Hastaire.

— Jamais entendu parler…

— Un petit délinquant sexuel, harceleur récidiviste. Plusieurs femmes ont déjà déposé des mains courantes contre lui, mais aucune plainte… jusqu’à celle de son ex-fiancée, Constance Val. Le juge lui a accordé une clause d’éloignement de cinq-cents mètres.

— Elle aurait dû demander un peu plus que cela, remarqué-je d’un rictus amer.

— C’est plutôt pour toi qu’elle a des questions ».

Là, le policier me pointe du doigt une dame en peignoir qu’on distingue à l’extérieur de la chambre. Il poursuit :

« La camarade Val séjourne chaque été à Brumât. Elle et Rondeau ont partagé une idylle de vacances, il y a deux ans… »

Hein ?

L’air médusé, je lève les yeux vers la femme aux boucles rousses qui se tient dans le couloir… La même que j’ai vu sur la table : éplorée, bouleversée… mais entière. Deux pieds chaussés de pantoufles dépassent sous son négligé en mousseline.

Un horrible pressentiment transperce ma chair. Jusqu’à l’os.

Haletant, je me retourne enfin vers l’autre bout de la pièce et y cherche un corps féminin. Mes yeux hagards explorent la pièce luxueuse… En vain. Il n’y a rien ni personne, sur cette table basse.

Rien, à part mon bouquet. Ses plantes coupées inondent la chambre d’un insupportable relent de sucre et d’acide. Narcotique, entêtant… hypnotique. Sur la surface vitrée, l’œuvre florale de Carchariliague attend. Tubéreuses, amaryllis, bruyères : une fragrance qu’on ne saurait confondre avec celle, plus métallique, d’un sang bien réel. Celui-ci ressort toujours du cadavre de Rondeau, empreigne le parquet du corridor attenant.

Conscient trop tard de ce qui s’est produit, je m’étrangle. Au final, mon ultime sortilège d’envoûtement a prouvé toute sa puissance… mais s’est trompé de cible.

« Camarade Sceau, déclare l’inspecteur sans se soucier de sa détresse. Je t’arrête pour meurtre avec tentative d’effraction… Nous allons t’emmener au poste. Tu as le droit de garder le silence en attendant ton avocat. »

Je me débats tandis qu’on me passe les menottes.

Je jure mon innocence, crie au complot…

Les grands de ce monde et les badauds de Brumât se sont rassemblés à l’extérieur de l’Hôtel Palsambleu, unis dans le spectacle de ma chute : on me traite de fou furieux… on réclame ma pendaison ! Dans cette foule indignée et grotesque, je repère pourtant un visage familier, semblable au sien. Une femme aux longs cheveux noirs, au nez crochu tente de forcer le passage, de percer le mur de gendarmes qui la sépare de son frère.

« Laissez-moi passer, vocifère Azalée. Il s’est laissé tromper, il n’était pas lui-même ! C’était… un accès de folie ! Il a des visions ! Vous ne savez pas ce qui s’est réellement passé…

— Camarade, intervient l’inspecteur qui repousse son visage d’une main implacable. Ne t’approche pas. Il pourrait te faire du mal.

— C’est mon frère, espèce de crétin ! Il est sous emprise du démon, il faut l’aider ! Je… »

Je n’entends pas la fin de sa phrase ; la porte du fiacre de la police s’est déjà refermée sur moi. Menotté à l’arrière du fourgon, assis sur un banc sommaire qui répercute chaque cahot de la chaussée, je m’habitue à des effluves d’urine… et de sueur mâle. Le seul parfum que je respirai avant longtemps. Un univers clos et tout en béton m’attend : la prison. Triste fin pour le Florilège.

Alors, dépité, j’essaye de me raccrocher à Rose, au souvenir de Rose, à cette femme que j’ai désirée et repoussée. Aux senteurs cuivrées de sa chevelure, au teint pétulant de ses joues…

Et ces seins, ces reins, ces cuisses !

Cette jeune fille en fleur.

FIN

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