— Un, deux, trois… cinq… sept, neuf et dix ! Caché ou pas j’arrive !
Nathan se retourna, délaissant le mur en pierre derrière lui. Avec un sourire tiré jusqu’aux oreilles, il s’élança à travers les hautes herbes, indifférent aux coupures qu’elles inscrivaient sur ses mollets nus. Il traversa le champ sans un regard aux alentours. Il savait que ses amis préféraient les ombres de la forêt. Il enjamba les trois marches en pierre, franchit en courant le pont qui surplombait le cours d’eau aux reflets chatoyants et atterrit sur le chemin de terre. Le garçon inspira profondément et se laissa submerger par les odeurs d’humus et de lichen. Un coup d’œil à droite, un coup d’œil à gauche. Il hésita. Finalement, il décida de commencer par examiner le sentier qui menait à leur refuge.
Plus question de courir, cette fois le petit garçon observait les alentours avec concentration, attentif au moindre mouvement de branche. Il se détourna à plusieurs reprises du chemin pour vérifier derrière une souche ou un amas de fougères si ses amis ne s’y cachaient pas. Il arriva à leur base secrète sans avoir découvert aucun de ses compagnons. Au cœur du campement expérimental, il y avait les restes de leur feu de la veille. Exceptionnellement, les parents de Nathan lui avaient donné l’autorisation de dormir dehors. Une occasion particulière.
Alors qu’il remuait pensivement les cendres avec un bâton, il entendit des murmures dans son dos. Un nouveau sourire se dessina sur son visage. Ils n’étaient décidément pas très discrets. Il s’avança à pas de loup et bondit derrière le tronc.
— Bouh !
Des rires étouffés s’élevèrent de part et d’autre mais pas de traces visibles de ses amis. Nathan se renfrogna. Ils se montraient très habiles pour se cacher mais le garçon finissait toujours par les retrouver. Il reprit contenance et observa la cime des arbres. Il les savait doués pour escalader, peut-être s’étaient-ils aventurés dans les hauteurs ? Le chant sourd et puissant des cloches arrêta le cœur de Nathan entre deux battements. Ils n’auraient pas le temps de terminer leur partie de cache-cache.
— Les amis ! Je dois rentrer !
Il y eut un bruissement dans les branchages mais Nathan s’était déjà retourné et filait à toute vitesse à travers la forêt. S’il arrivait en retard, il se ferait sacrément tirer les oreilles.
Essoufflé, il poussa la porte de la maison, le front dégoulinant de sueur. Sa mère se tourna vers lui, un saladier dans les bras, un tablier accroché autour de la taille. Elle eut un large sourire et lui fit signe d’avancer. Elle déposa un baiser sur ses cheveux emmêlés.
— C’était bien avec tes amis ?
— Oui ! Mais nous n’avons pas terminé notre partie de cache-cache… Les cloches ont sonné avant.
— Vous reprendrez après. Va faire un bisou à ton père.
Il s’exécuta et se précipita dans le salon. À sa surprise, son père était assis à table et mettait en place les pièces du jeu de société préféré de Nathan. Le garçon balaya la pièce du regard et vit l’ordinateur portable de travail fermé et rangé dans le coin le plus éloigné d’eux. Il se hissa sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur la joue de son père.
— Une petite manche, ça te dit ?
Nathan acquiesça, des étoiles s’étaient dessinées dans ses yeux et sa partie de cache-cache avortée était déjà oubliée.
Les jours passaient et l’odeur d’humus et du lichen lui manquait. Bien qu’attentifs à ses besoins, son père et sa mère ne pouvaient pas s’occuper de lui toute la journée. Assis en tailleur dans sa chambre, Nathan regardait les jouets disséminés un peu partout autour de lui. Le train à vapeur ne lui faisait plus si envie et même le robot à deux têtes faisait pâle figure. Il se hissa sur la pointe des pieds, s’appuya sur le rebord de la fenêtre et s’installa sur la tablette. Les jambes recroquevillées, il regarda la rue déserte. Comment s’occupaient ses amis pendant cette période ? Est-ce qu’il leur manquait ? Il ne comprenait pas pourquoi il n’avait plus le droit de sortir.
— Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Pourquoi je ne peux plus aller m’amuser avec mes amis ?
Debout dans le salon, les poings serrés le long du corps, la voix de Nathan tremblait. Ses yeux étaient embrumés par les larmes et les silhouettes de ses parents apparaissaient floues. La gorge nouée, il attendait des explications.
— Tu n’as rien fait de mal, Nathan. C’est comme cela pour tout le monde. Pour nous non plus ce n’est pas drôle, tu comprendras mieux en grandissant.
— C’est toujours la même réponse ! Mais je suis déjà grand !
Sur ces mots, il tourna les talons et se précipita dans sa chambre.
Le temps filait sans que les explications arrivent. Il se laissa glisser de la fenêtre et s’installa devant son mur d’histoire. Il attrapa quelques crayons de couleur et continua sa fresque. Ses parents avaient vite compris que le dessin était essentiel. Il était l’une de ses formes d’expression qui devenait, en cette période, un besoin vital. Alors ils avaient poussé l’armoire, déplacé le petit bureau et enlevé les étagères. Son père lui avait fabriqué un tabouret en bois sur lequel Nathan pouvait monter pour dessiner plus haut. Avec énergie, le garçon mêlait les couleurs à ses esquisses. Du bleu, du vert, du jaune. Le mur s’animait et chantait sous ses doigts.
On frappa à la porte.
Il arrêta son geste et indiqua qu’ils pouvaient entrer. La tête de sa mère et celle de son père apparurent à travers l’embrasure de la porte. Il les fixa sans comprendre.
— On peut te parler ?
Il hocha la tête et descendit de son tabouret. Tous les trois s’assirent en tailleur au milieu des jouets. Nathan observa son père s’amuser avec le train à vapeur. Il le faisait avancer et reculer sans y penser. Sa mère le regardait.
— Est-ce que tu sais pourquoi nous devons rester à la maison ?
— Non…
— Viens par là.
Son père lui tendit les bras et il s’y réfugia. Alors, sa mère commença à lui raconter une histoire comme elle seule savait le faire.
— Quand nous étions petits, ton père et moi, la Terre allait très mal. Nous vivions dans un système qui courait sans arrêt après le profit. Pour atteindre ses objectifs, l’être humain a développé des outils très puissants. Mais comme dans les histoires que je te raconte le soir, lorsqu’on obtient un grand pouvoir, cela a toujours des conséquences. Les adultes ont dû oublier les contes de leur enfance puisque la contrepartie a été écartée, négligée, enterrée.
Cela a eu de nombreuses répercussions, désastreuses pour la Nature et ses habitants mais cela n’impactait pas encore l’Homme. Alors il n’a pas réagi et a continué sa course effrénée. Mais un jour, la Nature a repris ses droits. Elle s’est révoltée et a envoyé une épidémie qui ne touchait que l’Homme.
Les États du monde entier ont dû sortir de leur léthargie et prendre des décisions. Nous avons tous été confinés chez nous pendant des semaines jusqu’à trouver une solution. Finalement, c’est la Nature qui a décidé de la fin du confinement et lorsque nous sommes sortis, nous avons redécouvert le monde. Les oiseaux étaient revenus et chantaient dans les rues. Cette image peut te sembler bien anodine, Nathan, mais à ton âge je n’avais encore jamais entendu le chant des oiseaux. Plus inattendu encore, tes amis étaient revenus habiter le monde.
— Mes amis ? Mes amis n’existaient pas quand tu étais petite ?
— Non mon chéri. Les Fées et les Korrigans appartenaient aux légendes. Et encore, d’après les légendes ils ne vivaient qu’en Bretagne. Aujourd’hui, ils peuplent la Terre au même titre que l’Humain.
— Mais avec qui jouiez-vous quand vous étiez petits ?
La perspective de la disparition de ses amis le terrifiait. Il jeta un regard à sa fresque dessinée. Les Fées et les Korrigans se mêlaient aux enfants dans une ronde de rires et de chants.
— Juste avec les autres enfants. Sans Fées. Sans Korrigans.
Le cœur de Nathan se serra. Comment un monde dans Fées et sans Korrigans pouvait-il exister ?
— Si les Fées et les Korrigans sont revenus, pourquoi est-ce que nous devons nous confiner encore chaque année ?
— C’est notre cadeau à la Terre. Deux semaines dans l’année, l’ensemble des humains, sans exception, se confine chez lui. À la sortie du premier confinement, des mesures ont été prises. La course au progrès et au développement s’est arrêtée. Nous sommes revenus sur des points que nous pensions acquis et nous avons regardé en arrière. Nous avons pris conscience de la surconsommation et de la complexité de vie dans laquelle nous nous étions enfermés. Ce sont des petites choses bêtes, comme le fait que chacun s’occupe de son potager et produise en petite quantité. Ça peut te paraître fou, mais avant nous achetions toutes nos denrées en supermarché. Je ne vais pas rentrer dans les détails mais les entreprises elles aussi ont repensé leur mode de fonctionnement.
— Pourquoi alors nous devons offrir deux semaines par an si nous avons déjà fait des efforts ?
— Car malgré tout, nous sommes très nombreux et cela n’est pas suffisant. Ces deux semaines, ce sont deux semaines où la Terre peut respirer sans nous avoir sur le dos. C’est un compromis entre elle et nous pour que tout le monde s’y retrouve.
— Je comprends… Je suis prêt à rester deux semaines sans voir la forêt si c’est pour que tout le monde puisse vivre ensemble.
Sa mère eut un sourire alors que des larmes perlaient dans ses yeux. Elle était fière de lui et Nathan se sentit un peu plus grand. Son père le serra fort dans ses bras et déposa un baiser sur son front.
Les jours se firent plus doux. Il comprenait l’importance de rester à la maison et une fois l’enjeu intégré, il lui fut plus facile d’accepter la situation. Il lisait dans sa chambre à la fenêtre, il apprenait à cuisiner les plats, pas seulement les desserts et il dessinait beaucoup. Le soir, ils se retrouvaient autour de la table et discutaient de tout et de rien. Surtout de rien. Ensuite, ils faisaient une partie de jeu de société avant que Nathan soit envoyé au lit. Ils avaient beau être en confinement, il y avait des règles à respecter.
Et finalement, les cloches sonnèrent à nouveau. Nathan échangea un regard avec ses parents qui lui rendirent un sourire encourageant. Il ne se le fit pas dire deux fois et enfila ses baskets avant de filer. Il courut comme il n’avait jamais couru. Il escalada les trois marches du pont et sauta à terre. L’odeur de l’humus et du lichen lui chatouilla les narines. Il se précipita à leur repère. Le cœur battant à tout rompre, il ne pouvait s’empêcher de redouter ce qu’il trouverait, ou plutôt ce qu’il ne trouverait pas.
Rien n’avait changé.
Hormis les cinq petites silhouettes qui l’attendaient autour d’un feu crépitant.
Nathan resta immobile un instant. Il les contempla les uns après les autres, savourant le plaisir de les retrouver et de les savoir vivants. Aobin et Levi lui souriaient. Le battement lent de leurs ailes transparentes lui renvoyait des couleurs chatoyantes. Illeron, Zem et Rán, les trois Korrigans que Nathan affectionnait tant, avaient déposé leurs cartes et le regardaient les yeux pétillants.
Nathan tomba à terre et écarta les bras. Ses amis se précipitèrent sur lui et il n’arriva plus retenir les larmes qui lui nouaient la gorge. Plus jamais il ne se plaindrait du confinement. Plus jamais.
En tout cas, j'aime beaucoup la douceur qui se dégage de cette histoire, et son enseignement. Bravo !