Carte n°1 – L’arrivée
À : Gregor, manoir des landes maudites, Transylvanie
Cher Gregor,
Je suis bien arrivé à Trouvillons-les-Bains. Ne cherche pas sur la carte, ça n’y est pas. D’après la dame du bus, « on n’y vient jamais par hasard ». Charmant accueil. Il pleut horizontalement, les mouettes marchent au lieu de voler, et l’air sent la friture et la résignation. Je me sens chez moi.
La pension est tenue par une vieille humaine avec un chignon si tendu qu’il doit maintenir la tension artérielle. Elle m’a regardé de travers quand j’ai demandé si les chambres avaient un placard à cercueil. J’ai donc improvisé avec le coffre à linge sale. C’est moelleux, et ça sent la lavande moisie. Délicieux.
Premier repas : j’ai testé le buffet. Note pour plus tard : la sauce cocktail n’a aucun rapport avec le sang. Je soupçonne même qu’elle ne contient ni cocktail, ni sauce. Quelle époque.
Je t’écris en regardant l’océan. C’est gris, plat, et ça reflète exactement mon humeur. Parfait.
Pas de soleil, pas de problème.
Ténébreusement,
Vladimir
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Carte n°2 – Les activités
À : Gregor, toujours vivant, j’espère.
Gregor,
Aujourd’hui, j’ai testé les joies du tourisme. À ma manière.
J’ai fait du pédalo. Tout seul. À 5h du matin. Sous une pluie battante. À ma grande surprise, il faut "pédaler". Une torture pour mes chaussures en cuir et ma dignité. À un moment, un cygne m’a attaqué. Littéralement. Il a pris ma capuche. Je suis donc revenu trempé, décoiffé, et humilié par un oiseau. Je note : vengeance sur toute la lignée des cygnes.
J’ai aussi visité un « musée du coquillage ». 132 coquillages. Tous… des coquillages. Le guide était un adolescent à mèche grasse qui lisait son texte comme s’il appelait à l’aide. J’ai souffert pour lui. Je l’ai applaudi à la fin. Il a pleuré. C’était émouvant.
Et puis j’ai tenté un bain de mer. L’eau était à 12°C. Mon corps a saisi. J’ai coulé comme un meuble IKEA mal vissé. Heureusement, une retraitée m’a repêché à l’aide d’une perche à selfie. Elle m’a appelé “jeune homme”. J’ai ri pendant dix minutes.
Je découvre le "fun". C’est dérangeant.
Dans l’obscurité,
Vlad (oui, je me réinvente)
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Carte n°3 – L’interlude existentiel
À : Gregor (et au corbeau, s’il lit par-dessus ton épaule)
Cher Gregor,
Je crois que je commence à comprendre ce que tu voulais dire par “prendre du recul”. Ou alors c’est la pluie qui me ronge le cerveau.
Ce matin, je suis resté immobile pendant trois heures à regarder un distributeur de granitas. Il ne fonctionnait pas. C’était… paisible.
Je me suis surpris à sourire à un enfant. Il a hurlé et jeté sa sucette dans mes cheveux. J’ai pris ça comme un signe d’affection.
Le soir, j’écris dans un bar à moules. L’odeur est une agression. Mais l’ambiance est douce. Les gens parlent, rient, se plaignent du temps. C’est réconfortant, leur fragilité.
Parfois je me dis : et si j’étais humain ? Juste un moment. Juste pour voir ce que ça fait de craindre autre chose que l’ail et les pieux.
Bon, la barmaid m’a offert un kir au sirop de cassis. J’ai bu. J’ai craché. Elle a ri. C’était presque… agréable.
Ne le répète à personne.
Étrangement vôtre,
Vladimir
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Carte n°4 – La rencontre
À : Gregor (mais tu le savais déjà)
Gregor,
Elle s’appelle Aline.
Je sais. Ça fait cliché. Mais je t’assure, elle est… "différente". Elle bosse au snack de la plage, vend des churros déprimés et parle aux pigeons comme à des collègues. Elle m’a dit que j’avais un “style rétro qui tue”. Elle ne croit pas si bien dire.
On a marché sous la pluie. Elle portait un ciré jaune canari. Je lui ai parlé du bal de 1423, elle m’a raconté ses soirées karaoké. Elle a dit que j’étais “chelou mais poétique”.
Je crois qu’elle m’a fait découvrir ce que les vivants appellent un fou rire.
Je n’ai pas bu son sang. Même quand elle s’est éraflé le doigt en ouvrant une boîte de sardines. C’est grave, Gregor. Je crois que je suis malade. Très malade. J'ai chaud mais mon coeur reste toujours à -1990°C. Que m'arrive t'il ?
Je ne sais pas ce que je fais.
Mais je crois que je veux rester un peu.
Douteusement,
V.
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Carte n°5 – Le choix
À : Gregor. Dernière. Peut-être.
Gregor,
Le soleil s’est levé aujourd’hui.
Un rayon. Un seul. Mais assez pour roussir les draps et me rappeler qui je suis. Ou qui j’étais.
Aline m’a tendu une crème solaire indice 50 et a dit : “Tu veux essayer d’être un peu là ? Juste pour voir ?” J’ai mis un chapeau ridicule. Je suis sorti. J’ai senti ma peau grésiller. J’ai ri. Elle aussi. Puis j’ai pleuré, mais intérieurement. Parce que je n’ai plus de glandes.
Je ne sais pas si je reviendrai. Pas tout de suite. Ici, le ciel est bas, mais mon cœur est un peu plus haut.
Dis au corbeau qu’il peut garder mes capes. Et mes vinyles. Sauf celui de Chopin. Il comprendra.
Pas de soleil. Pas de problème.
Mais peut-être… un peu de lumière, parfois.
Tendrement,
Vladimir.
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À : Vladimir de Trouvillons-les-Bains
Cher Vladimir,
J’ai reçu tes cartes. Toutes. Même celle que tu as visiblement oubliée dans un pot de sauce tartare. Charmant parfum.
Je t’ai relu. Trois fois. Une fois en soupirant, une fois en ricanant, une fois en te comprenant.
Tu me manques, vieille chauve-souris. Le manoir résonne d’un silence plus glacial que d’habitude. Le corbeau s’est mis à réciter Baudelaire. À voix haute. Tu vois dans quel état tu l’as laissé.
Ta chambre est restée fermée. L’armoire grince de solitude. Les araignées sont en grève. L’ambiance est morose. Enfin… plus morose que la normale, disons.
Et moi ? Je suis allé jusqu’au bord du bois, là où on voit un bout de ciel. J’ai levé les yeux. Et j’ai pensé à toi. Toi, dehors. Toi, risquant tout pour un rayon tiède et un sourire jaune canari.
Je suis fier de toi, mon vieux. Même si tu reviendras, tôt ou tard. Parce qu'on revient toujours là où les ombres nous connaissent par nos prénoms.
En attendant… vis. Ris. Aime, si tu peux.
Et si tu croises un cygne, venge-nous tous.
À bientôt,
Gregor
P.S. : J’ai gardé Chopin au chaud. Et la cape rouge qui te faisait une carrure de comptable maudit. Reviens la chercher. Ou pas.