L’air froid rampe dès le vestiaire, s’engouffrant dans les moindres interstices laissés par les battants des grandes portes coupe-feu. Il navigue à travers nos pieds humides, ajuste sa prise, puis remonte le long de nos échines nues - nous frissonnons, entassant à grands cris nos affaires sur les porte-manteaux et les bancs de bois à la peinture écaillée, dans une excitation glacée. Madame Ernest nous attend à l’entrée du vestiaire, ses petits talons coquets enveloppés de surchaussures en plastique bleu. Je crois qu’elle aussi découvre la piscine municipale pour la première fois.
Je ne lui connais aucun ami. Pour autant, je ne lui connais aucun ennemi - et pour cause. Il ne porte pas de chemises boutonnées jusqu’en haut. Il n’a pas de lunettes. Ses cheveux ne sont pas scindés en deux par une raie parfaite, puis plaqués sur son crâne. Ses chaussures ne sont pas vernies même par les jours de pluie. Il ne sent pas mauvais, n’a pas d’auréoles sous les bras, ne brandit pas la main dès que Madame Ernest nous interroge, ne geint pas si un ballon perdu le frappe à la tête. Contrairement à Eugène.
Certes, son débarquement soudain, en cours d’année, dans notre petite classe de quinze élèves originaires du village, sa maladie ou ses manières taciturnes pourraient expliquer cet isolement. La vérité est bien plus simple : il est différent, d’une manière différente. Cela, j’en suis certain.
Nous formons une cohue de bonnets multicolores et de serviettes déjà moites à la sortie du vestiaire. Robin en profite pour faire tomber les affaires d’Eugène de la patère sur le carrelage mouillé, dans un mouvement théâtral. J’éclate de rire, avant de remarquer que les lunettes d’Eugène, échappées de la poche de son manteau pendant la chute, se sont brisées. Mais déjà nous sommes houspillés vers les douches crachotantes, et ne reste de cette piètre vision qu’Eugène et sa mine déconfite. J’ai presque de la peine pour lui.
Nous chahutons sous l’eau tiède quelques instants. Je n’aime pas la sensation du bonnet en silicone qui me tire les cheveux et la peau, mais la maîtresse a dit que c’était obligatoire. Elle nous aligne ensuite en rangs maladroits, et nous passons le pédiluve. Le courant d’air nous accompagne jusqu’au bord du bassin olympique.
Il s’assit toujours au fond de la classe, une bouteille d’eau trouble posée à côté de son pupitre, emmitouflé des pieds à la tête dans diverses couches de vêtements chauds, comme un étrange oignon tricoté. Il semble prêt à disparaître sous ce tas de pull-overs et de châles. Parfois, Madame Ernest lui fait tout de même une remontrance, alors il déroule son écharpe, afin qu’elle puisse au moins discerner son visage émacié aux grands yeux brillants, et entendre ses réponses - toujours correctes - lorsqu’elle l’interroge. Dès son arrivée, Madame Ernest avait expliqué qu’il contractait une « maladie de peau orpheline », un terme qui avait impressionné les plus taquins et tué dans l’œuf leur envie de percer les secrets de cette carapace laineuse.
Il suit Madame Ernest comme une ombre jusque dans les gradins qui surplombent la piscine. Les élèves des classes inférieures et ceux ne sachant pas nager sont redirigés vers le petit bassin par une jeune dame souriante. Nous sommes laissés avec un maître-nageur à la peau brune et aux muscles saillants, qui déclenche un concert de caquètements chez les filles de la classe. Il se présente - Gaël, et nous scinde en deux groupes, garçons d’un côté, filles de l’autre. Les filles sont envoyées rejoindre une grosse dame grisonnante de l’autre côté du bassin. Un sifflet rouge est posé sur sa poitrine volumineuse.
Il refuse d’aller sur la plage avec nous après les cours. Le sable et l’eau salée rendent la chose impossible pour lui, sous peine d’allergie instantanée. De toute façon, il n’aurait pas pu courir dans les buttes sablonneuses, car toute activité susceptible de le faire transpirer lui est interdite, et j’ai constaté chez lui un léger boitillement. Quand nous faisons du foot, il sort ses écouteurs, assis au bord du terrain, et ses yeux se ferment. Il parle peu, et m’a confié une fois, pendant l’un de ses rares accès de verve, qu’il préférait les sons à la parole. Ce jour-là, j’ai définitivement statué qu’il était bizarre.
Nous enchaînons les longueurs de brasse, puis de crawl, puis de dos, sous les coups de sifflet brefs et réguliers de Gaël. Je déteste nager. Je bois la tasse par la bouche et par le nez, petite crevette grotesque moulinant des pattes sans coordination. L’eau chlorée brûle mes yeux rougis. A bout de souffle, les oreilles bouchées, je m’épuise à faire du sur place en attendant que la ligne se désengorge, vulnérable…ridicule.
Il serait faux de dire que sa singularité n’a pas titillé les durs de la cour de récréation. Robin l’a testé, au début. Il lui a caché ses cahiers. Renversé son déjeuner. Fait des croche-pattes. Mis quelques taloches. Craché dessus. Il a subi, sans un mot, mais n’a pas quitté Robin des yeux, d’une manière qui aurait mis n’importe qui mal à l’aise. Robin a eu l’air ébranlé qu’un nouveau puisse ainsi lui tenir tête, bien qu’il n’en dise rien. Au bout de trois semaines d’acharnement, lassé de n’avoir aucune réaction hormis un regard, si inquiétant soit-il, son attention s’est reportée sur Eugène, qui lui au moins, jouait parfaitement son rôle de victime. Dans la cour, avoir le respect de Robin vaut toutes les armures du monde.
C’est le coup de sifflet final. Garçons et filles sont rassemblés au milieu du bassin olympique. Gaël et la grosse dame grisonnante nous lancent des frites en mousse, deux ballons, des planches, et une bouée à tête de flamand rose. Nous nous précipitons vers ce trésor. Je ressors de l’empoignade quelques instants plus tard, victorieux, serrant le ballon rouge contre moi, si fier de l’avoir attrapé au vol. Je rebondis avec dans l’eau, comme un bouchon, et les ondes créées semblent se répercuter à l’infini. Bientôt, Gaspard et Robin me rejoignent, haletants et bredouilles. Eugène a récupéré la dernière frite en mousse sous leur nez, un affront que Robin, à en juger par son air renfrogné, ne voudra pas laisser impuni. Pour détendre l’atmosphère, je propose un jeu.
Il adore la peinture. Le vendredi, pendant le cours d’arts plastiques, je l’observe étaler la gouache sur sa palette avec délice. Il retrousse ses manches sur ses poignets, rejette son écharpe en arrière, puis se met au travail avec application. N’étant moi-même ni bon peintre, ni très imaginatif, je me surprends inévitablement à le regarder faire, mon pinceau en l’air, indifférent aux gouttelettes colorées venant détremper ma feuille.
D’abord, ses traits ressemblent aux nôtres. Puis il prend son pinceau, et la transformation s’opère. Touche après touche, le visage, la maison, le paysage qu’il a crayonné comme j’aurais pu le faire prend vie. Une atmosphère éthérée aux dominances bleues et vertes, parfois légèrement dorées, enveloppe la feuille et le spectateur. De tous les dessins punaisés aux murs de la classe, les siens ressortiraient comme une évidence - s’il les rendait. Quelques minutes avant que la classe ne s’achève, pour une raison que j’ignore, il saisit toujours son tube de peinture bleue marine et recouvre le tout à grands coups d’éponge. Je me plais à être le seul témoin de ces jardins secrets.
Quatre, cinq. Le ballon passe de main en main, de plus en plus vite. Tom la lance à Robin. Six, sept. Je reçois la balle et la lance à Eugène qui, ravi de notre intérêt pour lui, a cédé son destrier en mousse à un autre élève pour jouer avec nous. Huit, neuf. Il n’y a plus le temps de réfléchir, pourtant il fait l’erreur d’hésiter, et le ballon va s’écraser sur le nez de Robin. Un mince filet de sang coule de sa narine.
Robin est hors de lui. Il est aussi rouge que son bonnet. Espèce d’idiot, il hurle. Tu vaux rien ! Tu sais même pas lancer un ballon ! Ses cris se perdent dans le brouhaha de la piscine. Il s’essuie le nez d’un revers de main rageur et nage vers un Eugène pétrifié. Tout le monde sait qu’il n’est pas bon en sport. Gaspard et moi nous interposons. Eugène voit rien sans ses lunettes, je dis ; Et c’est ma faute, j’ai pas intercepté la balle, rajoute Gaspard.
Le coup de sifflet de la grosse dame retentit comme un gong, annonçant la fin de la séance de natation. Nous devons ranger les jeux en mousse sur les étagères métalliques situées entre le bassin olympique et le petit bassin. Je me joins à la marée d’élèves qui sortent de l’eau de tous côtés avec force éclaboussures, le ballon dans une main, distrait. Il est descendu avec Madame Ernest, déjà occupée à compter les élèves à mesure qu’ils regagnent les vestiaires.
L’air froid me saisit de toutes parts. Je me hâte d’aller poser le ballon pour rejoindre la horde de corps grelottants qui se presse à l’entrée des vestiaires ; les uns contre les autres, nous avons plus chaud. N’y tenant plus, j’enlève mon bonnet, ravi d’enfin pouvoir laisser ma tête respirer.
Un brusque mouvement de foule nous fait tous reculer de quelques pas. Des sanglots éclatent et résonnent de plus en plus fort. Nous formons automatiquement un cercle autour de l’origine des cris, comme lorsqu’une bagarre éclate dans la cour : une petite a glissé en sortant de l’eau, et son bras fait un angle bizarre sur les dalles blanches. Quelques pleurs d’incompréhension fusent çà et là, tandis qu’exclamations de dégoût et commentaires faussement enjoués finissent d’emplir la piscine de confusion. Plus personne n’a froid.
Gaël s’empresse de rejoindre le poste de secours à grandes enjambées, tandis que Madame Ernest, prenant garde à ne pas déraper elle-même avec ses surchaussures, accourt auprès de la blessée. Allons les enfants, il n’y a rien à voir ! Laissez la respirer ! lance-t-elle à la cantonade, peinant à couvrir le bourdonnement ambiant. Nathalie, renvoyez les CM2 à la douche ! Charlotte, pouvez-vous vous occuper des petits ? Aussitôt, la grosse dame dégaine son sifflet et s’emploie à nous disperser, pendant que sa collègue réunit et calme les plus jeunes, transis et paniqués. J’aperçois Gaspard, à quelques mètres devant moi. Je cherche Robin des yeux. Avec son bonnet rouge, il devrait être facilement repérable. Je le cherche ; il n’est plus à l’entrée des vestiaires.
Je n’ai pas encore eu l’occasion de me rendre chez lui. Pourtant, chaque fois qu’il évoque sa maison, la plupart du temps en peinture, des images me viennent, et j’ai le sentiment de l’avoir toujours connue, comme si ces dessins déterraient des souvenirs enfouis depuis trop longtemps dans ma mémoire. On devine ses contours sans jamais la voir en entier, nichée dans les feuillages touffus de deux chênes centenaires. Côté sud, en toute intimité, elle regarde la vallée qui s’étend à perte de vue. La rivière, haute mais calme en cette saison, la pare d’un collier scintillant. Bien qu’omniprésente, l’eau est difficilement accessible depuis le jardin, gardée par une forêt de joncs. On aperçoit tout de même un banc de sable là où elle se fait moins profonde, et un petit pont de bois vermoulu permet de passer d’une rive à l’autre.
- HÉ ! Mais qu’est-ce que…
Le cri de Gaël semble jaillir du plus profond de ses entrailles, plus fort que les coups de sifflet, plus strident que nos piaillements. Il rebondit de tous côtés, engloutissant les autres échos de la piscine. Le temps reste suspendu à ses lèvres, dans cette fin de phrase muette. Il a l’air horrifié. Nous suivons son regard, fixé sur le bassin olympique.
Là, face contre eau, un corps au bonnet rouge flotte doucement. A quatre pattes sur le bord du bassin, Eugène, le visage comprimé par l’effort, vomit, secoué par de violentes quintes de toux. Il est assis près de lui, pantelant, trempé, nu, transfiguré, étincelant, le visage et le buste noyés sous une impressionnante chevelure aux reflets bleutés. Enroulée autour de lui, sa queue de poisson, encore fébrile, fouette nerveusement l’air.
Je viens voir ton conte, et je ne suis pas déçue ! Vraiment, je ne m'attendais pas du tout à cette fin et c'est très réussi (et je me suis surprise à penser, c'est bien fait pour cette brute de Robin). L'univers cruel des enfants de primaire est rendu avec une sombre acuité, et l'ensemble est adouci par l'image qu'on se fait des peintures. C'est précis et soigné. Bravo pour ta nouvelle ! J'espère qu'il y en aura d'autres, je serai ravie de te lire à nouveau.
A très vite,
Claire
Merci beaucoup d’avoir pris le temps de lire mon texte, pour ton commentaire et tes retours ! Ça fait un petit bout de temps que je l’ai publié et n’ayant aucun retour, je me disais que ça ne devait pas plaire…
Je suis particulièrement contente que tu ne te sois pas attendue à la fin ! Ce n’est pas évident de laisser des indices sans trop en dire ou pas assez, quand on a le nez dedans !
Je voulais traiter du harcèlement à l’école et de la « différence » qui sont des sujets qui me tiennent beaucoup à cœur, mais sous un angle un peu original. Un peu comme des contes fantastiques dans l’univers de Coraline, Tim Burton…
Ouii il y aura d’autres histoires ! J’ai mes sujets, Il faut juste que je trouve le temps de les écrire…
Ça m’a étonnée aussi qu’un texte d’aussi bonne qualité soit lu et pas commenté. Mais je pense aussi que sur cette plateforme il y a un certain public pour un certain type de textes, proposés d’une certaine manière… et que les retours ou les non retours n’ont pas forcément à voir avec la profondeur du texte en lui même.
Après il est peut être trop parfait ton texte, aussi, on sait pas quoi dire quand il va y a même pas une petite coquille à se mettre sous la dent. Essaye un peu d’en glisser quelques unes ça fera parler les gens :D