Pourquoi ne suis-je pas étonné d’apprendre qu’Eireann a fait des siennes ? Tranquillement installé sur une chaise, les jambes croisées, je garde les yeux rivés au plafond, refusant dans un sens de voir le large sourire narquois de Moïra. Non, décidément, je ne peux pas être étonné par les propos rapportés par l’amirale.
— Ta fille est incroyable… Elle me surprendra décidément tout le temps.
— Elle tient ça de son père. J’imagine que Thomas aurait également été capable de ce genre de choses s’il était toujours parmi nous.
Je baisse un peu les yeux pour m’intéresser aux expressions de Moïra. Il est bien plus rare pour moi d’avoir une conversation informelle avec elle depuis qu’elle a été avancée au grade d’officière générale. Seulement, le voile de tristesse qui s’est abattu, de manière fugace, sur son visage ne m’a pas échappé. Par pudeur, cependant, je ne vais pas appuyer sur ce détail, et me contente de lui servir une nouvelle tasse de thé. Alors que je porte mon mug à mes lèvres, je ne peux m’empêcher de demander :
— Crois-tu au succès de cette mission ? Que cette arme pourrait être retrouvée ? Même si on n’a pas de preuve, on sait que Panoptès a infiltré nos rangs et que, malgré leurs exactions, de plus en plus d’Augmentés les soutiennent…
Notre problème commence à devenir autant social qu’économique que militaire. Et Moïra en est bien consciente.
— Je n’en sais rien, Cameron. Je dirais bien qu’Eireann est suffisamment tenace pour aller jusqu’au bout, mais je crains que le temps ne soit la donnée qui nous manque.
— Et tu penses que c’est une bonne idée d’aller la laisser se marier ?
— Oh pitié… Ce n’est l’histoire que d’une journée et ils ne partent même pas en lune de miel… Je peux bien lui offrir cet infime moment de bonheur, ils en auront besoin tous les deux.
Je ricane à sa réponse, mais ne renchéris rien. En réalité, je suis plutôt d’accord. Autant offrir un rayon de douceur quand les ombres menacent de nous engloutir. Car, plus Eireann aura de la force, plus elle sera capable de traverser les épreuves qui l’attendent. Soit parce que cette mission va déraper, soit parce que sa carrière va être compliquée. Elle demeure une femme, et une Naturelle aux yeux du monde. Elle aura forcément plus de difficultés que les autres ! Alors que je m'apprête à boire une nouvelle gorgée de mon thé, j’interromps mon geste quand mon ICP et celui de Moïra émettent au même moment un signal sonore. C’est l’amirale qui active la communication la première. Une exclamation de surprise s’échappe de sa gorge quand la silhouette miniaturisée d’Enrik Endelsson, médecin de bord de l’Alecto, apparaît sous nos yeux.
— Enrik ! C’est étonnant que tu nous appelles, m’étonné-je.
— Nous avons un problème à Tokyo.
Moïra fronce les sourcils et repose sa tasse sur sa soucoupe. Puis, elle active son interface visuelle pour recevoir les dernières informations de la capitale japonaise. Les images aériennes du quartier Minato sont effarantes ; les bâtiments sont détruits, pour la plupart, et un épais nuage de poussière ne permet pas de réellement estimer l’ampleur exacte des dégâts. Si je ne suis pas dans la tête de Moïra, je la vois devenir blême, sans comprendre pourquoi une telle inquiétude.
— Eireann est sur place, souffle-t-elle.
— C’est le problème, justement, annonce Enrik. Nous avons reçu un message du service des urgences du Sanno Medical Center. La commandante O’Brian a été héliportée d’urgence et…
Je n'écoute pas la suite. Je me lève et attrape ma veste, sans m’inquiéter outre mesure de l’immobilisme de Moïra, qui accuse la nouvelle.
— Je m’y rends. Enrik, si t’es sur zone, vas-y en premier et essaie de la récupérer, peu importe son état !
Le médecin de bord reste mutique et la communication se coupe. Mon uniforme correctement placé, je me tourne vers l’amirale et pose un genou au sol. Mon index sous son menton, je relève un peu son visage :
— Je m’occupe de la suite des événements. Ne t’en fais pas, Moïra, tout va bien se passer. Ta fille est forte, et on le sait.
Ses yeux émeraudes se lèvent vers moi. Je me redresse, pour déposer mes lèvres sur le haut de son crâne. Puis, près de son oreille, je souffle :
— Nous préserverons le secret. Tu es seule décisionnaire de la situation et tant que nous n’avons pas reçu d’ordre contraire à ce sujet, nous ferons tout pour qu’il en soit ainsi.
Elle hoche la tête, mais reste terriblement silencieuse. Je n’ai aucune difficulté à comprendre désormais l'état de Moïra. Si elle a toujours tout fait pour demeurer distante de sa fille, pour des raisons qui ne regardent qu’elle, l’amour qu’elle lui porte est si palpable qu’il m’en crève presque le cœur.
— Elle est forte, redis-je. Bien plus que nous le croyons, je peux te le garantir !
Et je m’en vais. Je cours presque dans les couloirs, bouscule quelques soldats et autres civils de la défense au passage sans prendre le temps de m’excuser. Le temps joue contre nous. Je sais que plus la commandante restera exposée aux soins des Japonais, plus le risque sera grand pour qu’un impair de taille soit commis. Une erreur qui pourrait chambouler bien des plans mis en place depuis de très nombreuses années.
Alors que j’arrive dans le hall d'accueil des locaux de la Confédération, je suis à peine surpris de tomber nez à nez avec un Ethan fou furieux.
— Tsukiyama m’interdit d’aller à Tokyo et de quitter Pretoria alors que j’ai eu une communication dans le sens contraire de la part de l’Alecto ! Je fais équipe avec Eireann, je peux savoir ce que c’est encore que ces conneries ?
— Ah ! Commandant Morthon, justement, je vous cherchais ! menté-je avec aplomb en le saisissant par l’épaule. Venez avec moi, nous n’avons guère le temps.
Je le tire à ma suite, dans une course effrénée en direction de la baie d’amarrage où patiente tranquillement le Tisiphone. À peine Morthon a-t-il posé un pied dans sa frégate que son pilote s’adresse à lui.
— Quels sont les ordres, Commandant ?
— Rendez-vous immédiatement à Tokyo, officier Magyar.
— Mais, je croyais que…
— Ecoutez votre commandant de bord et faites ce qu’on vous dit ! ralé-je, un tantinet agressif.
— Ok… Bien reçu…
Les moteurs vibrent alors que, cette fois, le rapport de force s’inverse entre Ethan et moi. Je suis traîné en direction de la cabine du soldat qui, une fois certain que plus personne ne peut nous entendre, me harcèle de questions. Les mains levées dans l’espoir de réduire le débit de parole, je cherche à le rassurer :
— Doucement, commandant !
— Doucement… Doucement ! éructe Ethan. Vous vous foutez de moi, peut-être ? Vous savez très bien que j’ai horreur qu’on m’interdise d’aller là où je veux alors que je suis le commandant d’un foutu SSAS !
— Je sais, je sais… Sauf qu’on y va, là, et je prends la responsabilité de la colère de Tsukiyama. En attendant, calmez-vous. J’ai besoin que vous vous asseyiez…
Je tire une chaise à nous et force Ethan à s’y installer.
— … et que vous vous calmiez. Parce que ce que je vais vous dire ne va pas vous faire plaisir.
Les yeux bleus d’Ethan lancent des éclairs meurtriers, et je me retiens de sourire. Tous les commandants de bord des SSAS ont eu leur petit caractère et c’est toujours dans la sécurité de sa cabine que Morthon, contrairement à d’autres, se laisse aller. Sauf que je ne suis pas de ceux qui peuvent le craindre… D’ailleurs, l’Anglais ne doit pas plus me craindre. Je prends une profonde inspiration et lâche mon ogive :
— La commandante O’Brian a poursuivi un agent de Panoptès. Elle se trouve actuellement dans un hôpital japonais et nous allons la chercher.
Le choc s’invite sur le visage d'Ethan, qui se décompose.
— Plaît-il ?
Son corps s’affaisse sur sa chaise et je lui accorde le temps de la réflexion, conscient qu’apprendre qu’un être qu’on aime se trouve potentiellement entre la vie et la mort est quelque chose de difficilement appréhendable. Une main paternaliste posée sur son épaule, je me penche un peu vers Morthon, lui offrant un sourire que j’espère compatissant.
— Le docteur Endelsson est déjà sur place, prêt à fournir les soins qu’il faut pour votre fiancée.
— Comment ? Pourquoi ? Enfin… C’est… C’est ridicule, bégaie Ethan. Si Eireann est à l’hôpital, il vaut mieux…
— Il s’agit d’un ordre de l’amirale O’Brian…
Techniquement, cette affirmation est un semi-mensonge, mais toute vérité n’est pas bonne à entendre, surtout pas maintenant. Ethan secoue la tête, alors que le pilote annonce notre arrivée imminente à Tokyo. Plus que quelques instants avant d’atteindre la capitale japonaise. Notre passe-droit nous permettra d’évoluer comme nous le désirons sur place, et si je laisse Ethan se retrouver au chevet de sa fiancée à bord de l’Alecto, je pourrai me charger de tout à fait autre chose.
La fatigue s’abat déjà sur mes épaules quand je prends conscience de l’ampleur de la tâche qui m’attend. Parce qu’Endelsson sera très certainement occupé avec la commandante, et que je serai seul pour faire ce travail. Je n’ai même pas le temps de prévenir les autres. Oh joie…
Quand nous arrivons, nous constatons la réactivité des forces armées japonaises. On aurait dit que la capitale était mise en état de siège. Tout est minutieusement quadrillé. Par mesure de précaution, nous avons revêtu armes et protection – quand bien même il n’existe normalement plus de risque, vu la sécurité déployée. Un Japonais se poste devant nous, vérifie scrupuleusement notre identité et nos passe-droits avant de nous donner l’accès au reste de la ville. Alors que je monte dans un véhicule militaire, je me tourne vers Ethan qui s’apprête à en faire de même.
— L’Alecto n’est pas loin. Rendez-vous à bord !
— Si Eireann est entre les mains du docteur Endelsson, alors je ne peux rien pour elle ! Elle voudrait que je sois sur le terrain, avec vous ! Ma place est là !
— Croyez-moi, elle n’est sûrement pas là où je vais. Vous serez bien plus utile en restant ici.
Un air suspicieux s’invite sur le visage d’Ethan et mon estomac se tord. Cela faisait longtemps que je n’avais pas eu à faire à quelqu’un d’aussi bravache, prêt à tout pour suivre ses supérieurs quand la situation l’exigeait. Sauf qu’ici, je n’ai pas besoin de son aide. Si je ne l’avais pas croisé par hasard dans les locaux, je ne l’aurais même pas pris avec moi. La main sur le torse de l’Anglais, je le repousse avec douceur et souris :
— Attendez sur l’Alecto. Attendez que la navette revienne à la frégate avec la commandante et restez au chevet de votre compagne. Vous ne me servirez à rien, parce que vous êtes stressé et vous ferez plus d’erreurs qu’autre chose… Vous le savez !
Il se crispe sous mes doigts et son cœur bat plus rapidement sous la pulpe de mes doigts. Je m’amuserais de la situation si je n’étais pas aussi nerveux que lui, et ce même si je le montre moins. Car, au-delà de ce que je dois faire pour protéger Eireann et notre secret, son état de santé est préoccupant. J’espère que ses blessures ne sont pas si graves qu’Enrik le laisse entendre, qu’elle saura s’en remettre juste avec les soins du médecin de bord. Pour la première fois depuis longtemps, alors que la portière du véhicule se referme sur Ethan et s’envole dans les airs, je me surprends à prier, moi qui renie pourtant toute forme de vie supérieure depuis toujours.
Mon regard se perd sur la ville qui défile sous mes yeux. Les quartiers aux alentours de Minato ont subi quelques dégâts mais je sais à quoi m’attendre, à mesure que la voiture se rapproche de l’épicentre de l’explosion. Fort heureusement, le véhicule est trop haut pour que l’on puisse deviner les corps, le sang et la désolation qui a pris d’assaut ce quartier. Quartier que je connais pour le rejet quasi-systématique des Augmentés dans cette zone.
— Comme si ce n’était pas suffisant d’avoir Panoptès sur le dos, murmuré-je pour moi-même.
Et pourtant, les deux problèmes sont étroitement liés ! Panoptès prône la supériorité de l’Humain Augmenté et s’attaque exclusivement aux Naturels, à ceux qui refusent les améliorations génétiques neuronales et même l’eugénisme qui tend à prendre de plus en plus place au sein de la société. La course à la perfection envenime le cœur des Hommes et le mépris de quelques Naturels pour ces êtres qui cherchent à atteindre une absoluité, interdite à leurs yeux de par leur condition, alimente des tensions qui éclateront.
La Confédération Terrienne tente d’apaiser la situation, mais c’est compliqué. Et la balance penche de plus en plus en faveur de Panoptès, qui sait parfaitement placer ses pions pour nous contrecarrer. À ce stade, je donne l’organisation terroriste gagnante. Car, aucun Naturel, malgré toute sa bonne volonté, ne peut faire face à un Augmenté. La disparition de cette partie de la population est inéluctable. Sauf si Panoptès tombe.
— Nous sommes arrivés, Nivens-taichô.
Perdu dans mes pensées, je ne me suis même pas rendu compte que l’hôpital se dressait devant nous. Une fois à l’extérieur, j’active mon casque pour respirer plus librement, alors que le nuage de poussière continue de s’élever. Des moteurs vibrent au-dessus de ma tête et le Japonais m’indique l’entrée des urgences, avant de remonter dans le véhicule. Je m’engouffre finalement dans le sas des Urgences, bondé de monde. Je dois faire attention à là où je pose les pieds ; des blessés légers attendent, assis à même le sol, de recevoir les premiers soins. Un mélange de sang et de suie encrasse les peaux. L'accablement appuie sur les corps, voûte les dos. Gémissements et autres pleurs emplissent l’espace.
Certains apprennent avec soulagement la survie de leurs proches, d’autres affrontent dignement la mort des leurs, se courbant à plusieurs reprises devant les chirurgiens dépassés par les événements. Heureusement qu’ils sont assistés par des androïdes de santé hyper performants. Les mains posées sur le comptoir, je peine à attirer l’attention de l’infirmière d’accueil, débordée. Mes doigts finissent par s’enrouler autour du bras de la Nippone.
— Excusez-moi, je suis à la recherche de l’équipe médicale qui a pris en charge la commandante O’Brian Eireann.
La jeune femme cligne lentement des yeux. Elle doit essayer de fouiller dans sa mémoire pour essayer de se rappeler quoi que ce soit. Je fronce des sourcils et lui présente une photographie de l’Irlandaise :
— Sujet féminin, caucasien, cheveux rouge. Je suis sûr que vous vous souvenez d’elle.
L’infirmière penche un peu la tête sur le côté et se dérobe à ma poigne pour chercher dans ses fichiers. Les dossiers défilent sous ses yeux, avant que celui d’Eireann apparaisse. Elle prend quelques secondes pour le lire, avant de me sourire avec politesse.
— Sato-sensei, Aoki-sensei et Matsuda-sensei l’ont examinée avant qu’elle ne soit transférée. Ils sont actuellement occupés…
Un voile opaque passe sur ses pupilles. Son regard se fait songeur, alors que ma main se pose finalement sur sa joue.Je glisse mes doigts sur l’endroit où se trouve son ICP et lui décroche, le glissant dans ma poche. Il sera tout à fait temps de pirater ça plus tard pour tout effacer. Je croise finalement mes mains devant moi, et l’infirmière cligne plusieurs fois des yeux, l’air visiblement perdue.
— Bonjour, en quoi puis-je vous aider ?
— Oh… Vous m’avez déjà donné l’information, mais vous avez soudainement pâli. Tout va bien ?
Elle passe une main sur son visage et prend une profonde inspiration. Bien sûr qu’elle doit être exténuée et ce qu’elle vient de subir ne l’aide pas à se sentir mieux. Elle bafouille quelque chose avant de se confondre en excuse. Je tourne les talons, la laissant vaquer à ses occupations, avant de m’enfoncer dans les profondeurs de l’hôpital, un sourire carnassier sur le visage.
NIVENS ?!!!!! MAIS !!
Bon. Je
Veux
Savoir !!
Je suis un peu fachée contre Nivens là, grr, je sais qu'il faut préserver le secret toussa, mais il a un sourire carnassier à la fin ?? Tu pourrais avoir des remords de faire ça j'sais po è.é
Chapitre exceptionnel en tout cas, j'étais vraiment super mal pour Moïra, sa réaction elle m'a brisé le coeur et pauvre Ethan T-T
Mais surtout Eireann ouin T-T J'espère qu'elle aura pas trop de blessure ;-;
Ossekour c'est trop bien T-T <3