CE PAYSAGE ARIDE ET TERNE

Cette vie n'est pas celle que j'ai rêvée. Elle est fade et sans rythme. La précédente avait eu plus d'intérêt. J'avais été un homme. Je vivais au temps des mousquetaires de Sa Majesté Louis XIII. Je me souviens encore des campagnes, de l'adrénaline sur les champs de bataille. Cette époque me ressemblait.

Celle que je vis n'a rien de passionnant. Je me contente d'attendre. Je ne sais même pas ce que j'attends. Je suis sur le perron d'une maison. J'observe le paysage aride et terne d'une contrée appelée Australie. Il n'y a rien de passionnant. Pourtant Dream's Industry m'avait promis de l'aventure. Je me souviens encore du représentant. Tout sourire, il m'avait vendu ce programme en ajoutant que tous ses clients en étaient satisfaits. Mais de quoi ?

Je ne comprends pas le sens de ce calme. Cet ennui est mortel. Je sens mon corps vieillir plus vite que la nature ne me l'impose. Je suis bloquée à l'intérieur. Je n'ai aucun moyen de me déconnecter de ce programme. J'ai signé pour une vie de trente ans. Je vais devoir vivre ainsi encore trois ans, le temps de ce programme.

Mon connecteur n'a pas envoyé de signal de détresse. Pour lui, tout semble normal. Mes constantes sont bonnes. Pourquoi s'alarmerait-il ? Je suis constamment assise sur cette chaise. Je regarde ce paysage aride et terne. Le soleil se couche, mais mes yeux ne se ferment jamais. Parfois, la nature s'aventure autour de ma personne. Le programme m'envoie des zèbres ou des pandas. J'ai la preuve qu'il bug, mais je ne peux prévenir personne.

Les premiers avertissements concernant Dream's Industry ne sont pas venus des médias mainstreams. Le darknet et le deepweb bombardaient les boîtes mails et les réseaux de messages d'alertes. Des clients se sont retrouvés bloqués dans les mondes virtuels et en sont morts. D'autres ont vécu des vies entières dans ces mondes parallèles. Ils ont eu l'illusion d'avoir des enfants, de fonder une famille et ont choisi de mourir. Ce terme a été employé par Dream's Industry pour justifier cette défaillance. Personne ne choisit de finir dans un monde imaginaire.

J'ai décidé de vivre ces vies parce que j'en avais les moyens et que je m'ennuyais dans mon quotidien. Quand je rentrais chez moi, je n'avais que mes chats pour me tenir compagnie. Les êtres humains m'ennuyaient. Ils étaient fades et insipides. Je ne comprenais pas l'intérêt de discuter autour d'un verre, de se contenter de rêver d'un pays, d'une expérience, d'attendre de pouvoir la vivre. Malgré les appels au boycott, Dream's Industry m'a paru être la solution à mon ennui.

Je ne sais pas depuis combien de jours je suis bloquée sur cette chaise observant ce paysage aride et terne. Je prends conscience de mes erreurs. Je prends conscience que ma vie n'était pas si ennuyeuse. J'aurais pu dire oui à mon voisin si charmant, trop peut-être. Nous aurions pu faire un bout de chemin ensemble. Nous aurions pu apprendre à nous connaître différemment qu'à travers le programme de rencontre de Dream's Industry. Le virtuel ne fait pas tout. Mes collègues de travail me l'ont assez répété.

Je me souviens avec quelle suffisance, je les observais s'occuper de leurs progénitures. Leur système de santé les alertait d'un rythme cardiaque trop élevé à chaque fois que leurs gosses leur donnaient du fil à retordre, de la contrariété ou de la peur. Pourtant, ils ont accepté cette vie simple et sans saveur. Ils ont accepté de prendre des cheveux blancs sans vivre de grands frissons, de grandes aventures. Le piège de la descendance est de s'oublier pour les faire grandir.

Mon piège a été de croire en Dream's Industry et de penser que In Speculo Ventris me donnerait des enfants sans les désagréments d'une grossesse et l'éducation qui va avec. On leur confie nos ovaires. Ils les fécondent avec un sperme artificiel et font grandir ces humains dans un ventre de verre jusqu'à leurs dix ans. Une I.A. se charge de leur éducation et de remplir leur cerveau des données utiles à leur épanouissement. Quel bonheur de ne pas avoir à subir vomissements, défections, nuits blanches et autres désagréments liés à l'enfant. Assise sur cette chaise, depuis un certain temps, observant ce paysage aride et terne, je remets en question ces croyances.

À qui dois-je vraiment en vouloir ? À nos ancêtres pour avoir laissé ces entreprises prospérer sans imposer d'éthique ? À ma génération pour avoir accepté de les laisser se développer ? À ma stupidité ? J'ai accepté ces discours entendables et acceptables. Je me suis laissée bercer d'illusions devant autant de facilité et d'égoïsme. Ce besoin d'échapper à la réalité m'a conduite sur cette chaise devant ce paysage aride et terne, sans possibilité d'alerter Dream's Industry de l'enfer que je suis en train de vivre.

Mon corps me lâche. Je le sens mourir. Depuis combien de temps suis-je branchée à ce dispositif ? Je n'en sais rien. Personne ne s'inquiète pour ma personne. Je n'ai personne pour s'inquiéter. Mes collègues me savent en congés pour un mois. Ils ne prendront pas de nouvelles. Pourquoi en prendraient-ils ? Je n'ai aucun contact avec eux en dehors des heures de travail.

Je me meurs sur cette chaise observant un paysage aride et terne d'une contrée appelée Australie sur un catalogue virtuel. Je n'ai aucun moyen de sauver ma vie. Le programme a failli. Personne ne sait que je suis en danger de mort. Personne ne sait que ma vie n'est plus, que mon esprit est à jamais bloqué dans un programme virtuel. Le soleil se couche. Mes yeux se ferment. Je m'endors assise dans un fauteuil en cuir, dans un appartement au cinquième étage d'un immeuble situé dans une ruelle parisienne éloignée du cœur de la ville où personne ne connaît personne.

 

 

 

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Rouky
Posté le 25/09/2025
Salut ! ^^

C'est un premier chapitre très mystérieux, mais aussi très original ! Il me rappelle même un peu certains auteurs classiques qui se basent beaucoup sur la description et les détails, pour rendre le tout plus réaliste. Hâte de lire la suite ^^
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