Borderline

Par Jamreo
Notes de l’auteur : Everything in its right place - Radiohead 
 
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Les nuits sont des trous noirs. Pleines de vide, jusqu'à ras-bord. Pleines du vide des bien vivants, celui qui nous colle à chaque instant mais qu’on maquille, pour ne plus voir et pour oublier. Demain, bientôt, fatalité écrasée sous nos pieds pressés. Les pieds pressés de retrouver d’autres pieds, les yeux qui se croisent et qui se sourient, les mains qui se pressent et les lèvres qui se touchent, au détour d’une joue fraîche. Relations. Contacts. Amour.

Amour…

Solitude.

Pas solitude factice, extrême solitude. Pleine et entière. Le jour s’annonce à l’horizon, et tu observes la ville marcher, vaciller sur les ponts lumineux de l’aube.

Seul pour un autre de ces jours pourris. Pas d'yeux, pas de sourire, pas de mains pour presser les tiennes. Demain, aujourd’hui, tu ne sortiras pas de chez toi.

Ta maison est dans ta tête. Tu te refermes, t’enfermes dans les couloirs ouatés de ton esprit. Tu façonnes des tours et détours fardés de rage, d’amour, de joie et de désespoir, abreuvoirs percés qui coulent de toutes leurs couleurs et te teintent les doigts, t’aspergent le corps. Tu erres. Tu te noies, en fait.

Tu suffoques au fond de ta tête. Les yeux tournés vers l'intérieur pour tout enterrer, pour essayer d’oublier. Hier. Les regards qui t’on frôlé, les paroles qui contenaient ton nom, les mots, les postures : haine, ressentiment, reproche. Sentiment d’exclusion. Le rectangle vide de ton téléphone, tu l’as fixé pendant des heures, les oreilles rouges, le cœur saignant comme une pièce de bœuf.

Fais sombrer les visions et la colère tout au fond de toi, tout au fond du puits. De la noirceur, de la douleur, essaie de tirer un éclat. De la paranoïa qui dresse entre toi et les autres un barbelé électrifié, tire un enseignement et fais-le MAINTENANT, avant qu’il ne soit trop tard.

Tu écrases ton nez sur la vitre et tu vois le rose, presque noir, s’étirer derrière les toits. Résurgence, création, solitude. Envole-toi, gravité qui lâche prise. Plus personne pour jeter des cailloux, jeter des chaînes ; surtout pas toi. Parce que oui, tu te rends prisonnier, séquestré dans les affres de ta peur et du dégoût qui coule dans tes veines, avec ton sang.

Non, X ne te hait pas. Non, il ne parlait pas de toi dans ton dos avec Y : ils sont sortis fumer une clope. Une simple clope. Le regard qu’ils t’ont jeté était vide d’intention, un accident, un hasard.

Mais quand tu penses à X et Y, à leur lien ; quand tu penses à ce que tu ne peux pas détruire de tes mains parce que tu n’es pas là quand ils se rencontrent ; ces choses qu’ils se disent et ne partagent avec aucun autre, ces choses entre leurs deux cœurs accordés, leur amitié qui grandit, l’amour qui grandit, tu t’en cognerais la tête contre les murs pour oublier que tu n’y peux rien, tu n’y peux rien RIEN rien c’est comme ça quelle merde tu fais toujours à te mêler de ce qui te regarde pas rien, rien sale IMMONDICE tu n’y peux rien et ils partiront ils te laisseront crever la gueule ouverte sur ton tas d’ordures avec ta bile et ton humeur noire dans le fond de la gorge en train de t’étouffer de te monter dans le nez tiens mange-la ta rage BOUFFE-LA TA HAINE ils s’aimeront, sans toi, sans personne, et ils ne penseront plus à toi.

Solitude pleine et entière. Intensité qui fait mal. Tu vas à la cuisine te resservir un café tiédasse. Tes pieds effleurent le plancher, et tu effleures tous les palais de tous tes royaumes, de tous ces souvenirs que tu t’es créés. Toi. Y. X. Leur amour pour toi, ton amour pour eux, votre soleil, le centre de votre univers. Un tel bien-être, une chaleur insensée irradie de ces faux souvenirs ; une source abondante de plénitude qui ruisselle sur ta vie et t’emporte avec elle, vers des sommets terrifiants, des hauteurs qui te donnent le tournis.

Tu aurais voulu être plus que toi, toi aussi. Tu aurais voulu qu’on vienne te chercher, qu’on te montre…

Oh non. Tu y as encore pensé et l'image de la souffrance te soulage tellement, pressée contre ton cœur comme une amie qui te marque, qui te torture au fer rouge, la seule amie que tu aies jamais eue - quel hypocrite - désorganisé – détestable – tu n’arrives pas vivre, tu fuis dans les descentes successives, pris comme dans un piège, pourquoi tu n’arrives pas à être comme eux ?

Tu fermes les yeux. Derrière tes yeux, le monstre démange tout doucement, noir et hurlant de fatigue et d'ennui. Il n'attend qu'un mot pour te détruire, t'anéantir … le néant pour toi qui n’es rien, toi qui ne seras jamais rien.

Plus rien à voir. Tout à l'intérieur. Tout dans le puits pour ne pas hurler, pleurer, souffrir encore.

Tu bois une gorgée. Deux. La caféine t’intoxique.

Tout compte fait, tu les hais. Tu hais tout le monde. Les gens sont des insectes rongeurs, des connards de parasites. Tu en trembles, le café clapote tristement, clip clop, tu poses la tasse sur le comptoir.

Le plus misanthrope qui ne savait pas être seul. Parce qu’au fond, tu le sais, tu le sens. C’est une réalité que tu respires au quotidien, avec ses doux effluves de putréfaction et de moisissure.

Tu es une merde.

Un moins que rien. Auras-tu jamais le courage de te croiser au détour d’une glace, encore ? Toi et toi seul… tu ne sais pas ce que tu y verrais. Tous les jours, toutes les heures, ta perception de toi-même change et change encore ; tout est remis en question et tu avances comme dans un vaste marécage, les pieds embourbés, seul avec toi-même, ton jumeau d’ombre qui te tire vers le bas et ta part de lumière qui crie à l’aide. Tu te tends comme un élastique entre les deux forces contraires de ta tête, déchiqueté entre enfer et paradis, éparpillé aux quatre vents.

Au fond, tu n’es qu’un tout petit petit. Tu es un puzzle et manque de bol, il te manque une pièce. Celle du milieu. Parce que, au centre de toutes tes émotions criardes, au centre du tourbillon, il n’y a rien. Un trou noir.

Le vide.

Une cage. Une cage d'étonnement accumulé devant cette violence pourtant muette, une absence de bruit si fulgurante et douloureuse, un cri déchirant, et prisonnier du silence.

N'oublie jamais. Accroche-toi à tes belles journées comme à tes plus beaux trésors, et attends que ça passe.

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Cocochoup
Posté le 29/12/2019
Un sentiment d'urgence qui m'a poussé à lire, vite et fort
Je suis arrivée au bout de ton texte, essoufflée, vidée
Je me suis (un peu) reconnue dans tes phrases
Merci pour cette nouvelle qui m'a portée, broyée et déposée
Jamreo
Posté le 29/12/2019
Merci à toi d'avoir lu ! Je suis bien contente que ça t'ait plu (même si c'est pas forcément "agréable" comme lecture, enfin j'imagine ^^)
touratiy
Posté le 01/06/2018
Je comprends mieux ton dilemme pour ton nouveau texte. En tous cas c'est un style super interessant, presqu' opressant. 
 
On comprend et ressent son angoisse, ses difficutés de relations.. 
Jamreo
Posté le 01/06/2018
Merci toura, je suis contente si ça a un peu éclairé la démarche ^^ et aussi si le texte t'a plu !
Aalea
Posté le 24/05/2018
Bonjour Jam,
Whao, je suis restée sans voix en lisant ton texte plein d'émotions !
J'ai ressenti un millier de choses au travers de ton texte, c'est incroyable comment tu as pu faire passer tout ça en quelques paragraphes.
On sent bien que ça vient du plus profond de ton coeur et de ton âme, c'était transportant, j'ai été happée par ton texte !
Merci pour ce partage !
Jamreo
Posté le 24/05/2018
Bonjour !
Merci beaucoup de t'être arrêtée sur ce texte ! Je suis contente s'il a réussi à te faire passer par plusieurs émotions, c'était le but. Effectivement, c'est un texte très intime, bien que le personnage ici ne soit pas nécessairement moi et qu'il ait aussi ses caractéristiques propres ^^ merci encore à toi !
Rimeko
Posté le 14/04/2018
Hello Jam,
Juste, pour commencer, j'ai relevé une petite coquille :  "les regards qui t'on(t) frôlé"...
Je ne sais pas trop quoi dire, parce qu'il est super ton texte, et que les émotions passent tellement bien auprès que je me sens un peu bizarre. En tous cas, c'est tellement bien écrit, tellement expressif... !
La fin est belle, d'ailleurs, ce message d'espoir au milieu de cette violence muette est vraiment touchant.
Jamreo
Posté le 14/04/2018
Merci Riri ! Décidément on n'a pas les yeux en face des trous des fois x)
Contente aussi que ça t'ait plu et que ça ait pu te transmettre des émotions : c'était le but, mais des fois c'est pas si facile ^^ et tu as raison, la fin réintroduit un peu d'espoir, et l'idée que tout a une fin, même les moments difficiles :) merci pour ta lecture ! 
Nana
Posté le 08/04/2018
Waaa Jam, ton texte fout une claque...
J'arrivais pas du tout à imaginer qu'on puisse ressentir tout ça, c'est vraiment impressionnant. Ton texte, le rythme, c'est très très bien fait, je l'ai même lu deux fois de suite pour bien tout absorber.
J'ai l'impression d'avoir fait un tout de montagnes russes en fait... Et d'en ressortir avec la tête qui tourne.
Bravo, c'est une écriture vraiment prenante et qui fait passer par toutes ces émotions contradictoires et violentes sans avoir le temps de reprendre son souffle.
Ce choix de musique est aussi parfait <3 
Jamreo
Posté le 08/04/2018
Merci Nana, ton commentaire m'a beaucoup touchée <3
Oui, le trouble borderline est pour bonne partie un gros dérèglement des émotions, qui ont vite tendance à devenir extrêmes et à se suivre rapidement. Ton impression de montagnes russes est super appropriée ! Je suis vraiment contente si mon texte a pu avoir cet effet :D  
Merci encore pour ta lecture et heureuse que ça t'ait plu !! (et oui, Radiohead, huhu) 
Rachael
Posté le 23/03/2018
 
Un très beau texte, Jam.
Petit par la longueur, mais grand par les émotions ! Ton texte m'a scotché, il y a une telle rage et une telle violence dans les mots que tu as choisis. 
Et ça fonctionne, parce qu'on ressent avec force toutes ces émotions "criardes" et on se rend au moins un peu compte de ce que ça doit être de devoir vivre avec tout ça. 
j'aime beaucoup l'image du puzzle et de trou noir, et celle de la maison dans la tête.  Et la fin aussi, qui laisse une éclaircie possible. (je l'espère en tout cas)
Take care ! 
 
Jamreo
Posté le 23/03/2018
Hello Rach !
Je suis contente que ça ait fonctionné :') c'est vrai que le texte est court mais si les émotions ont pu transparaître (et notamment la rage/violence) c'est super. Et oui, oui la fin laisse entrevoir une éclaircie. On pourrait aussi dire que c'est fataliste et un oeu "faible", mais la perspective de meilleures journées est parfois ce qu'on peut avoir de plus fort ^^
Merci beaucoup pour ta lecture :D 
Fannie
Posté le 26/03/2018
Coucou Jamreo,
Ce texte est poétique, imagé et très prenant. Il y a ce côté éclaté aussi, qui me frappe ; ces bribes de réalité qui côtoient – ou entraînent ? – des vagues d’émotions venues d’on ne sait où.<br />
La haine des autres et la haine de soi sont certainement les deux faces de la même pièce.<br /> Cette solitude abyssale, ce sentiment d’insignifiance, cette incapacité à vivre comme les autres et à faire partie de leur monde me parlent, tout comme cette impression d’être spectateur de sa propre vie.<br /> À chaque déferlement, il faut peut-être faire le dos rond et attendre que ça passe, et surtout, ne pas perdre de vue la lumière au bout du tunnel.
 
En plus des deux coquilles relevées par Cliène, j’ai trouvé ceci :
- tu n’arrives pas vivre [à vivre]
 
<br />
Jamreo
Posté le 26/03/2018
Coucou Fannie, merci pour les coquilles !
C'est vrai, pour le côté éclaté : tout a tendance à s'enchaîner, une émotion en entraîne une autre et idem pour les pensées. C'est un peu un cercle vicieux. Et tu as raison pour la haine de soi/des autres, j'imagine que beaucoup d'émotions négatives fonctionnent comme ça ! Je suis contente que ça te parle en tout cas, vraiment :) même si ça peut être pénible de ressentir ça. Mais oui : attendre que ça passe, c'est ma philosophie aussi ^^
Merci beaucoup pour ta lecture ! 
Laure
Posté le 22/03/2018
Oh, c'est un très beau texte Jam. 
Tout poétique mais en même temps bien ancré à la réalité. Ça permet un peu de s'imaginer ce que ça peut faire de vivre dans cette situation-là, et l'image du trou noir est très forte. 
Je ne sais pas quoi dire d'autre. Bravo !
Jamreo
Posté le 22/03/2018
Merci d'être passée sur ce texte Ethel ça fait vraiment plaisir ! J'espère que ça donne une vision du truc ^^ contente que ça t'ait plu !
Tac
Posté le 22/03/2018
Mamma mia ! Ma chaise s'en est démembrée ! Ton texte est (littéralement) renversant. Je n'ai pas de mot, mais il est très beau, très juste, et ces tournures de phrases... Waouh !
J'en ai plein les mirettes. J'ai lu sur ton JdB que c'était un "entrainement" (au moins en partie) d'un projet futur, que je vais donc guetter avec impatience (sans pression aucune, cheerleader mode activé).
 Merci pour ce bô texte, prend soin de toi Jamounette <3
(pardon pour la non constructivité de ce com)
Jamreo
Posté le 22/03/2018
Merde, ta chaise s'est démembrée pour de vrai ? xD
Je suis très contente que ce texte t'ait plu Tacounette <3 oui en effet, c'est un petit exercice en prévision d'un pojet à venir. Pour l'instant, je me concentrr sur mon roman en cours et essaie de le terminer avant de faire autre chose mais ton enthousiasme fait très plaisir à lire !
Merci à toi et prends soin de toi aussi ^^ 
Cliene
Posté le 23/03/2018
Quelle force et quelle puissance dans ton texte Jam ! C'est criant d'émotion et d'authenticité... Et puis ça trouve certainement un écho en chacun de nous, enfin en tous les cas ça a trouvé un écho en moi, notamment le passage sur X et Y, sur ce regard que nous lance parfois les autres et pour lequel on échaffaude des théories beaucoup trop alambiquées pour qu'elles soient vraies.
Si le projet des cartes de visite n'était pas clos, plusieurs phrases de ce texte se seraient retrouvées en citations !
Deux petites coquilles repérées :
- jusqu'à ras-bord : pas de tiret<br />
- t’on frôlé : t'ont
Jamreo
Posté le 23/03/2018
Oups, merci pour les coquilles !
Je suis contente que ça ait trouvé un écho en toi, il y a beaucoup de troucs là-dedans qu'on est plusieurs à partager ^^ j'ai aussi tendance à échafauder plein de théories sur ce que les autres pensent de moi, sur ce qu'ils ont voulu dire quand ils ont dit ou fait ça, etc... 
C'est super gentil à toi, ça me touche :3
Merci beaucoup pour ta lecture ! 
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