Réveil.
Rêve.
Rêve.
Rêve.
Sieste.
Réveil.
Rêve.
Jour.
Sieste.
Rêve.
Jour.
Rêve.
Nuit.
Nuit.
Nuit.
Rêve.
Rêve.
Rêve.
Rêve.
Rêve.
Rêve.
Rêve.
Pourquoi je me sens si blanche à l’intérieur ? Je veux dire, mes yeux, ma langue, ma tête. On dirait qu’on y a foutu une lumière très forte qui tue tout ce qui veut pousser dans mes oreilles sauf que je peux pas rester comme ça, non, je sais même pas ça fait combien de temps que je suis cachée là c’est même fou que personne m’ait trouvée même si personne aurait l’idée de venir chercher Bonnie ici.
J’ai les yeux secs et gonflés, ma réserve de flotte est au plus bas. Faut que j’aille remplir le vase qui me sert de gourde après y’a rien d’urgent aussi. Je peux encore me faire une dose de Rêve. C’est climé je suis pas dans le square ou sur les quais, y’a pas de risque de crever de soif ou de soleil.
Sauf que quand je froisse le sachet en plastique ben y’a plus rien, plus de pilule bleue, même pas de poudre, j’ai fini par la lécher. Faut croire que je m’étais déjà dit que se barrer pouvait attendre à la dose d’avant mais que j’ai oublié…
Je lève les genoux contre moi, allongée sur les coussins, les bras autour des genoux. Mes mains tremblent. Y’a un truc qui coince dans ma gorge et qui veut pas sortir, je sais pas ce que c’est, mais ça rend mes yeux plus brûlants encore.
Va falloir que je reparte chercher du Rêve.
Je vais pas pouvoir rester à la Philharmonie.
Une idée de Bonnie, ça, la Philharmonie, je me suis dit où est-ce qu’ils iraient jamais chercher Bonnie-la-bête, Bonnie-la-triste, ils iraient la chercher sur les quais, dans le square, dans les morgues, ils cherchaient partout où elle traîne ses idées noires, mais Bonnie-la-stupide et la musique de bourge, qui irait chercher Bonnie à la Philharmonie…
Même Slang m’a pas cherchée là.
Même Slang, il savait que Bonnie était trop conne pour ça.
Je sais même plus combien de temps j’ai passé planqué ici, des jours, des nuits et des jours encore, les riches ils laissent toujours leur Rêve dans les poches des manteaux aux vestiaires. J’avais qu’à me servir dans la poche ou dans le bar. Ou faire une sieste dans les bureaux laissés vides, partir avant l’heure du ménage, me débarbouiller dans les lavabos, picoler dans un placard à balais, me mêler à la foule de certains soirs… Je regardais les concerts de rock avec tout ce gratin qui brille en tunique propre de luxe. Des jolies couleurs. Des bijoux. Tout ce monde les yeux mi-clos, silencieux, bien sage sur son siège, sous une clim que tout le monde crèverait d’avoir, à « déguster la performance artistique » comme ils disent en sortant avec un sourire comme quand j’ai fait un beau Rêve. Je mets les guillemets. J’aime pas trop non plus quand c’est du classique qui passe. Ça me donne l’impression que j’ai des vers, ce genre de moment. Que mon cul démange tellement j’ai envie de me tirer parce que je sais pas tous ces regards dirigés vers la scène j’ai l’impression qu’ils me regardent moi ou peut-être que c’est le Rêve qui me rend parano il paraît qu’au bout d’un moment ça peut faire ça.
Je crois que je préfère le disco c’est plus joyeux quelque part. Quoiqu’ils jouent de toute façon y’a tout le monde qui se tait, qui applaudit sagement à la fin, se lève au signal, mais au moins la musique secoue un peu plus même si, faut le dire, niveau ambiance, les concerts sont tous aussi merdiques.
Tout ce que j’ai gagné de ces histoires c’est que ma tunique anti-canicule pue le savon des chiottes de la Philharmonie « ylang-ylang » il est écrit dessus quand je le presse ça sent le parfum cher. Je sens le cher ça me sera pas arrivé souvent et je ris mais je ris avec les épaules qui secouent et la gorge pleine de cette boule qui veut pas sortir et qui me donne envie de vomir et dans le miroir se reflètent mes dents bleues. Je peux pas rester là, quelqu’un risque de comprendre un jour et d’appeler la police ou une milice de labo je sais pas je veux pas finir comme Patricia non je veux pas je veux pas je veux garder mes jambes mes bras ma tête je veux vivre je veux Rêver et Rêver encore il faut que je trouve une solution simple et discrète oui une solution parfaite et alors que je frotte mes dents dans le lavabo bleui par tous les Rêveurs qui passent l’idée surgit comme une fleur qui pousse toute seule et les tatouages de pétales tremblent sur mes bras.
X
— C’est pas le mien.
— Ah…
Dans mes bras le chat orange commence à s’agiter il enfonce ses griffes dans ma tunique et miaule merde il miaule si fort il pleure presque ça doit rameuter tout l’immeuble on dirait que j’ai kidnappé un môme et c’est en voyant Domi ouvrir la porte en T-shirt caleçon, avec une tête de crayon usé que j’ai vu par la fenêtre qu’il faisait nuit et qu’il était probablement très tard.
— J’irai le reposer dans le parc demain alors.
Le chat mord mes cheveux et ma main. Je dis ça on dirait que je m’excuse mais j’y suis pour rien si son chat orange ressemble à un autre chat orange surtout la nuit. Elle est sur le point de refermer le battant sans doute pour aller dormir quand je coince le pied dedans je sens ma propre haleine quand j’ouvre la bouche.
— Euh… T’aurais pas une place sur le canapé sur moi ?
Y’a ses yeux qui deviennent plus petits sous ses boucles brunes en pétard et elle regarde ma tunique un peu jaune de transpi et renifle mon parfum de savon Philharmonie et j’ai pas trop souvenir de ma gueule à part que j’ai pas réussi à retirer tout le bleu de mes dents mais j’essaie de me redresser pour pas faire trop pitié alors que ma main commence à pisser le sang à cause des coups de griffe pour montrer à Domi que je suis là parce qu’elle me manquait avant tout hein et que c’est juste histoire d’une nuit pour se retaper puis je repars au matin.
On dirait que d’un coup c’est comme si elle me voyait pour la première fois. Elle me tire à l’intérieur avec le chat qui miaule à s’en crever la voix :
— Tu prends une douche, le canap et file-moi ta tunique, on va mettre tout ça au sale. Je t’en filerai une propre.
Je crois que c’est sa façon de dire que j’ai peut-être essayé de faire semblant mais que ça se voyait même pas.
Ma mère dirait que je suis mauvaise de profiter comme ça de Domi j’y pense alors qu’elle m’apporte une tisane et que je suis assise sur son canapé en T-shirt culotte parce que ce qu’il fait chaud dans son tout petit appart sous les toits en métal de Paris même si elle a sorti le ventilateur et tant pis pour son crédit électricité qu’elle a dit en le branchant. Je sais que Domi s’en veut parce que c’est moi qui lui ai présenté Julius y’a quoi, cinq ans déjà alors qu’elle traînait au salon de Slang. Ensuite Julius lui a filé un boulot aux labos BH un boulot au siège un boulot climé avec un salaire stable et moi il m’a larguée puis ensuite il m’a embauchée pour vendre du Rêve puis maintenant je sais pas ce qu’il veut me faire mais peut-être me crever je sais pas trop je pense pas trop pouvoir lui demander puis Slang pleurait quand le salon a brûlé. Domi s’en veut parce qu’elle a toujours un boulot mais bon moi je lui en veux pas cinquante-cinq heures de boulot par semaine dans un bureau climé avec des pauses fliquées c’est pas trop ce que j’aime.
Le chat orange passe entre mes jambes puis le chat de Domi sort aussi, en fait il est gris.
Bonnie-la-conne, Bonnie-la-stupide.
— Il s’est passé quoi ?
Domi me demande ça en s’asseyant sur le canapé à côté de moi, on fait face à sa collection de zines et son tableau de pins de manifs de l’époque où on défilait pas encore en rang deux par deux en se tenant la main entre les rangées de flics. Elle suit mon regard voit ce que je vois et soupire, son mug à la main.
— Y’a un rapport avec Julius ? Il t’a virée ?
Il manque une question qui flotte dans l’air c’est pourquoi si j’ai été virée pourquoi je suis pas chez Slang après tout ça serait pas si grave que j’arrête de vendre si j’arrêtais aussi de Rêver ouais pourquoi elle me pose pas cette question c’est bizarre j’imagine que ça devrait commencer par là.
Je chuchote mais elle me demande de parler plus fort. Je sais pas les mots ils sont lourds et ils collent je dis comme je peux comme si je les coupais au couteau pour faire des bouts bizarres :
— Onm’a volé lestockdeRê ve…
Puis je raconte la soirée moi qui pars Rêver un peu dans mon coin j’attendais une cliente et tout le monde avait dessiné sur les corps nus des motifs fluos qui brillaient dans le noir et moi qui Rêve et quand je me suis réveillée ben plus rien, le stock avait disparu j’avais sommeil je m’en suis rendue compte qu’au matin alors que je dormais chez Slang et je sais pas j’avais honte si honte c’était terrible j’avais l’impression de brûler à l’intérieur j’avais l’impression d’une lumière blanche qui cramait tout alors j’ai fui parce que y’avait rien d’autre à faire rien d’autre à imaginer je suis partie me cacher en espérant je sais pas que Julius m’oublie que ma vie soit pas gâchée que la dette disparaisse au réveil d’un Rêve sauf que Julius a brûlé le salon de Slang et Slang a disparu et je pleure je pleure ça coule de mes yeux de mon nez j’ai la bouche sèche et je pleure et mes joues me grattent à cause du sel et mon crâne aussi et mon nez et mes dents et je pleure pleure Domi me file un mouchoir deux trois puis un tas sur la table basse et donc Julius a embarqué Slang je sais pas ce que Slang est devenu il pleurait lui aussi et j’ai si mal on dirait que mon cœur est du verre qui se brise y’a le sang qui coule direct dans mes tripes et est-ce que ça dérangerait Domi si je Rêvais un peu là, sur son canapé, juste cette nuit et promis on repart demain matin, le chat orange et moi.
Je l’aime bien finalement ce chat.
Je lui tends les doigts il renifle et il se barre je sais pas je l’aime bien même si je crois qu’il a pas aimé le voyage.
— Tu restes dormir ce soir et tu restes le temps qu’il faut.
J’ai envie de dire merci mais les mains qui tremblent et qui s’ouvrent je les tends et je chuchote :
— T’aurais pas un fond de Rêve quelque part ? J’ai plus rien sur moi…
Son regard me tord le bide on dirait qu’elle m’a giflé mais je demande encore en approchant les mains.
— Même un quart de cachet…
C’est joli toutes ces fleurs il y en a des roses des rouges des vertes des bleues des douces des rugueuses et elles glissent le long de mes bras. C’est une couverture qui grimpe peu à peu, une couverture tiède, où tout le corps s’engourdit j’ai jamais senti ma peau aussi fort ni aussi bien, c’est comme frôler en permanence le moment de s’endormir et entendre derrière la porte des vagues conversations et des rires, les fées arrosent les fleurs, caressent mes joues, j’ai l’impression d’être à la maison mais une maison que je ne connais pas ou plutôt celle où j’aurais aimé grandir. Je sais que personne n’ouvrira la porte je sais que la conversation restera assourdie je sais que les fleurs qui m’enveloppent me tiendront chaud et que les fées silencieuses continueront leurs légères caresses sur mes joues engourdies. Les fleurs tatouées par Slang poussent et poussent et je sens qu’il est pas loin, peut-être en base de cette fenêtre où je vois les étoiles et où je sens un air frais, meilleur que la clim, je sens qu’il est derrière la fenêtre, qu’il s’approche et qu’il va me dire enfin t’es là j’t’ai cherchée partout enfin t’es là tu faisais quoi.