« Si j’avais su… j’aurais réagi plus tôt ! »
« On ne pouvait pas imaginer ça… »
« Mon instinct me disait que quelque chose clochait, mais je n’ai pas su quoi faire. »
J’ai toujours trouvé ce genre de phrases irritantes. Et je méprisais au plus haut point les personnes qui, pour moi, avaient l’air de se cacher derrière ces fausses excuses. Mais ça…
Disons que mon opinion a changé maintenant.
Maintenant…
Maintenant, c’est moi qui répète toutes ces phrases, et qui les hurle même quand je me sens écrasé par le poids de la culpabilité.
Ce soir-là, je n’ai pas su voir ce qui était en train de se passer sous mes yeux. Je n’ai pas su réagir. Je n’ai pas jeté l’éponge sur le ring comme aurait dû le faire un véritable entraîneur.
Ce soir-là, je n’ai pas su sauver mon fils.
⁂
16 juin 1983
Madison Square Garden
Il y a tant de monde ce soir… Je ne me fais pas d’illusions ; ils sont tous venus pour regarder le combat de Davey Moore. Mon fils a juste droit à la sous-carte. Mais il se démène comme un beau diable dans cette arène immense.
Billy Collins Junior.
Mon rêve en tant que père serait de voir son nom en haut de l’affiche.
Ça viendra. C’est possible. Sur ce ring si étroit, Billy bouge comme je le lui ai appris. Son jeu de jambes reste encore à travailler, d’accord. Mais il a une façon de balancer le buste et la tête qui le rendrait insaisissable s’il avait un peu plus de tonus dans les chevilles.
À partir de demain, ce sera corde à sauter et changements de pivot à chaque entraînement. Il va finir par écouter son père, je vous le dis !
Face à lui, Luis Resto. Un Mexicain. Un boxeur qui ne présente aucune qualité particulière. Force moyenne, endurance passable, jeu de jambes classique ; il est pas mauvais partout, mais il n’excelle nulle part. Avec Billy, nous avons regardé plusieurs fois ses vidéos pour préparer notre entraînement. À part quelques vaines tricheries, nous n’avons rien détecté de dangereux.
Sous les lumières du stade, la peau de Billy s’illumine. Sa transpiration ruisselle par tous les pores. Il a reçu quelques coups et en a rendu au moins autant. Nous sommes dans le troisième round. Un crochet de Luis percute le menton de Billy. Dans un combat entre deux poids lourds, c’est un coup qui peut sonner la fin du combat. Ici, nous sommes avec des welters. Les impacts sont beaucoup plus légers.
Mais alors, pourquoi Billy saigne-t-il autant ?
Plusieurs fois pendant le combat, je ressens comme un pincement au cœur. Le visage de Billy se tuméfie, ses lèvres sont coupées et à chaque round ses yeux se gonflent un peu plus. Je ne l’ai jamais vu endommagé comme ça. Est-ce que ça vient de là ? Je suis son entraîneur, certes, mais je suis son père avant tout. C’est normal d’avoir les boules de voir son fils dans cet état, non ?
Il y a autre chose…
Luis reçoit aussi des coups. Mon petit Billy le cogne au corps comme on l’a répété à l’entraînement. Si seulement il avait de meilleurs appuis, le combat aurait pu s’arrêter là ! Plusieurs crochets du droit enfoncent la cage thoracique du Mexicain. Puis un coup venu de la gauche. Puis encore à droite. Dès que Luis baisse sa garde pour protéger son flanc, Billy lui envoie un direct en visant le menton. C’est comme ça que ça marche. Luis avance sa tête pour amortir le coup avec son front. Il ne paie pas de mine comme boxeur, mais il a de l’expérience. Au Mexique, le noble art est beaucoup moins encadré qu’aux États-Unis ; la fréquence des combats y est considérablement élevée. Les fraudes et la triche y sont monnaie courante. Ça vous forge des boxeurs qui ont tout vu et tout connu à seulement 22 ans. Billy affronte donc un adversaire plus âgé, plus expérimenté, plus rôdé aux filouteries, plongé pour la première fois dans le grand bain du Madison Square Garden, la plus grande arène du monde libre. À cet instant, j’ai la folie de croire que cela suffit à expliquer pourquoi ce soir il encaisse aussi mal les coups.
Septième round.
Entre chaque reprise, nous avons une minute pour rafistoler Billy et le remonter à bloc. Alors que le combat s’éternise, la tâche devient de plus en plus ardue.
— Il… Il est… trop fort ! se plaint Billy.
Je lui donne de l’eau, il se rince la bouche et crache un caillot si gros que sur le moment j’ai cru que c’était une dent.
— Il… Ses coups sont trop… Il… Il frappe comme un poids lourd.
Tous les éléments sont là, mais je suis incapable de les voir. Je ne le sais pas encore, mais je vais passer ma vie à regretter la réponse que je m’apprête à lui faire.
— Allez, fiston, te laisse pas impressionner ! Tu lui rends la tâche beaucoup trop facile. Fais-le courir ! Sers-toi de tes jambes ! Et s’il cogne fort, tu réponds en cognant deux fois plus fort !
Dans la suite du combat, Billy et moi n’échangerons plus un mot. À partir de la huitième reprise, Billy sera incapable d’articuler plus de trois sons d’affilée.
Dernier round.
Luis frappe le premier. Il n’est plus tout frais non plus. Billy encaisse comme il peut. Les coups du Mexicain lui font toujours aussi mal.
Selon mon décompte, nous avons quelques points de retard, une victoire par K.O. est la seule chance qu’il reste à Billy.
— Allez, fiston, frappe ! Finis-le !
Billy ne m’entend pas. Billy n’entend plus rien. Trauma crânien ? Déchirure du tympan ? Aucune idée. Luis lance des jabs dans le vide. Billy parvient encore à les esquiver. Son buste se balance. Quelle tragédie que ses chevilles soient toujours aussi molles ! Il faudra vraiment remédier à ça ! Le poing de Luis rencontre les côtes de Billy. Je vois la souffrance dans les traits déformés de son visage. Ses deux yeux sont boursouflés. Le soigneur a dû couper sa paupière pour qu’il puisse y voir quelque chose.
Billy tourne autour de son adversaire. Le public s’impatiente. Le combat a été plus long que prévu. Le Mexicain n’a pas un physique très convaincant. Tout le monde s’attendait à le voir au tapis dans la sixième ou la septième. Mais il attaque encore. Billy rend coup pour coup. De plus en plus faiblement. Aucun des deux ne semble vouloir lâcher prise. Autour du ring, une rumeur commence à gronder ; les blessures de Billy sont anormales. Certains spectateurs des premiers rangs sont médusés. Ils ne s’attendaient pas à voir une telle boucherie.
— Arrêtez le massacre !
— Un tel bain de sang, c’est intolérable !
— Qu’est-ce qu’il se passe ? C’est de la boxe ou une corrida ?
Coincé dans les cordes, Billy reçoit un direct dans l’estomac. Luis enchaîne en visant le visage. L’œil de Billy se referme. Il remonte sur sa garde et lance son buste tout entier contre le Mexicain. Accrochage. L’arbitre les sépare. Luis profite de la confusion pour glisser deux coups du poing gauche dans ses côtes. Billy y répond avec deux jabs qui trouveront le nez et le menton du Mexicain sur leur passage. Les dernières minutes de combat s’étirent à l’infini. Les échanges sont de plus en plus durs. Ni Billy, ni Luis ne vont au tapis et pourtant…
Je suis stupéfait par l’audace et l’acharnement de Billy. Son corps encaisse tout ce que Luis lui envoie. Il répond. Il lui tourne autour. Il l’accroche. La souffrance est de plus en plus marquée sur son visage. Ses épaules se raidissent. Maintenir sa garde haute lui coûte de plus en plus. Luis ne faiblit pas. Il a reçu énormément de coups pendant la soirée, mais il n’est clairement pas autant amoché que Billy. C’est étrange. Billy n’a pas une mauvaise musculature. Ses appuis ne sont pas terribles, mais ce n’est pas un débutant, loin de là ! Luis frappe encore. Il cogne très dur. Chaque fois que son poing s’écrase sur le visage de Billy, c’est comme si un camion lui rentrait dedans à pleine vitesse. Spectateur impuissant, je serre très fort l’éponge dans mon poing.
— Allez, Billy ! Trente secondes ! On frappe au menton ! On l’envoie au tapis ! Allez, Billy ! Allez !
Le Mexicain entend le mot « menton », alors automatiquement il protège le sien. Billy voit là l’occasion de viser le foie, les côtes, l’estomac… Un coup au menton, ça envoie un boxeur au tapis ; un coup au foie, ça l’envoie au vestiaire. Billy sait qu’il n’en a plus pour longtemps. C’est bientôt fini. Ses poings fendent l’air avec l’énergie du désespoir. C’est le coup de la dernière chance.
Luis riposte et envoie un crochet du droit dans la tempe de Billy à la dernière seconde. Le coup est si dur que son œil a failli sortir de son orbite.
La cloche sonne. Le combat est fini.
Luis Resto remporte la victoire sur décision des juges. Le public est abasourdi. Billy n’a pas réussi à décrocher le K.O. qu’il attendait. Nos soigneurs se ruent sur le ring pour panser ses plaies. Son visage est en charpie.
⁂
Dans l’agitation qui a suivi la fin de ce combat interminable, au moment où tout le monde se croise et se salue, j’attrape les gants de Luis par inadvertance.
Là, j’ai su.
Billy n’a jamais eu aucune chance de s’en sortir.
Les gants du Mexicain sont trop lourds. Son entraîneur a retiré le rembourrage et a bourré ses bandages de plâtre.
Je retiens Luis et appelle les juges. Paniqué, il essaie de s’échapper. Son attitude me dégoûte tellement que j’en oublie presque Billy.
Il est trop tard, je ne peux plus rien faire pour lui. Je l’ai compris tout de suite en touchant les gants de Luis. Je n’ai pas jeté l’éponge quand il l’aurait fallu. Les blessures de Billy seront irréversibles. Ce ne sont pas juste ses yeux qui sont boursouflés, c’est sa carrière qui est finie.
⁂
Ce texte s’inspire d’une histoire vraie. À la suite de sa tragique défaite contre Luis Resto, Billy Collins Junior ne pourra plus jamais monter sur un ring. Brisé physiquement et psychologiquement par cette immonde tricherie, il mettra fin à ses jours quelques mois plus tard.