Ce qui nous Revient (nouvelle)

Notes de l’auteur : cette nouvelle comporte des scènes susceptibles de choquer. Nous avons tenté d’en repérer les principales thématiques sensibles ci-dessous. Attention : la liste suivante peuvent bien entendu divulguer certaines surprises contenues dans l'intrigue.

Agression sexuelle (mentions), gore (descriptions de blessures), gros mots (insultes genrées), maltraitance sur enfant (négligence), sang, violences physiques et psychologiques.

Du haut de la colline s’élevait une sorte de crâne. Ses orbites monstrueuses semblaient jauger la gare en contrebas. Tout le village d’Aber-les-Mouillettes s’exposait au jugement énigmatique et muet de son sourire édenté…

Estelle Sceau, qui venait tout juste de débarquer sur le quai, s’arrêta un instant face à lui. Ses propres yeux papillotèrent, aveuglés par le soleil de l’après-midi… Ce qu’elle devinait à l’horizon, sur le relief qui surplombait les alentours, n’était qu’une curieuse maison peinte en blanc. Avec ces murs aux arêtes penchées, ce dôme en chapeau de gendarme et ce porche légèrement proéminent, les contours s’étaient brouillés jusqu’à former ce lugubre mirage. Le tout surplombait une terrasse couverte, où des balustrades et des piliers dessinaient une mâchoire acérée. Une cage d’escalier vitrée, entre les deux balcons de l’étage, faisaient figure de… de figure, précisément.

L’architecte avait-il eu conscience, en dessinant les plans, de l’effet que produirait sa bâtisse sur ceux qui la contemplaient en descendant du train ? Estelle l’ignorait. C’était la première fois qu’elle visitait Aber-les-Mouillettes.

Si les dieux l’exauçaient, ce serait également la dernière.

Elle-même avait grandi en province… À quatorze ans, elle estimait en avoir fait le tour. Aussi, elle pouvait juger sans aucun scrupule les patelins de ce genre. D’ailleurs, ces trous perdus se ressemblaient tous. Son avenir, Estelle ne l’imaginait qu’à la capitale… ou même à l’étranger, pourquoi pas ? Sa grande sœur Céleste, lorsqu’elle lui avait fait part de ce grand projet l’été dernier, ne l’avait pourtant pas soutenue. À la table du petit-déjeuner, celle-ci s’était même affolée :

« Tu ne sais pas à quel point c’est dangereux ! Demande donc à l’auberge de Virgade… Brumât est rempli d’arnaqueurs et de détraqués. Certaines jeunes filles y sont montées pour trouver un travail et n’en sont jamais revenues.

— Parce qu’elles n’en avaient aucune envie, avait répliqué Estelle la bouche pleine de pain grillé. Moi, je préférerais mourir à Brumât que vivre à Virgade ! »

En attendant, elle se trouvait loin de son objectif. Sa frêle silhouette, la seule à descendre du véhicule, progressait à vitesse d’escargot sur le quai. La fumante locomotive, comme pour la narguer, repartit puis la dépassa bien avant qu’elle n’eût rejoint le reste du village. Estelle n’avait pourtant apporté que le strict nécessaire. Avec elle voyageaient une grosse valise pour ses effets personnels, un cartable pour rattraper les devoirs du pensionnat, un sac à main en bandoulière pour les trajets… et bien sûr le plus important : son étui à violoncelle. Ça vous posait une femme, l’étui à violoncelle. Lorsqu’Estelle trimbalait le sien, les gens la traitaient avec davantage de respect.

Le garçon de wagon, très gentil et d’ailleurs assez avenant, l’avait aidée à descendre tout cela : mais, arrivée à terre, elle n’avait trouvé personne. La casemate du chef de station était vide… Estelle se mordit la lèvre, ennuyée. Elle s’était naïvement dit qu’elle pourrait payer un porteur ou un conducteur de fiacre pour l’aider à transporter ses affaires… Mais dans cette bourgade, on ne s’embêtait pas même à contrôler les billets. Sur l’allée principale, elle aperçut tout de même une charrette à chevaux qui transportait des bottes de foin… Un vieux paysan la conduisait. Tout en dressant son pouce en l’air, elle l’interpela d’un sourire :

« Excuse-moi de te déranger, camarade ! Bonjour, pourrais-je s’il-te-plaît te demander si… »

Le bouseux fit aussitôt claquer ses rênes : ses deux percherons s’éloignèrent au quart de tour et transformèrent l’allée en un tourbillon de poussière. Entre deux quintes de toux, Estelle poussa un juron et s’essuya les yeux.

Sa mère avait le chic pour lui faire découvrir des endroits pittoresques.

Estelle avait reçu son billet par la poste cinq jours plus tôt, au pensionnat des Bruinandines. Comme les vacances d’été approchaient, toutes les autres adolescentes de sa classe avaient déjà préparé leur retour au domicile familial… C’était donc avec soulagement qu’elle avait enfin reçu son sésame pour Virgade. Cependant, lorsqu’elle avait découvert cette escale imprévue par Aber-les-Mouillettes sur le papier, Estelle s’était étranglée. Mère lui avait imposé à la dernière minute cette irritante étape entre Bruinand et leur village natal… Tout ça pour une commission

 « Tu nous éviteras ainsi un déplacement coûteux », avait précisé Calende Sceau à sa fille. Avec cette précision délicieuse et ironique : « Je sais combien tu aimes te rendre utile. »

Caprice qui lui gâcherait toute une journée de congés, puisqu’on ne pouvait y attraper que deux trains par jour… Estelle, en lisant sa missive, l’avait froissée et jetée en boule contre le mur. Certes, la perspective de macérer tout l’été au domicile familial, dans la médiocrité de sa cambrousse, ne l’enchantait guère ; mais cette année-là, c’était différent. Céleste, son aînée qu’elle n’avait pas vue depuis des lustres puisqu’elle étudiait dans une ville différente, serait de la partie : les deux sœurs avaient de moins en moins l’occasion de se voir… Et par-dessus le marché, leur génitrice gaspillait, sans gêne aucune, cette belle journée de vacances qu’Estelle et sa sœur auraient pu passer ensemble ! Estelle avait bien tenté de modifier son billet, sans succès… De toute façon, elle n’avait pas les moyens de s’en acheter un autre.

Voilà comment elle avait échoué dans ce cloaque, chargée d’une mission dont Calende Sceau, sorcière et suzeraine du grand convent de Virgade, aurait dû s’acquitter elle-même. Car la magie n’était pas héréditaire : Estelle, malgré tous ses efforts, n’avait jamais réussi à lancer le moindre sort. Cet importun client, qui habitait Aber-les-Mouillettes, avait donc réclamé l’aide de la plus puissante magicienne de l’univers. L’homme serait sans doute ravi d’apprendre qu’on lui expédiait, à la place de la grandissime Calende, une gamine dénuée du moindre pouvoir magique… D’autant que la mère Sceau ne prenait pas ses histoires de revenants au sérieux. Sa récente lettre à Estelle n’avait laissé aucun doute là-dessous :

« Cette affaire de maison hantée repose sur du vent ! J’ai quarante ans d’expérience en sorcellerie… je sens ces choses-là ! D’ailleurs la plupart des témoins d’apparitions racontent n’importe quoi. Les gens croient vraiment que tout tourne autour d’eux… Et qu’ils sont suffisamment intéressants pour retenir l’attention d’un défunt. En vérité, l’écrasante majorité des morts sont parfaitement heureux de disparaître dans l’au-delà sans même se retourner. Et franchement, quand on voit les crétins qu’ils laissent derrière eux… on les comprend. Tu m’excuseras donc, Estelle, si je ne me déplace pas à Trifouilly-les-Oies pour du beurre ! Par conscience professionnelle et par courtoisie, néanmoins, notre convent se doit d’envoyer quelqu’un. Tu me représenteras donc auprès d’Aristide Aubrin. »

Estelle se mit donc en quête de l’adresse de celui-ci, déterminée à s’acquitter au plus vite de cette corvée. Il n’y avait pas de noms sur les murs des rues, par ici : tout le monde se connaissait. Par chance, elle localisa assez vite l’estaminet du village. Les poivrots, attablés devant leurs verres de tord-boyau, se moquèrent des quatre bagages de la nouvelle arrivante. Estelle feignit de les ignorer et glissa d’avance au tenancier un pourboire pour lui demander le chemin :

« Aristide Aubrin, ça vous dit quelque chose ?

— C’la grosse maison blanche sur la Butte-aux-Bécasses, maugréa-t-il d’un ton aussi bourru qu’elle l’avait imaginé. Tu peux pas la rater, camarade. Elle a une forme particulière.

— Ah, oui ! De squelette ?

— De meringue, s’assombrit l’homme d’un air qui la fit grimacer de honte. Non mais franchement, tu es sûre que tu veux aller là-bas ? Ce vieil Aristide est complètement fauché… Alors si c’est pour récupérer une créance ou y vendre ton bric-à-brac au porte-à-porte, tu ferais mieux d’rebrousser chemin !

— Merci du conseil, ânonna-t-elle poliment. Pourriez-vous m’indiquer le chemin vers la Butte-aux-Bécasses ? »

Évidemment, c’était en pente.

Il fallut près d’une demi-heure de marche à Estelle pour gravir le sentier poussiéreux qui montait jusqu’au manoir Aubrin. À mi-parcours, il se mit même à pleuvoir. Elle avait envie de tuer le monde entier. Son dos endolori s’était courbé sous le poids de ses affaires. L’effort la faisait suer à grosses gouttes, mêlées à celle de l’averse. Quant à ses cheveux nattés et désormais poisseux, ceux-ci frappaient ses clavicules comme deux grosses baguettes sur la surface d’un tambour. Lorsqu’elle arriva à portée d’une barrière, Estelle prit deux bonnes minutes pour reprendre son souffle. La propriété des Aubrin surgissait d’un large terrain dont les pissenlits et les herbes folles, laissées à l’abandon, rivalisaient en hauteur avec sa clôture. Un lierre chaotique colonisait la façade et plusieurs ardoises manquaient sur le toit. La peinture s’était par plusieurs endroits écaillée, révélant un plâtre plus livide encore.

Depuis ce perchoir, à perte de vue, les champs s’étendaient en taches brunes et blondes. C’était pour Estelle un paysage inédit, car elle avait grandi sur la côte. Dans cette vallée interminable de blé et d’orge, elle se sentait comme piégée… Elle fit tinter la cloche sur la barrière qui la séparait du sinistre bâtiment. Ce ne fut qu’à ce moment qu’elle se rendit compte que la grandissime Calende ne s’était pas donnée la peine, dans sa lettre, de lui préciser l’heure prévue pour son passage au manoir. Mère avait dû l’oublier. Et s’il n’y avait personne, dans cette ruine ? Malmort, tout ce chemin pour rien !

Heureusement, la porte de la demeure finit par s’ouvrir. Une figure humaine en sortit, partit à la rencontre d’Estelle. Cet homme entre deux âges portait des vêtements bien taillés, quoique sales et usés : une épaisse masse de cheveux poivre-et-sel reposait sur son crâne. C’était l’archétype même du notable local, dont la famille avait jadis joui d’un grand respect avant de connaître un revers de fortune.

« Bonjour, camarade Aubrin.

— Bonjour, l’accueillit celui-ci d’une expression stupéfaite. Pardon, mais… ta tête ne me dis rien, jeune camarade. Tu t’appelles ?

— Sceau, articula-t-elle d’une légère inclinaison de tête. Estelle Sceau. Enchantée.

— Hein ? Qui ça ?

— Tu connais mieux ma mère, Calende. C’est la grandissime qui m’envoie… Je viens pour l’exorcisme.

— Ah, bon ! C’était aujourd’hui ? Je ne savais pas. »

Estelle faillit fondre en larmes. L’heure de sa venue, mais quelle blague ! Sa mère n’avait pas même annoncé sa venue au client. Bon sang, comment allait-il réagir en apprenant qu’on ne lui avait pas envoyé de vraie sorcière ? Aristide Aubrin la ficherait dehors, à coup sûr. D’habitude, lorsqu’elle effectuait ce genre de visites à domicile pour la grandissime Calende, Estelle dormait dans une chambre d’ami. Il n’y avait même pas d’auberge, près de la gare…Où allait-elle bien pouvoir passer la nuit ? Dans un fossé ?

« Mets plutôt tes bagages à l’abri, avisa rapidement l’homme en lui montrant sa porte. Tu vas attraper la crève, avec ce temps ! »

Il attrapa d’autorité sa valise et son cartable, puis fonça vers la terrasse couverte. Estelle, au comble du soulagement, ne se fit pas prier pour le suivre. Le plancher vermoulu grinça cependant qu’elle s’asseyait sur le banc du porche. Des deux mains, elle tordit ses nattes noires pour les essorer. Au loin, des nuages noirs grondaient, et la pluie tombait toujours plus drue… Quelque chose lui disait que l’orage durerait jusqu’au lendemain. Elle était vraiment parvenue ici juste à temps ! Tout en s’avançant vers le vestibule, Estelle découvrit un intérieur… à l’image de l’extérieur. Quelques buches qui brûlaient dans le réchaud, mais la brise y faisait toujours frémir les rideaux. Une poussière mal nettoyée subsistait dans tous les recoins, et les boiseries dégageaient une légère odeur de renfermé. Aristide Aubrin, qui revenait du bout d’un couloir, s’inquiétait :

« Je ne comprends pas qu’on t’ait laissée venir à pied. Ça fait une trotte, jusqu’à la gare…La grandissime est repartie tout de suite ? Je sais bien que le train ne reste quelques minutes, mais j’aurais pu la saluer sur le quai…

— Elle n’a pas pu venir.

— Comment ça, s’exclama-t-il. Ta mère te laisse prendre le train toute seule ? Mais quel âge as-tu ?

— Quatorze ans, affirma-t-elle avec grand sérieux. Et demi.

— Bon sang ! Je t’en aurais donné dix-huit, c’est hallucinant…

— Merci, se rengorgea-t-elle. J’ai beaucoup de maturité.

— Ce n’était pas un compliment. Calende est complètement folle ! Une jeune fille toute seule dans un compartiment… Tout pourrait arriver. Tu en as conscience ? »

Le sourire d’Estelle retomba aussitôt. Elle avait cru un instant qu’Aristide la traiterait comme une grande. Oui, bien sûr qu’elle en avait conscience ! La prenait-il pour une idiote ? Et puis, il ne fallait pas exagérer. Depuis qu’elle étudiait en pension, Estelle avait pris l’habitude des transports en commun : en trois ans, on ne lui avait pincé les seins que quatre fois… et elle s’était éloignée de ces malotrus sans trop de peine. Il suffisait de hurler.

« Je ne suis pas en sucre, insista-t-elle. Ne vous en faîtes pas pour moi… C’est plutôt toi qui as quelques problèmes, si j’ai bien compris ? Des locataires indésirables ?

— Installe-toi d’abord, décida Aristide tout en lui désignant la porte au bout du corridor. On en parlera autour d’un maté. J’ai mis tes affaires là-bas.

— Merci, camarade.

— Appelle-moi Aristide. Tu sais bien que nous sommes plus ou moins cousins. »

Non, elle ne le savait pas… Ceci dit, cette nouvelle ne l’étonnait qu’à moitié : comme la magie restait illégale, les quelques clients à qui la famille Sceau vendait encore ses services occultes se comptaient sur les doigts d’une main. La plupart provenait effectivement de familles qui s’étaient liées, par un mariage, à l’un ou l’autre membre de la famille Sceau : leurs descendants, s’ils n’étaient pas mis dans le secret de la sorcellerie, étaient considérés comme des gens de confiance. On leur avait enseigné, par les contes et légendes, le respect dû aux sorciers, la nécessité de leur existence… et le secret absolu qui devait protéger leurs activités. Sinon, toute la lignée finirait en prison.

Estelle découvrit une chambre spacieuse, qu’elle aurait sans doute considérée luxueuse si elle avait été mieux entretenue. Un grand tableau, qui représentait une sirène, rayonnait au milieu d’un papier-peint à motifs de coquillage. Défraîchi, celui-ci s’était écorné et même taché, par endroits, de trous noirs et moisis. Par miracle, Estelle trouva quelques draps propres et secs dans la grande armoire : ceux qui prenaient la poussière sur le lit à baldaquin, probablement depuis des lustres, ne lui inspiraient guère confiance. Lorsqu’elle était entrée, une souris s’était même échappée en dessous de la commode… Tout dans cette habitation respirait l’à-peu-près.

Une fois ses affaires rangées et son lit fait, Estelle rejoignit Aristide dans le salon. En vérité, c’était aussi un genre de débarreras. Il l’invita à s’asseoir dans un immense fauteuil défoncé et servit deux tasses fumantes. Elle s’installa du mieux qu’elle pût, en lorgnant d’un air interloqué les planches stockées à la verticale, les briques éparpillées et autres sacs de ciment qui s’entassaient autour d’eux. Visiblement, son hôte aimait bricoler. Le maté la rasséréna d’un coup ; sitôt que l’infusion eut diffusé sa tendre chaleur dans ses membres, elle se sentit prête à travailler. Malgré le ressentiment qu’elle éprouvait envers sa mère, Estelle appréciait ces rares opportunités de représenter le convent de Virgade. Cette fonction lui donnait l’impression de faire quelque chose d’important… d’être quelqu’un d’important. Après avoir complimenté Aristide sur son maté, elle s’improvisa une mine conciliante et l’interrogea :

« À quel moment as-tu commencé à soupçonner que ta maison était hantée ? »

Ces mots, elle les avait stratégiquement choisis. Estelle aurait pu dire : « quand les phénomènes de hantise ont-ils commencé ? » Mais les clients, en particulier ceux qui subissaient ce genre de tourments surnaturels, manquaient souvent d’objectivité dans leurs récits. Il fallait garder en tête ce biais pour analyser froidement la situation, Mère le lui avait maintes fois répété. Aristide, fatigué mais clairement heureux de pouvoir enfin se confier, débita d’une traite :

« Ç’a commencé il y a quatre mois, vers la mi-ventôse. J’avais fait un genre de cauchemar, la nuit juste avant… J’étais dans une sorte de forêt. Il faisait sombre, c’était difficile d’en juger. J’entendais la voix de ma mère – paix à son âme – et je marchais dans la brume… Enfin, littéralement dedans. On aurait dit une sorte de purée. Je voyais la silhouette d’une femme, au-devant de moi, qui m’appelait… mais j’avais beau marcher de toute mes forces, je ne progressais pas d’un centimètre ! Plus je m’énervais, plus je m’enfonçais… Au bout d’un moment, j’étais tellement fatigué que je suis tombé à genoux dans cette mélasse blanche. Et puis je me suis réveillé. »

Il marqua un temps, comme apeuré. Estelle hocha la tête d’un air compréhensif. Pourtant elle n’avait reconnu dans ce récit aucun symbole ésotérique, aucune piste. L’oniromancie n’avait jamais été le fort de la famille Sceau, car elle assimilait la divination à une forme de magie noire. Pour ne pas le troubler davantage son client, néanmoins, Estelle garda pour elle ces considérations et l’exhorta à continuer.

« Ce matin-là, j’ai trouvé la maison un peu plus froide que d’habitude. Sur le moment, je n’y ai pas prêté attention… Mais j’avais pourtant laissé le poêle brûler toute la nuit, il n’y manquait pas une buche ! Alors, sans me méfier, j’ai pris un sécateur et je suis parti couper le lierre sur l’arrière de la façade. J’ai dû y passer un bon moment… Et, puis, soudain, plus rien.

— Plus rien, c’est-à-dire ?

— J’ai eu comme une absence. Quand je me suis réveillé, je me suis retrouvé au sol, dans le jardin… J’avais mal partout. Quelqu’un m’avait poussé, camarade. J’ai cru qu’un vagabond m’avait joué un sale tour, ou qu’un sanglier s’était aventuré dans la propriété… Mais j’ai regardé tout autour de moi, mais il n’y avait personne. Voilà. »

Aristide Aubrin se tut, les bras crispés sur les accoudoirs de son fauteuil. Sa bouche entrouverte exprimait l’anxiété, l’attente. Estelle ne sut pas comment réagir. Aux côtés de sa famille, elle avait déjà rencontré plusieurs victimes de hantise… mais celles-ci passaient généralement du coq à l’âne. Leurs conversations dérivaient invariablement vers des récriminations sur leur vie quotidienne et leurs proches… Celles-ci faisaient tant de références implicites à leur univers personnel qu’il fallait sans cesse interrompre leur verbiage pour demander des clarifications. Or ce témoin-ci se montrait jusque-là étonnamment clair, ordonné et concis.

« D’accord, opina Estelle Sceau après avoir avalé sa salive. Et ensuite ?

— Depuis, c’est le charivari. Pratiquement chaque jour, des objets changent de place sans explication… Les portes s’ouvrent ou se referment dès que j’ai le dos tourné ! Les fenêtres aussi. Lorsque je me lève de table, pour quelque raison que ce soit, quelqu’un finit mon assiette dans mon dos. Le four et le poêle s’allument tous seuls… Une fois, la maison a bien failli partir en fumée. Tiens, j’ai commencé à faire une chronologie de tout ça. »

Il fouilla dans sa poche puis lui mit dans les mains un calepin en cuir, pour s’excuser :

« Certaines heures, au début, sont approximatives… Désolé. J’ai fait de mon mieux pour me souvenir du moment précis où c’est arrivé à chaque fois. Tu comprends, au début, je refusais de croire à tout ça… J’ai mis du temps à admettre qu’il y avait un gros problème. »

Impressionnée, Estelle feuilletait le carnet : des pages et des pages entières de notes, en écriture cursive, détaillaient les évènements avec une rigueur militaire. Ce qu’on lui décrivait ressemblait fort à une invasion d’esprits-frappeurs. Il lui faudrait du temps pour éplucher tout cela… Nonobstant, Aristide lui en fit un résumé appuyé :

« Il y a pire ! De temps à autres, je vois des gens qui ne devraient pas être là. Des… Des morts, chuchota-t-il dans une crainte sacrée. Ils ne font rien de particulier, mais… Ils sont là. Dans le coin de l’œil.

— Dans le coin… de l’œil ?

— Près de ma tempe, vous savez ? À la limite du champ de vision. Ça ne dure jamais qu’une brève seconde. Ils se manifestent quand je me déplace d’une pièce à l’autre… au détour d’une pièce devant laquelle je passe, par exemple. Ou à l’autre bout de la cage d’escalier, quand j’y monte. Ils ne se laissent pas approcher. Sitôt que j’essaye de les dévisager tout à fait, de leur parler… Ils disparaissent. »

Un ange passa dans le salon encombré. Le tonnerre grondait au-dehors. Tout en observant le bruissement des arbres par la fenêtre, Estelle Sceau gambergeait. En plus des esprits-frappeurs, Aristide se faisait harceler par des fantômes. Deux faits rares en eux-mêmes, et rarissimes par leur concaténation… Elle n’avait aucune idée de ce que cela signifiait. Au bout d’un moment, elle osa poser une question indiscrète :

« Pardonne-moi, mais… Pourquoi as-tu mis si longtemps à contacter le convent, camarade ? Tous ces problèmes en quatre mois…

— J’avais honte, avoua-t-il après un moment. J’avais peur que la grandissime Calende me dise que j’avais fait quelque chose de mal… que je l’avais bien cherché, ou je ne sais quoi. Je me demande si ces fantômes sont en colère contre moi… »

Estelle hocha la tête. Elle s’était convaincue ou peut-être persuadée de deux choses : de l’une, c’était qu’Aristide Aubrin lui paraissait complètement sincère. De l’autre, c’était qu’elle aurait très bien pu se retrouver dans cette situation et réagir à l’identique. Ils étaient tous deux du genre à faire d’abord le point sur leur propre comportement, à culpabiliser plutôt qu’à blâmer les autres en premier recours…

« Bon, décida-t-elle après une grande inspiration. J’aurai quelques questions supplémentaires, avant d’émettre un premier avis.

— Bien sûr, l’assura-t-il en touchant enfin à sa tasse de maté.

— Commençons par l’essentiel. Tu as déjà tué quelqu’un ? »

Aristide faillit renverser tout le liquide brun sur toute la table basse.

« Non, s’indigna-t-il d’un œil plus vif. Sainte-Mère, non ! Que vas-tu imaginer ?

— Tu as oublié d’enterrer un cadavre, refusé de lui donner les honneurs funèbres ? Profané une dépouille en la dévorant ?

— Certainement pas ! Tu me prends pour qui ?

— As-tu délibérément laissé se produire un suicide dans cette maison ? Pratiques-tu les sacrifices de sang ?

— ASSEZ, feula-t-il pour de bon en se levant. On est des gens comme il faut, par ici ! Pourquoi tu m’accuses de… de toutes ces horreurs ?

— Chut. Tout va bien. »

Estelle venait de poser sa main sur la sienne. Avec douceur, elle lui sourit :

« J’essayais justement de te rassurer, camarade… Parce que non, tu n’as rien fait de mal. Il est extrêmement improbable que ces esprits soient en colère contre toi. Pour s’attirer la vengeance d’un revenant, il faut vraiment y aller fort !

— Hein ? Mais alors, pourquoi…

— Il y a plein d’autres explications possibles. On les passera au crible ensemble, l’une après l’autre. Ça va aller, camarade. Tu peux souffler, maintenant… On va s’occuper de toi. Je ne vais pas t’abandonner. »

Aristide Aubrin, le regard abattu, finit par se rasseoir. La tension des derniers mois s’était révélée sur lui d’un coup. Il s’alluma une cigarette. Estelle n’osa pas lui en quémander une, elle aussi : si sa mère apprenait qu’elle fumait, elle risquait gros. Au demeurant, elle se sentait pleine d’énergie. La détresse de ce notable campagnard l’avait émue, au point que son irritation de l’après-midi avait fondu. D’un seul coup, elle avait voulu accomplir l’impossible.

Tout cela aurait bien entendu été très noble… si elle avait su quoi faire pour aider ce pauvre gars.

Estelle n’était pas totalement ignare en matière de sciences occultes, mais elle faisait là face à un phénomène d’une ampleur inédite. L’affaire, légitimement terrifiante, dépassait de très loin ses maigres capacités. Une vraie sorcière aurait sans doute pu contacter un démon pour en apprendre davantage… Estelle n’aurait que son bon sens et quelques connaissances piochées çà et là dans les leçons ésotériques que la grandissime Calende lui avait prodiguées, en compagnie de sa sœur Céleste, durant leurs jeunes années. Mais cela, elle n’osait pas l’avouer tout de go à Aristide Aubrin. Il avait trop besoin de se sentir épaulé.

« Bon, lui demanda-t-il d’une voix surexcitée. Alors qu’est-ce qu’on fait ?

— Commence par me faire visiter la maison. Les gens et les lieux sont liés, c’est la base de la hantise… J’ai besoin de me situer. »

Si les nuages n’avaient pas tout à fait masqué le soleil, l’horizon ne tarderait pas à l’avaler : tout, au dehors, commençait à s’assombrir. Armé d’une lampe à pétrole, Aristide la conduisit de pièce en pièce. L’endroit où ils s’étaient réchauffés n’était que le petit salon : un plus grand, complètement délabré, se dévoilait plus loin. Ses doubles-portes restaient d’ordinaire fermées, car un des murs porteurs s’était en partie écroulé : une lézarde y faisait jour et nuit hululer un courant d’air glacial. Estelle découvrit ensuite une garde-robe, plusieurs dépendances, une cuisine, un cabinet de travail, une buanderie et même une basse-cour sans la moindre volaille. En suivant Aristide sur l’escalier branlant, elle s’étonna :

« Tu vis tout seul ici ?

— C’est un taudis, je sais. Je n’y suis revenu que depuis deux ans, mais il y a tant à faire pour remettre les choses en état… Cette maison a été laissée à l’abandon pendant plusieurs décennies. Mais l’argent a commencé à manquer dans les caisses de la famille, et j’ai dû vendre le reste de nos biens. C’est la seule propriété qui nous reste.

— Pardon, je ne voulais pas te critiquer… Simplement dire que le manoir était immense ! Je croyais que d’autres personnes y vivaient avec vous.

— C’était le cas, jadis. Nous sommes… Nous étions une famille très patriote. Les jeunes de la famille sont partis au front lors de la Guerre du Phosphore. Ils sont tous revenus dans un cercueil… Sauf moi et mon frère. Les vieux n’ont pas non plus été très chanceux. Le laitier passe déposer chaque jour un panier à provisions avec ma liste de courses, mais à part ça, c’est vrai que je ne vois plus grand monde…

— Désolée. Je ne voulais pas te tourmenter.

— Ne t’excuse pas. C’est important que tu connaisses l’histoire de cette demeure… Quand on l’a construite, la famille était beaucoup plus étendue. »

Il y avait en effet, à l’étage, près de six chambres à coucher et deux salles de bain. Estelle en avait également remarqué une autre en bas, près du couloir qui lui avait été attribué. Cet étage ressemblait à une antique nécropole, du genre de celles où on enterrait les morts avec leurs anciennes affaires pour les accompagner dans l’au-delà. Les vieux matelas percés y prenaient des allures de sarcophages… Estelle remarqua même, dans un recoin, un sac de billes et une corde à sauter qui lui crevèrent le cœur. Les affichettes d’un groupe de musique éculé étaient restées punaisées au mur d’une adolescente : elle avait plus ou moins l’âge d’Estelle lorsqu’elle était morte au champ d’honneur.

Mais le pire, c’étaient ces portraits. Sur chaque centimètre carré du corridor, les anciens membres de la famille Aubrin la dévisageaient d’un air atone. Les mâles avaient, pour la plupart, des tignasses semblables à celle d’Aristide, qu’ils mettaient d’ailleurs un point d’honneur à laisser s’exprimer. Estelle se demandait même si elle n’avait pas vu un faciès similaire, sur la route d’Aber-les-Mouillettes. Les femmes, avec leurs nez busqués et leurs grands yeux écarquillés, ressemblaient davantage à celles de la famille Sceau à mesure qu’Estelle remontait dans le temps. Il y avait là Odette, la mère qu’Aristide avait aperçu en rêve, son épouse, Priscille, et même leur fille, Violaine… Toutes plus refroidies les unes que les autres, désormais. Estelle finit même par localiser un certain Hyacinthe, commerçant d’algues, qui avait fait fortune dans la verrerie au Vème siècle : à en croire les calculs d’Aristide, lui et Estelle étaient arrière-arrière-arrière… arrière-arrière-arrière, arrière-arrière-petit-cousins éloignés au premier degré. Cela ne les avançait pas à grand-chose, mais elle le remercia pour cette information : chaque information qu’il lui transmettait sur leur famille lui rendait un peu de sa bonne humeur. Estelle, qui se prenait au jeu de la conversation, l’encourageait :

« C’est tout de même chouette que ta famille ait conservé autant de traces de son passé… On sent que tous ces gens ont été chéris.

— La généalogie est un bon passe-temps. Quand je suis rentré de la guerre, je me suis pris de passion pour ce manoir… Notre Meringuière a tellement de secrets.

— À ce propos… Beaucoup de gens sont-ils morts ici-même ?

— Quelques-uns, hasarda Aristide d’un mouvement d’épaule. Enfin, pas plus que la moyenne, je suppose… On est loin de tout, ici. La plupart des vieux meurent chez eux plutôt qu’à l’hôpital.

— J’aurais aussi des questions sur l’architecte, osa-t-elle enfin aborder ce sujet. Tu parles de meringues, mais, heu… Est-ce voulu que ta maison ait la forme d’un…

— CLAC !

— AAAAAAH ! »

Un grand bruit venait de retentir dans le dos d’Estelle… Quelque chose venait de frôler sa nuque ! Dans un cri, elle avait sursauté. Était-ce la main griffue d’un spectre ? Non : un simple courant d’air.

 « Foutues portes qui claquent, pesta Aristide en avisant une des chambres. Cet étage est devenu un vrai gruyère ! On ferait mieux de redescendre, tu vas t’enrhumer. »

Estelle, humiliée, hocha la tête en ramassant ses bras contre sa poitrine. Malmort, mais ce qu’elle pouvait être nouille, des fois ! Ce n’était pas en piaillant à la moindre anicroche qu’Aristide allait la prendre au sérieux en tant qu’exorciste ! Elle devait faire preuve d’assurance, de professionnalisme. Quitte à mentir un peu, pour la bonne cause…

« J’aurais besoin de clous et d’un marteau pour une analyse complémentaire, improvisa-t-elle une fois au rez-de-chaussée. Et d’un peu de ficelle, s’il-te-plaît… Ah de la sauge à brûler, si tu en as. »

Aristide, qui trouva ces objets dans son fatras en deux temps trois mouvements, s’en alarma :

« Tu veux faire un genre de rituel ?

— Rien de sérieux… Il faut juste que je trace un enclos spirituel pour purifier mon esprit, avant de passer aux choses sérieuses. Mieux vaut ne prendre aucun risque, si je dois entrer en contact avec des esprits !

— Tout de suite ? Tu ne veux pas dîner, d’abord ? Ce n’est pas le grand luxe, mais il reste du pain et du lait frais de ce matin… J’ai aussi du lard fumé et des haricots, si tu veux.

— Non, non, non, s’affola Estelle d’un air embarrassé. Merci beaucoup, mais j’ai mangé dans le train. Et j’ai acheté des biscuits pour ce soir, ne te donne surtout pas cette peine pour moi… Tu m’offres déjà le gîte, c’est trop ! Je serai dans ma chambre. À tout à l’heure ! »

Malgré les dénégations d’Aristide, qui la trouvait pâlotte, elle ne céda pas. Pourquoi se mettait-elle dans un état pareil ? Ah, oui : les frais. Sa mère était très à cheval sur les principes : une sorcière ne devait jamais abuser de l’hospitalité de ceux qui la recevaient… Bien entendu, Estelle n’avait rien d’une enchanteresse ; mais comme elle était tout de même associée au convent de Virgade, on la jugerait tout aussi durement… ou même davantage.

Enfermée dans sa chambre provisoire, Estelle poussa un soupir. Puis, elle se pencha pour examiner les lattes de plancher. Après avoir repéré quelques interstices, elle parvint à y planter treize clous sans trop abîmer le sol… Puis elle s’assit en tailleur, au sein du cercle ainsi formé. Tout en dénouant et renouant la ficelle, elle la fit passer et repasser entre les clous. Ainsi, elle put exécuter une figure géométrique complexe, mélange de triangles et d’hexagones, pour s’entourer d’une enceinte symbolique. Puis elle sortit de sa poche un briquet, pour enflammer le paquet de feuilles séchées. La sauge diffusa aussitôt une forte odeur d’encens qui lui asticota les narines. Tout en fermant les yeux, elle s’efforça de faire le vide dans sa tête. Dans ce cercle protecteur, elle se sentait tout à fait recentrée sur elle-même.

« Bon, songea-t-elle. Et maintenant, je fais quoi ? »

Aucune idée ne lui vint à l’esprit.

Mais que s’était-elle imaginé, qu’une divinité allait descendre des cieux, souffler à son oreille les secrets de cette maison, lui servir de démon personnel ? Estelle reproduisait un rituel qu’elle avait aperçu durant l’enfance, sans en saisir l’intérêt ni la signification. Cela remontait à si loin… Céleste, l’héritière du convent, avait de véritables pouvoirs : elle aurait sans doute pu interroger les esprits au sein de cette enceinte cloutée. Quant à la grandissime Calende… sans doute les aurait-elle tout bêtement aspirés vers une bouteille, qu’elle aurait ensuite refermée pour l’éternité. Mais le lien d’un sorcier à la magie, d’une apprentie-sorcière à sa maîtresse était quelque chose d’indéfinissable. Certaines Sceau, malgré leurs efforts, leur éducation, ne développaient aucun lien avec le monde astral. Estelle avait été de            celles-là. Au bout d’un moment, sa mère s’était fait une raison : elle avait expédié sa fille en pension à onze ans et son apprentissage occulte avait aussitôt cessé. De toute manière, tous ses espoirs s’étaient déjà, à l’époque, concrétisés en la personne de Céleste : celle-ci avait déjà atteint l’Éveil, et prendrait tôt ou tard un élève auquel elle tenterait de transmettre à son tour quelques pouvoirs. D’ailleurs Céleste réussissait tout ce qu’elle entreprenait. Ainsi s’était écrite la tragédie des deux sœurs Sceau : on attendait beaucoup trop de l’une, et plus rien du tout de l’autre.

Pourtant, tandis qu’elle méditait en silence, Estelle persistait à implorer les morts de cette demeure :

« Soyez sympas, un peu… Juste une fois ! Après, je ne vous dérangerai plus. Et puis c’est vrai, quoi… Qu’est-ce que vous lui voulez, à ce brave gars ? Il y a des salauds plein les rues, allez plutôt les hanter ! »

Seul le vent sur la Butte-aux-Bécasses lui répondit. C’était peut-être mieux ainsi. Ces revenants qui tourmentaient Aristide paraissaient tapageurs, agressifs… S’ils s’étaient manifestés dans la chambre, Estelle n’aurait eu aucun moyen de se défendre ! Elle se serait retrouvée blessée, possédée… ou pire. Vraiment, elle en avait assez entendu pour faire un rapport détaillé à sa mère et sa sœur : le carnet d’Aristide Aubrin les aiderait aussi à formuler un diagnostic. Il fallait passer le relai à des gens plus capables. Estelle, en son fort intérieur, se donnait bonne conscience :

« Tu n’auras qu’à dire à Aristide qu’il n’est pas fou, mais qu’un exorcisme aussi important dépasse tes compétences. Tu lui promettras de rameuter ici une sorcière plus puissante, dès que possible… Et, dès demain, tu reprendras le train pour Virgade. »

De guerre lasse, elle quitta son cercle de clous et ses ficelles. Maintenant qu’elle se levait, cette œuvre lui apparaissait dans toute sa futilité : celle d’une enfant pathétique qui avait cru cuisiner quoi que ce fût en jouant à la dinette. Des fourmis lui mordillaient les mollets. out repartant vers le corridor, elle héla son hôte mais ne le trouva point. L’horloge au mur du vestibule dépassait les neuf heures du soir : Aristide Aubrin s’était sans doute déjà couché. Estelle avait passé deux bonnes heures dans son naos de bric et de broc, à plisser les yeux dans cette posture constipée… Néanmoins, sur le réchaud, elle décrit une assiette tiède, posée en équilibre : l’homme avait laissé à chauffer, rien que pour elle une part de son repas, en dépit de ses protestations… Estelle, aux anges, dévora les tranches de lard et le pain doré aux haricots rouges. Cet exercice de concentration mystique, tout infructueux qu’il eût été, l’avait ratiboisée et affamée.

La nuit, étrangement, lui fut clémente. L’âtre diffusait suffisamment de chaleur pour contrer les infiltrations d’air, dès lors qu’on se glissait sous la couette. Pour tout dire, le vacarme de cette pluie avait même quelque chose d’apaisant. Seule l’humidité omniprésente piquait un peu les narines.

Alors qu’elle s’engouffrait peu à peu dans le sommeil, Estelle songea qu’elle aurait peut-être dû interroger davantage Aristide sur ses cauchemars. Celui qu’il avait rapidement mentionné, bien qu’assez quelconque, n’était pas forcément anodin : n’avait-il pas aperçu sa défunte mère, dans ce décor forestier et liminal ? D’autant que les revenants, d’ordinaire, se servaient des songes pour faire passer des messages…

Or le carnet d’Aristide Aubrin, qu’elle avait tout de même compulsé avant de se mettre au lit, ne mentionnait aucune vision nocturne à part celle du premier mois. La seule chose qui avait interpelé Estelle, c’était cet évènement sonore qui se reproduisait chaque matin vers la même heure. Aux dires d’Aristide, un terrible boucan se déclenchait au niveau du toit pendant plusieurs minutes… puis cessait tout aussi brutalement. C’était le seul véritable phénomène de « coups invisibles » qu’il avait remarqué : mais sa régularité tranchait avec le comportement anarchique qu’on attribuait généralement aux esprits-frappeurs… Ceux-ci étaient effectivement connus pour cogner les murs à n’importe quel moment, pour des raisons incongrues.

Il y avait, dans son récit manuscrit, quelques autres incongruités de ce genre. Les fantômes qu’il avait rencontrés semblaient étonnamment statiques et muets. Or un revenant avait toujours une mission, une complainte ; cela, Estelle en était certaine. On ne faisait pas le chemin depuis l’au-delà pour des prunes. Quant aux objets déplacés de manière inexplicable, ceux-ci faisaient bien entendu partie du folklore… mais pas les assiettes finies en douce. Un mort n’avait pas besoin de manger ! Quelque chose clochait, dans cette maison hantée… mais quoi ?

Estelle, la mort dans l’âme, triturait ses nattes. Elle s’était imaginée en enquêtrice, en redresseuse de tord… Mais ce n’était pas elle qui résoudrait le « Mystère de la Demeure au Crâne » de Céleste Sceau, à paraître prochainement aux éditions Calendes. Elle n’avait rien d’une héroïne.

Comble de la déception, elle se leva le lendemain en pleine forme. Bon sang, si seulement un fantôme l’avait visitée, dans ses rêveries, pour lui murmurer un indice ! Était-ce trop demander ? Elle se serait réveillée en sursaut, haletante et tremblante… Avec ses yeux exorbités de terreur, elle aurait eu de la classe ! Mais non.

La mort dans l’âme, Estelle s’habilla puis s’assit sur le banc du perron avec son violoncelle. Après l’avoir patiemment accordé, elle ses gammes matinales… Un Te Deum, et même un requiem qu’elle avait dénichés dans son livret à partitions. Si les défunts appréciaient sa prestation, peut-être arrêteraient-ils d’enquiquiner ce pauvre Aristide ? Estelle n’avait toujours pas vu le moindre spectre ici… Ça n’avait rien d’étonnant en soi. Les défunts avaient tendance à se faire discret sitôt qu’un étranger entrait dans leur demeure, comme des chats effarouchés. C’était le grand malheur des témoins de hantise, qui passaient ainsi pour des affabulateurs ou des fous.

Les notes d’Estelle lui parurent plus languissantes qu’à l’ordinaire, conséquence probable de l’humidité de l’endroit où avait séjourné l’instrument. Elle n’arrivait pas à progresser en musique ; sa prof du lycée des Bruinandines l’y encourageait, mais, à ses dires, Estelle « manquait de discipline ». Elle tentait de s’appliquer ; mais une force incontrôlable déviait ses doigts de l’archet, les propulsait chaque fois qu’elle se laissait charmer, immanquablement, par les mélodies… Elle ne jouait pas faux, mais jamais tout à fait juste non plus. On lui disait qu’elle s’améliorerait, tôt ou tard, si elle travaillait dur ; elle l’espérait de tout son cœur. Il lui fallait absolument décrocher le concours du Conservatoire ; sans cela, Estelle n’avait aucune idée de ce qu’elle allait bien pouvoir faire de sa vie. Sa mère l’avait vaguement poussée vers des études musicales sur l’insistance d’une ancienne institutrice, mais, depuis le début de la pension, la grandissime sorcière ne suivait que de loin son parcours. Soulagée que sa seconde fille se fût ainsi trouvée cette « voie de garage », Calende Sceau n’avait jamais envisagé la possibilité d’un autre échec, ni même d’un changement de cap. Estelle, terrorisée, n’avait pas abordé le sujet avec elle jusque-là.

Aristide, qui venait d’apparaître par la porte cochère, la salua d’un sourire :

« C’est magnifique !

— N’exagérons pas, marmonna Estelle. Je débute. »

Il lui apportait, sur un plateau, une tasse de maté chaud. Tout en finissant la sienne, il s’alluma une cigarette et contempla, quelques minutes, le paysage qui dégoulinait de la colline. Ces fameuses bécasses, réunies sur les branches de la propriété en congrès, débattaient en petits cris aigus d’un sujet connu d’elles seules. Estelle s’étonna :

« Tu as l’air en forme !

— J’ai toujours très bien dormi.

— Je ne t’ai pas remercié pour le repas, hier soir…

— Quel repas ?

— L’assiette que tu m’as déposée.

— Hein ? Je ne vois pas du tout de quoi tu parles. »

Elle fronça les sourcils. Un revenant avait-il déposé pour elle cette assiette ? Non, c’était une hypothèse ridicule : si les morts pouvaient servir d’aide-ménagères, personne n’aurait jamais tenté de faire exorciser sa maison.

Avant qu’Estelle pût en apprendre davantage, néanmoins, un tintamarre se déclara à l’étage/

« BAM ! »

Les coups matinaux qu’Aristide avait mentionnés dans son calepin, précisément !

« Bam-bam ! »

Attentive, elle reposa immédiatement son violoncelle et s’aventura dans le jardin : il LUI fallait identifier la source de ces bruits, depuis l’extérieur. Ce n’était pas, cette fois-ci, une porte qui claquait… mais une suite de bruits sourds et inégaux, difficiles à définir. L’ensemble, sans régularité aucune, rappelait celui d’une charrette brinquebalante.

« BAM ! Bam-bam-bam ! BAM ! »

Aristide voulut la suivre, mais elle l’arrêta aussitôt et proposa :

« Non ! Ne gâchons pas cette occasion… Tu vas me servir de leurre. Rentre et va à sa rencontre, comme d’habitude. Moi je vais essayer de contourner cet esprit par le toit, pour voir si je peux l’intercepter…

— Tu te mets en danger, s’inquiéta-t-il.

— Toi aussi, reconnut-elle. Mais c’est un esprit fugace, il ne se laissera pas voir si on ne louvoie pas un peu. Va ! »

Mal à l’aise, Aristide se résolut pourtant à exécuter ses consignes. Il disparut dans sa maison. Pendant ce temps, Estelle courut vers l’arrière et y trouva une échelle pliante. En l’appuyant au mur de derrière, elle put gagner la partie inférieure de toiture. La cacophonie clinquante se poursuivait.

« BAM-BAM ! »

À genoux sur les ardoises, elle progressait… du mieux qu’elle le pouvait. Une agrafe lui écorcha la main, mais elle tint bon. Arrivée à la saillie, elle réussit à enjamber le reste de la façade et se retrouva au-dessus du premier étage. A priori, elle devait se trouver pile entre la cage d’escalier et le couloir qui reliait les chambres…

Estelle ne devait surtout pas regarder en bas. Sous ses jambes repilées, elle entendit alors une voix.

« Qui va là, s’exclama Aristide. Montre-toi ! Pourquoi me harcèles-tu, Priscille ? »

Bon sang, on entendait vraiment tout, sur ce versant ! Il y manquait la moitié des tuiles… Estelle y décelait une ouverture noire et profonde, qui descendait jusqu’à la charpente. En y passant la tête, peut-être pourrait-elle espionner ce qui se passait à l’intérieur ? D’une main, elle s’appuya aux contours de ce trou… et regretta aussitôt son geste.

Un pan entier du toit s’écroula net : les débris de maçonnerie et de bois pourri sombrèrent en une colonne fumeuse. Estelle, catastrophée, se rattrapa sur les ardoises. Juste à temps, elle évita le projectile qui s’en dégagea… Une tornade plumeuse et virevoltante fondit à ses côtés ! Cette bourrasque faillit la faucher net. Éberluée, glacée d’effroi, Estelle reprit ses esprits en la voyant fuir vers les cieux… et éclata de rire.

Deux bécasses, courroucées, s’échappaient vers les grands arbres pour rejoindre leurs congénères.

« C’est la saison des amours, réfléchit-elle. Elles ont probablement fait leur nid quelque part sous ces poutres… Bon sang, quel boucan elles faisaient ! »

Cependant le soulagement d’Estelle laissa vite place à une intense déception : en fait, tout cela ne l’avançait guère. Certes, ces deux locataires imprévues expliquaient certains des sons fantomatiques qu’Aristide avait entendus ces derniers mois, depuis le début du printemps… mais pas le reste de sa hantise. Cette piste n’avait mené à rien ; maintenant, Estelle devait redescendre.

« Je progresse quand même, se rassura-t-elle. Il faut procéder par élimination. Quand j’aurai écarté le naturel du surnaturel, tout deviendra plus clair. »

Elle était maintenant au niveau de l’échelle : tout en prenant appui d’une main sur la gouttière, elle plaça son pied un sur des barreaux.

Ce fut à ce moment que la rigole se tordit.

Estelle eut à peine le temps de réagir ; déjà l’échelle, déséquilibrée par l’avant-toit qui se courbait, glissait de gauche à droite. Elle se sentit tomber à la renverse…

« ATTENTION », lui hurla quelqu’un.

Elle s’attendait à percuter le sol, tête la première. Au lieu de cela, Estelle atterrit à mi-parcours dans quelque chose de plus mou. Le cœur battant, elle se rattrapa à ce relief de secours. L’échelle dégringola derrière elle, piteusement. Après quelques secondes de terreur pure, Estelle sentit ses pieds se recoller au sol, et retrouver leur équilibre. Aristide, qui la retenait contre son corps, la gronda :

« Je t’avais dit de faire attention !

— Pardon, pardon ! Merci… »

Elle hocha la tête, d’un air aussi choqué que reconnaissant : l’homme venait de la rattraper dans ses bras. Pour l’intercepter ainsi à temps, il était probablement retourné à l’extérieur dès lors que les oiseaux s’étaient échappés… Sa prévenance lui avait évité une belle fracture, ou pire encore. Cette gouttière, trop faiblement fixée pour servir de support à quoi que ce fût, était devenue un piège mortel. Haletante, le cœur battant, Estelle s’enquit du sort de son sauveur :

« Tu n’as rien de cassé, toi ?

— Bien sûr que non ! C’est toi qui joues les équilibristes. Qu’est-ce qui t’a pris ?

— Tu le sais bien, s’agaça Estelle. J’essayais de voir tout ça d’un autre angle. Qu’est-ce qui s’est passé, de ton côté ?

— De mon côté ?

— Je parle de l’apparition à l’étage… Priscille, à quoi ressemblait-elle ?

— Hein ? De quoi parles-tu ? »

Ils se dévisagèrent stupidement quelques secondes.

« Le fantôme, précisa-t-elle pourtant. Celui avec lequel tu parlais il n’y a pas trois minutes, près des chambres !

— Nous sommes dans le jardin, lui expliqua-t-elle comme si elle avait bu. Qu’est-ce que les chambres ont à voir là-dedans ? »

Son interlocuteur assénait sa version des faits avec une telle conviction qu’Estelle se demanda, un temps, si elle n’avait pas tout imaginé… Non, ce n’était pas possible. C’était lui qui avait oublié. Et d’ailleurs, si…

Le sang d’Estelle se congela soudain.

« Camarade, s’étrangla celle-ci. Peux-tu me dire ce que nous faisons ici ?

— C’est plutôt à toi de me dire ce que tu fichais. Qu’est-ce qui t’a pris d’aller sur le toit ?

— S’il-te-plaît, s’exclama-t-elle. Réponds-moi d’abord. C’est important ! Dis-moi pourquoi tu te trouves là, dans ce jardin, à l’arrière de la maison… Il doit bien y avoir une raison, non ?

— Évidemment, s’agaça-t-il tout à fait. J’allais couper du lierre sur la façade… Il y en a partout.

— Sans sécateur ?

— Ah, admit-il. Oui, j’ai dû l’oublier… Attends-moi, je reviens. »

Tandis qu’il lui tournait le dos et repartait vers la maison, Estelle porta sa main à ses lèvres. Ses yeux, agrandis d’horreur, lorgnaient du nouveau du côté de l’échelle… Pas très loin de là où elle était tombée, elle remarqua une vieille dépression au niveau de l’herbe. Tout en s’approchant, elle y voyait maintenant les reliefs terreurs d’un trou bosselé… et quelques morceaux d’ardoise brisée. Quelque chose était tombé à cet endroit, il y a peu, ou quelqu’un… mais certainement pas elle. Quand avaient commencé ces phénomènes surnaturels, déjà ? Ah, oui. Aristide avait éprouvé cette absence… l’impression de perdre connaissance quelques secondes.

Estelle si triturait les mains. Toutes les apparitions des membres de sa famille, Aristide les avaient remarquées au niveau de l’étage. À l’endroit exact où son regard passait, subrepticement, sur les portraits accrochés au mur…

Il revenait déjà vers elle. Dans ses mains, en lieu et place d’un sécateur, il tenait un plateau. Une tasse de maté fumant y reposait.

« Tu devrais rentrer, lui indiqua-t-il d’un soupir. Tu vas attraper la mort, avec ce temps ! »

Estelle détourna les yeux. C’était plus fort qu’elle. Quelque chose remuait dans le fond de son estomac… Non, elle devait en avoir le cœur net. Il fallait jouer la comédie jusqu’au bout. En rassemblant tout son courage, elle réussit à improviser, d’un ton hésitant :

« T-Tu as une saleté dans les cheveux.

— Ah bon, réagit Aristide d’un ton soucieux. Où ça ? Il faudrait que je pose ce…

— Attends, en profita-t-elle pout l’interrompre. Je vais t-te l’enlever. »

Alors elle fit mine de triturer sa tempe droite. En fouillant sous la masse des cheveux grisonnants, Estelle finit par trouver une surface anormale. La peau, encroûtée, lui paraissait légèrement humide…

« AÏE, vociféra immédiatement Aristide Aubrin. Fais un peu gaffe, Violaine !

— C’est b-bon, lâcha Estelle les larmes aux yeux. Je… Je m’en suis occupée. C’est parti.

— Il y a intérêt, tu m’as pratiquement arraché les cheveux… Eh ! Où pars-tu comme ça ? »

Estelle, qui filait droit vers sa chambre, ne le regardait déjà plus.

« Au v-village, balbutia-t-elle. Je v-vais régler une affaire là-bas. Je ne serai pas longue.

— Ne parle pas aux inconnus, la sermonna-t-il dans son dos. Une jeune fille toute seule sur la route… Tout pourrait arriver. Tu en as conscience ?

— Oui, oui », ânonnait-elle.

Elle ne prit pas même la peine de repasser par sa chambre. Comme un automate, Estelle enjamba la clôture et s’éloigna vers le village. La descente, sans aucun bagage, ne lui prit qu’une dizaine de minutes… Son pas, décidé et rapide, la projetait toujours plus en avant tel un automate. Elle ressentait à peine la bruine sur son visage, les cailloux sous ses pieds : seule comptait sa mission. Son périple s’estompa comme un rêve : elle arrivait déjà à la taverne du village. L’arrivée d’Estelle suscita moult interrogations, mais elle n’en avait cure. Sa main, frénétique, pressait la sonnette sur le comptoir. Quelques secondes plus tard, le tenancier, fort courroucé, sortit des cuisines pour lui crier :

« Non mais ça va pas ? Qu’est-ce qui te prend ?

— Est-ce qu’un médecin habite ici ? Il faut aller le chercher de suite, insista Estelle avec toute l’assurance dont elle se sentait capable. Il y a eu un incident grave…

— Hein ?

— Aristide Aubrin, il… Il est tombé sur la tête en réparant son toit, hésita-t-elle à grands renforts de gesticulations. Il a un… un genre de traumatisme crânien, je ne sais pas !

— Quoi ? Quand c’est arrivé ?

— Il y a… quatre mois. Voilà c’est ça. »

Tous les hommes s’esclaffèrent. Les piliers de l’établissement se claquaient le bidon, en la pointant du doigt. Estelle, exaspérée, frappa alors du poing sur la table et rouspéta :

« Ça n’a rien de drôle ! »

Les ivrognes, loin de l’écouter, reprirent de plus belle :

« C’est plutôt elle qui est tombée sur la tête, on dirait…

— Ça se voit que c’est une fille de la ville ! Là-bas, ils rameutent un hôpital entier au moindre bobo…

— Mais ça s-suffit, s’exclama-t-elle d’une voix plus chevrotante. Vous êtes tous d-demeurés, ou quoi ? Je vous dis que quelqu’un s’est blessé très gravement ! Il lui faut des soins au plus vite ! »

Le tavernier, d’un soupir, se mit à essuyer un verre tout en la raillant :

« Mon frère a toujours aimé faire son intéressant. Ne t’en fais pas pour lui, petite ! Il râle beaucoup, mais c’est une force de la nature… Il nous enterrera tous.

— Hein, s’étrangla Estelle. Ton frère ? Aristide Aubrin… c’est ton frère ?

— Ça va, bougonna-t-il. Pas la peine de me le reprocher. S’il t’a mis dans cet état en vingt-quatre heures, imagine ce que c’était de le supporter durant quarante-cinq ans !

— Mais… tu habites ici ? Je ne comprends pas. Aristide disait qu’il ne t’avait pas vu depuis des mois… Tu n’es pas passé le voir, depuis le temps ?

— On n’est pas vraiment proches. Et puis, il se débrouille très bien tout seul. C’est quoi, ton problème ? »

À ces mots, Estelle perdit tout contrôle. Un demi de bière tiède traînait sur le comptoir… Elle s’en saisit, pour le jeter à la figure du frère indigne.

« TOI, lui hurla-t-elle. C’est toi, le problème ! Espèce d’imbécile ! Tu l’as laissé tout seul dans ce trou à rats ? Sans prendre de ses nouvelles ?

— Mais pour qui tu te prends, connasse ? Je ne lui dois rien ! »

Il éleva le bras, comme pour lui envoyer un coup de poing ; plus rapide que lui, elle réagit d’un soufflet en plein visage. Les chaises de bar raclèrent le sol cependant qu’Estelle et le patron en venaient aux mains. Il devait faire deux fois son poids : cela n’empêcha pas les clients de tenter de la maîtriser.

« Tu devrais avoir honte, vociférait-elle.

— Mais c’est une vraie furie, gueula un des rustres en lui agrippant le bras.

— Non, lâchez-moi… Ôtez vos sales pattes de là !

— Il faut l’enfermer, suggéra un second rustre en l’éloignant de son adversaire.

— Non, intervint un troisième. Fiche-la dehors…

— Appelez un médecin, continuait-elle à beugler. Appelez un foutu médecin ! »

Cette commotion rameuta tout le village d’Aber-les-Mouillettes dans le tripot.

Il fallut une bonne heure d’explications et d’atermoiements avant qu’on consentît à prendre un peu Estelle au sérieux. Un docteur fut déniché, dépêché à la Butte-aux-Bécasses. De nombreux habitants le suivirent, curieux. Estelle les accompagna jusqu’en haut de la colline. Aristide Aubrin parut surpris, à juste titre, de voir la moitié du patelin débarquer dans son jardin : il se laissa néanmoins faire lorsque l’expert lui demanda gentiment de le laisser l’examiner. Un peu moins de deux minutes plus tard, ce docteur réclama un brancard. Quant à Arisite, on ne l’écouta pas lorsqu’il affirma qu’il ne pouvait laisser ainsi sa maison sans surveillance, qu’il s’y tramait de drôles de choses… Chacun tentait de la ramener à la raison : il était blessé, on devait l’emmener à l’hôpital le plus proche.

Estelle, croyant bien faire, s’approcha alors de lui d’une main douce et lui souffla :

« C’est bon, camarade. Tout va bien. Tu peux leur faire confiance, personne ici ne te veut le moindre mal… »

L’homme, pour toute réaction, la dévisagea alors de ses deux grands yeux ronds.

Puis il lui lança quatre mots, les plus terribles qu’Estelle n’eût jamais entendus :

« Mais qui t’es, toi ? »

Lentement, Estelle recula. Un mélange de dégoût et de terreur venait de remonter dans sa gorge. L’homme qu’elle avait connu n’était déjà plus ; leur relation s’était évanouie dans les tréfonds de sa mémoire immédiate… Il avait suffi d’une seconde d’inattention pour effacer les heures qu’Aristide Aubrin avait partagées avec elle.

Estelle faisait face à un fantôme.

Anéantie, elle trouva un banc où s’écrouler. Le brancard s’éloignait déjà, et avec lui le reste des badauds. Elle, elle restait là les bras ballants, dans l’indifférence générale, à contempler le monde autour d’elle sans mot dire. Seul le tenancier resta un peu plus longtemps. La mine patibulaire, l’œil torve, il croisa les bras d’un air vexé et lui jeta :

« Tu es sur une propriété privée, ici. Tu as cinq minutes pour ramasser tes affaires et partir. »

Estelle comprenait à peine ce qu’on lui disait. Comme elle ne rendait à son interlocuteur qu’une bouche béante, celui-ci se fâcha pour de bon :

« Tu veux que j’appelle la police ? DÉGAGE !!! »

Seul l’instinct de préservation la convainquit de se relever. Estelle revint dans la chambre d’ami et ramassa en deux temps trois mouvements ses affaires. La tête baissée, elle s’enfuit alors de la propriété aussi vite que le permettaient ces nombreux bagages…

Ce fut ainsi qu’elle se retrouva, trente minutes plus tard, sur le quai d’Aber-les-Mouillettes. Adossée à un réverbère, Estelle sentait son pouls décélérer. Elle avait disposé ses sacs autour d’elle, comme un cercle protecteur. À en croire son billet de retour, le train n’arriverait pas avant deux heures… À mesure que sa tension redescendait, l’ennui fit naître en elle toutes sortes de divagations, de pensées funestes. Elle se maudissait :

« Maman avait raison, au final ! Ce n’était qu’une affaire profane, sans importance… indigne de son attention. Aucune magie là-dessous, rien que de la superstition et une bonne dose d’égocentrisme de ma part… Qu’est-ce que j’ai été bête ! »

Son estomac gargouillait. Elle s’assit sur sa valise, ouvrit le paquet de biscuits secs qu’elle gardait au fond de son cartable… Le beurre des palets était un peu passé ; ce n’était vraiment pas terrible, mais il n’y avait que ça. Il était d’ailleurs impensable d’acheter un encas à la taverne du coin. C’était dans ces moments-là qu’on appréciait une assiette de lards et de haricots à la tomate… Pour couper sa faim, Estelle s’offrit plutôt une cigarette.

« Arrête tes gamineries, se dit-elle. Tu n’es pas sa fille. Il en a eu, d’ailleurs, des enfants… Pour ce que ça lui a servi ! »

Elle ne se faisait plus aucune illusion quant à son prétendu attachement pour Aristide Aubrin. À travers lui, le temps d’une soirée, elle s’était construit une figure paternelle… Céleste et elle ne savaient rien de leur père… si toutefois c’était bien le même homme.

« Les femmes de la famille Sceau sont fières et indépendantes, répétait à l’envi leur mère. Qu’est-ce que ça peut vous faire, de savoir qui vous a faites toutes les deux ? Les hommes déçoivent toujours, de toute façon… On ne peut pas leur faire confiance. Ce sont eux, les faibles. La dernière chose dont j’ai envie, c’est qu’un de ces salopards déteigne sur vous. »

Ces mots, Estelle y avait cru. Tout en voyant, chaque matin, plusieurs de ses camarades de classe rentrer au bras de leur Papa… Pourtant, chaque fois qu’une de ses amies du lycée des Bruinandines recevait une lettre signée d’un homme de leur famille, Estelle sentait son cœur se transpercer. Céleste avait éprouvé elle aussi ce genre de manque, jadis ; mais cela lui était passé, à ses dires. Estelle, a contrario, n’avait jamais évolué. Il lui apparaissait seulement aujourd’hui que toutes ces dispositions à l’égard des mâles plaçaient sa mère dans une position idéale : celle de l’unique main secourable, de la seule voix audible. Ses filles ne pouvaient la critiquer, faute d’un pareil à qui la comparer. Mais que pouvait-on y faire ?

« C’est plié, lui souffla la petite voix dans sa tête. Tout est fichu. Tu peux bien te plaindre d’être orpheline tant que tu voudras, ça ne te ramènera personne. Pleure tant que tu voudras, va : on ne fera pas pour autant attention à toi. Ça ne marche que pour les autres enfants… Toi, tu es différente. Si tu veux survivre, il va falloir apprendre à sourire. Sans ça, nul ne voudra de toi. Crois-tu vraiment que la détresse enchante qui que ce soit ? Essaye d’être aimable, si tu veux qu’on t’aime. »

Cette petite voix dans sa tête n’était pas celle d’Estelle : celle-ci ne s’exprimait ni avec sa cadence, ni avec ses intonations. Elle savait bien à qui elle appartenait vraiment ; mais cela ne l’empêcherait pas de résonner tout de même dans les tréfonds de son for intérieur, à chaque instant de la journée… chaque jour du reste de sa vie.

Les yeux embués d’Estelle se levèrent vers l’horizon. La fumée de sa cigarette montait vers l’horizon… Au loin, la Demeure du Crâne lui adressait un sourire édenté et mystérieux. Aristide Aubrin n’y résidait plus, n’y habiterait peut-être plus jamais… Alors, à qui pouvait bien s’adresser ce rictus ?

Les fantômes existaient, c’était certain ; mais tous n’étaient pas forcément morts. Certains, Estelle le savait désormais, étaient plus simplement absents. Elle eut alors cette conviction : oui, cette maison lui souriait… mais en tant que complice, comme une égale.

Elles étaient toutes deux hantées.

FIN

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