Ce que je n’ai pas compris

Ces derniers temps, j’éprouve une vive émotion chaque fois que je croise une mémé, un élan d’affection spontané et inconditionnel qui s’était jusqu’alors exprimé qu'en présence de chiots. Il faut dire que c’est tellement pataud et mignon, les chiots.

Les mémés ont, elles, quelque chose de formidablement frêle. Comme des fleurs séchées sur des tiges que le vent d’hiver n’aurait pas réussi à emporter. On les voit vaille-que-vaille franchir des épreuves impossibles – descendre les trois marches de leur perron, tirer un caddie sur le trottoir, remonter deux marches, fermer la porte, redescendre et tracter le caddie.

Je ne sais pas d’où viennent ces bordées d’amour pour les mémés. Peut-être est-ce une façon originale qu’a mon subconscient de gérer la perte des miennes – déni, chagrin, amour pour les mémés. Ça fait trois ans que ma dernière aïeule, ma Mamie, est partie. Et depuis, j’ai compris des choses.

 

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Commençons par le plus drôle.

La première chose que j’ai comprise, c’est pourquoi Mamie adorait autant le film Sissi. Elle n’était pas une grande cinéphile, pourtant. Elle ne visionnait que les programmes de divertissement les plus idiots que la télé avait à proposer, au point de se souvenir des noms des présentateurs parfois mieux que de ceux de ses petits-enfants.

Bref, elle avait une curieuse façon de regarder religieusement Sissi chaque fois qu’une rediffusion lui en donnait l’occasion. Mamie aimait Sissi. Mamie aimait aussi Papi, son mari, mon grand-père.

Mamie était enterrée depuis quelques temps déjà, et Papi depuis de nombreuses années, lorsque mon grand-oncle nous a raconté un jour l’histoire de leur mise en ménage. La passion de Mamie pour Sissi a alors pris tout son sens.

Mamie et Papi n’était pas voués à se marier. Jeune homme, Papi aurait dû épouser la sœur de Mamie, qui s’appelait Hélène. Mais le jour des fiançailles, alors que les deux familles digéraient le gueuleton en discutant hectares et têtes de bétail, le petit dernier de la grande fratrie de Mamie – le fameux grand-oncle qui, des décennies plus tard, ferait ressortir ce secret du placard – a déboulé dans la salle à manger en piaillant : « Y a Marthe et Jacques qui sont en train de se rouler des patins dans le foin ! ».

Marthe, c’était Mamie. Jacques, c’était Papi. Les fiançailles avec Hélène ont tourné court, et cette dernière n’a jamais pardonné à sa cadette, qui s’est mariée avec Papi.

Voilà pourquoi ma petite paysanne de grand-mère a ensuite passé sa vie à visionner Sissi - l’histoire d’amour de la duchesse de Bavière, qui avait ravi le bel empereur Joseph (un J, comme Jacques) à sa sœur Hélène lors de leurs fiançailles, n’avait finalement rien à envier à la sienne.

 

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La deuxième chose que j’ai comprise, c’est pourquoi Mamie insistait autant pour que je rédige ses chèques.

Mamie était avare de mots. Elle avait tendance à toujours utiliser les mêmes phrases, comme si le contenu de son armoire lexicale était trop modeste pour habiller sa pensée différemment d’une semaine à l’autre. Ces phrases qu’elle réutilisait comme des vêtements rapiécés flottent ainsi toujours dans ma mémoire : « Oh mon lapin » (quand elle voulait consoler l’un de ses petits-enfants) « Vous allez voir je vais prendre le martinet ! » (quand on la faisait tourner en bourrique), « Tu as épais de cheveux » (quand elle me coiffait) « Et tu fais pas de trous hein !! » (quand elle laissait la chienne – une grande amatrice de chasse au mulot - sortir faire ses besoins dans le jardin)

Elle avait notamment une façon bien à elle de me tendre un chèque à remplir, un bout de papier pour rédiger la liste de courses, ou, si France Bleu claironnait une bonne petite préparation, un carnet de recettes. « Tiens, écris, tu as une belle écriture toi » me disait-elle.

Etant petite, ce compliment me flattait car j’avais alors, il est vrai, une belle écriture cursive. Une graphie ensuite délaissée au cours de mes études pour adopter un gribouillis moins esthétique, mais plus efficace pour les prises de notes. Ainsi, quand plus tard Mamie continuait malgré tout de me tendre le chèque à compléter en vantant ma plume, je marmonnais dans ma barbe que mon écriture n’était plus si belle.

Il m’a fallu longtemps pour comprendre que ce compliment qu’elle me faisait lui servait surtout à cacher sa honte de ne pas savoir écrire. En prétextant vouloir orner ses chèques ou son carnet de recettes de mon écriture, elle me cachait la sienne, hésitante et hachée, depuis le cul des u jusqu’au point des i. Elle me cachait son illettrisme.

J’ai reçu mon premier contrat d’édition le jour de son enterrement. La vie aime se foutre de nous, parfois.

 

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La dernière chose que j’ai comprise, c’est pourquoi Mamie ne voulait plus habiter seule dans sa maison.

De mon point de vue d’enfant, son désir de déménager dans un banal appartement de la bourgarde locale semblait absurde. Pourtant, je savais bien combien il était inquiétant, ce trajet jusqu’à la chambre du bout à l’étage, le soir, quand tout était noir et silencieux. Je savais bien que Mamie vivait seule depuis des années, qu’elle avait déjà été cambriolée une fois, que la maison et le jardin étaient devenus beaucoup trop grands à entretenir.

Mais je ne voyais que les animaux qui lui tenaient compagnie, qui étaient devenus aussi les miens, d’une certaine façon, et qu’elle aurait dû abandonner pour partir vivre dans un petit appartement. Je ne voyais que la grande tablée de Noël, qui réunissait chaque année mes cousins, et à laquelle on aurait dû dire adieu si elle était partie vivre dans un petit appartement. Je ne voyais que le vaste jardin, grâce auquel j’avais vécu des aventures trépidantes à bord du vieux tracteur-tondeuse, et que j’aurais dû ne jamais revoir, si elle se résignait à loger dans un petit appartement.  

Je ne voyais que tout ça, et je mettais les envies de déménagement de Mamie sur le compte de sa dépression chronique, avec laquelle elle repeignait souvent le monde en noir.

Jusqu’au soir d’automne où, plusieurs mois après son décès, j’ai dû passer faire des clichés de sa maison, que ma mère souhaitait louer.

Il était vingt heures, une mauvaise heure pour prendre des photos d'intérieur. Je suis entrée dans le jardin plongé dans l’obscurité, que les lampes automatiques ont soudain éclairé, rendant la campagne alentour plus ténébreuse encore. J’ai déverrouillé la porte. J’ai pénétré dans la maison vide et froide. J’ai traversé les pièces en me dépêchant à chaque fois d’appuyer sur les interrupteurs, pour m’assurer que personne ne se cachait dans les recoins de cette grande longère normande. J’ai écouté le silence. Je me suis rendu compte que je pouvais hurler sans que personne ne m’entende. J’avais 27 ans, un tempérament bagarreur, je n’étais pas impressionnable. Pourtant j’avais peur.

Et j’ai réalisé que Mamie avait dû vivre avec cette angoisse solitaire chaque jour de sa vie de veuve, pendant quinze ans.

Qu’est-ce qu’on peut être égoïste, quand on est jeune.

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So26
Posté le 03/03/2022
Coucou,

J'ai beaucoup aimé ce texte il est drôle et émouvant à la fois! Ton histoire est très agréable à lire et m'a beaucoup touchée! Bravo pour ce magnifique hommage et merci pour le partage!
Isapass
Posté le 18/02/2022
Hello Zeno !
La notification a bien sûr piqué ma curiosité ("tiens, Zeno s'essaye aux nouvelles ! De quoi celle-ci peut-elle bien parler ?"), mais je ne m'attendais pas du tout à cet hommage tendre et nostalgique.
Je n'ai aucune critique à faire : c'est écrit avec maestria sans pourtant en mettre plein la vue, la progression des émotions insufflées au lecteur fonctionne parfaitement (sur moi, en tout cas), et même si le texte est tout à fait personnel, tu parviens à le rendre universel car chacun y reconnaît au moins un détail qui pourrait aussi lui appartenir.
Bref, j'ai souri au début, puis de moins en moins, jusqu'à sentir mes yeux se mouiller.
J'imagine que ce texte a été inspiré par la tristesse et le manque, assorti d'une volonté (pas toujours si aisée) de garder surtout les jolis souvenirs. C'est comme ça que je l'ai ressenti, en tout cas.
Je t'envoie plein de pensées pour vaincre les coups de blues.
Komakai
Posté le 11/02/2022
« (quand elle laissait la chienne – une grande amatrice de chasse au mulot - sortir faire ses besoins dans le jardin) » : ici, tu as deux tirets différents et oublié un point :)
Cette nouvelle est très touchante, personnellement je ne suis pas proche de ma seule mamie restante (j’ai perdu ma mamie paternelle avant ma naissance). Chaque « morceau » est très joliment écrit et plein d’émotions. Le dernier en particulier, avec cette réalisation très angoissante et triste. Merci de l’avoir partagé ici. Je suis désolée pour cette perte.
Lodie
Posté le 11/02/2022
J'ai adoré lire ce texte si touchant. En le lisant, je visualise très exactement la maison de ma grand-mère et son grand jardin, dans une petite bourgade bretonne. Ton texte est d'autant plus touchant qu'avec l'âge, finalement en s'approchant de la trentaine, on commence à prendre un peu plus conscience de la vie de cette famille qui nous a toujours entouré mais de qui on ne connaît pas toujours l'histoire. J'aime beaucoup ta plume.
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