CE1

Par LVR8963

Le CE1 était assuré par M Ojardia, le seul maître d’école que j’eus à Chabreloche. C’était un homme à la carrure imposante, une voix grave légèrement suave, des cheveux épais entièrement gris et avec assez de longueur pour leur permettre d’être pleins de reflets. Il avait cette masse de cheveux vissée sur la tête comme un chapeau.
Le temps semblait l’avoir épaissi comme s’il avait attiré de la matière atour d’un squelette pendant toute sa vie. Des amas, des rajouts s’étaient formés un peu partout, les doigts, le nez mais aussi ses chaussures. Il portait très souvent le même modèle d’une taille imposante, avec d’énormes semelles en caoutchouc qui le réhaussaient d’un bon centimètre, qu’il écrasait sur le sol de la classe et qui couinaient énormément. Il promenait ses chaussures à travers les rangées de tables pendant qu’il faisait classe. Avec leur bout aussi haut et imposant que la proue d’un bateau, elles traçaient son sillage.
Sa figure ne nous était pas étrangère car nous le voyions déjà lors des récréations où il rejoignait les autres maîtresses de la cour des petits pour bavarder avec elles, adossé à un mur de la cour.
Il passait d’ailleurs presque toutes ses récréations adossé à ce mur, au même emplacement, les bras pliés derrière son dos. Ceci nous avait donné l’idée, lors du 1er Avril, de coller un poisson exactement à cet endroit sur le mur pour que le maître s’appuie dessus et se retrouve avec l’image accrochée à son pull. Evidemment cela échoua, il vit tout de suite le piège que nous avions installé avant de se poser contre le mur. Il s’amusa de notre initiative, la trouva bien pensée tout de même. Il apprécia sans doute notre capacité à faire des projets de ce genre.
La composition de la classe était la même que l’année précédente et elle sera encore la même l’an prochain. Il n’y avait qu’une seule classe par niveau, seul le maître ou la maîtresse changeait.
Il y avait bien un nouveau visage en plus de celui de M Ojardia. C’était Teddy car il était redoublant. Il était déjà en CE1 l’an dernier.


Dans la salle de classe, le maître avait installé une petite bibliothèque avec quelques étagères de livres en libre-service. Elle contenait trois support inclinés en bois qui permettaient de déposer les livres la face tournée vers nous pour bien voir la première de couverture de chacun d’entre eux. Le choix d’un des livres se faisaient beaucoup par rapport à son dessin imprimé sur la couverture.
La plupart des livres pouvaient se regrouper en collections. Ils étaient un épisode d’une série complète racontant les différentes scènes du quotidien d’un personnage. Notre série préférée était centrée sur la vie de Madame Bulbo, une femme à l’allure un peu mémère avec son foulard sur la tête et ses habits de grand-mère mais qui s’aventurait sans hésiter un peu partout à en croire les récits la concernant. On pouvait la suivre dans les différents endroits qu’elle visitait comme la ferme, la montagne, la mer.
Cette collection semblait la plus récente de toutes. Les couvertures de chaque livre étaient composées d’un fond blanc brillant et lisse et sur lequel apparaissait la protagoniste principale avec un objet résumant à lui seul toute l’histoire.
Le maître nous encouragea régulièrement à emprunter un nouveau livre pour découvrir de nouvelles histoires et nous les échanger ensuite. Quand il y avait un volontaire pour lire à haute voix un livre de son choix, le maître nous regroupait assis en demi-cercle à même le sol. Le lecteur prenait place au milieu sur une chaise et le maître s’asseyait avec nous. Il faisait partie du public lui aussi, bien que ses grosses jambes qu’il avait du mal à plier lui donnait l’allure d’un éléphant au milieu de petits rats.
Aujourd’hui Pierre se porta volontaire pour lire un nouveau chapitre des aventures de Madame Bulbo. Encore elle. Le maître en sourit.
« Ah ça elle vous plait cette Madame Bulbo ! »
Pierre avait choisi le livre Madame Bulbo à la ville. Il prit l’objet avec sa couverture en plastique blanc et lisse. Le soleil se reflétait dessus et révélait les faux plis craquelés dus aux nombreuses manipulations. Le dessin d’illustration nous montrait le personnage principal sur son vélo avec un panier suivant une route bordée de plusieurs immeubles. Le décor urbain était un peu surprenant par rapport aux échappées plus champêtres auxquelles ses aventures précédentes nous avaient habitué.
Pierre commença la lecture, la tête plongée sur le livre pour se concentrer un maximum. Il le tenait tellement haut et droit que sa tête disparaissait derrière. J’avais l’impression d’être devant un livre magique qui se racontait tout seul et se tournait lui-même les pages.
La lecture était encore un peu hachée mais une histoire en ressortait tout de même. Pierre avait la voix enrouée et par moment certaine syllabes disparaissaient dans un sifflement ultra aigüe qui les rendaient inaudibles.
La narration était extrêmement répétitive, tout se passait « à la ville » et cette expression fut apposée à presque toutes les fins de phrases. Madame Bulbo prit son vélo pour aller à la ville, elle avait besoin d’acheter à manger au marché de la ville, elle devait respecter les règles de circulations de la ville…
Plusieurs fois, le mot ville ne fut qu’un sifflement précédant un silence tant Pierre avait beaucoup de mal à maintenir un niveau sonore acceptable quand il arrivait au bout de son souffle. Mais nous comprîmes toute l’histoire sans difficulté, la réplique était comme un refrain que nous connaissions déjà tous par chœur.
Vers la fin du récit, Pierre buta sur le mot cimetière où Madame Bulbo finissait par se rendre pour ne pas oublier ses aînés disparus. Il dut épeler lentement ci-me-tière pour trouver la prononciation correcte.
Ce mot barbare nous écorchait les oreilles, nous n’avions pas l’habitude de l’entendre dans toutes les histoires enfantines que nous étudions jusque-là. Pour beaucoup, même sa définition restait un mystère.
Le maître vit tout de suite notre embarras à contextualiser ce mot. Les lectures que nous faisions commençaient à être fluide et le sens de la phrase nous habitait pleinement au moment de la lire à haute voix. Alors quand un nouveau mot surgissait au milieu d’une phrase comme un gros rocher massif et difforme, le retour au déchiffrage comme au temps où nous étions débutants annonçait que ce mot nous était inconnu. Il nous était impossible de mentir là-dessus.
Pierre ne sut expliquer clairement ce que signifiait le mot « cimetière » quand le maître le lui demanda. Par pudeur ou réelle ignorance, il resta muet et sa voix cassée n’en n’était pas la cause.
Quand le maître interrogea le reste de la classe, Anthony leva le doigt bien haut, bras tendu comme il aimait le faire. Il donna une définition tout à fait correcte et conclut son intervention par :
« - Je le sais car je peux le voir depuis ma maison. »
« - Oui c’est possible, répondit le maître. Attend voir où tu habites toi déjà… »
« - Sur la rue du Stade. »
« - Humm pourtant il n’est pas ici le cimetière de Chabreloche… Ah mais non ce que tu vois c’est le monument aux morts de la commune, ce n’est pas la même chose. »
« - Il y a bien des gens morts enterrés ici ? demanda Anthony surpris d’avoir tort. »
« - Pas exactement, c’est un lieu que l’on a réservé pour se souvenir de gens qui sont morts pendant la guerre. On ne vous l’a jamais raconté ? »
Le monument aux morts de la commune était positionné au croisement de la rue du Stade et de la rue de Lyon, l’axe principale de Chabreloche qui coupait en deux la commune. C’était une position stratégique, avec son orientation face à la rue principale, le monument était visible de tous les conducteurs ne faisant que traverser le village et il se rappelait aussi à tous les locaux qui remontaient souvent cette rue du Stade pour rejoindre le complexe sportif. Toute l’année ce lieu de mémoire enregistrait les allers et venues des habitants, personne ne s’arrêtait à sa hauteur et sa fonction première aurait pu s’estomper peu à peu au point de le confondre avec un vulgaire cimetière civil si le maître ne veillait pas à entretenir la mémoire collective. Ainsi deux jours par an, la colonne de pierre coiffée d’une statut de soldat revenait au centre des attentions. Un défilé en fanfare s’organisait rien que pour elle. J’entendais passer la délégation depuis chez moi. Il faisait autant de bruit que lors de la fête à Chabreloche, arpentait ce même bitume normalement réservé aux voitures, mais les participants étaient par contre beaucoup mieux habillés et plus disciplinés dans leurs musiques. Le maire du village guidait le cortège et finissait par offrir des fleurs au monument comme pour se faire pardonner de ne pas lui rendre visite plus souvent. Tout ça sous les yeux d’une croix chrétienne, tout le monde était catholique à l’époque de ces morts, même les athées.
A ce moment-là, l’exercice de lecture fut terminé, le maître fit signe à Pierre de nous rejoindre alors que lui reprenait sa place de présentateur pour nous partager son récit. Après les petites histoires, nous écoutions à présent la grande Histoire.
« Bien avant que vous soyez nés, il y eut une Grande Guerre. Elle a fait se battre tout le pays, toute la France contre toute l’Allemagne. Tous les hommes étaient obligés d’y participer. Et elle dura très longtemps, 4 ans. Il y eut de nombreuses batailles. »
Il s’interrompit un instant, se leva et ramena une carte administrative de la France qu’il mit sur ses genoux face à nous.
« Pendant tout ce temps, les hommes se sont battus pour avoir le droit d’occuper ces deux régions que vous voyez ici à la limite des deux pays, l’Alsace et la Lorraine. Les batailles étaient très longues et éprouvantes sans qu’un des deux camps ne domine l’autre. Un jour les français avançaient. Puis le lendemain les allemands revenaient. Ce scénario se répéta pendant 4 ans. Et le nombre de morts augmentaient sans cesse. »
Le maître nous narra les principales batailles de ce conflit, nous précisa les phases de domination d’un camp ou de l’autre, nous détailla les points forts et points faibles des combattants. Le maître reprit son souffle dans un répit de son récit. François en profita pour intervenir.
« - Et la France a gagné ? demanda-t-il confirmation tant il était sûr de lui. »
« Oui à la fin la France l’a emporté, répondit le maître. »
François et presque tous les autres s’exclamèrent d’un « Ouais ! Trop bien ! » un peu mal venu. Nous réagissions joyeusement comme devant l’annonce d’un résultat de football favorable.
Le maître dressa sa main droite comme pour signaler une halte et recadra immédiatement cet entrain.
« - Attention, il ne faut pas s’en réjouir ! Il y a eu beaucoup de morts dans tous les pays. Tout le monde fut perdant en quelque sorte. Il faut y penser avec gravité et c’est à ça que servent les monuments aux morts. »
La classe avait compris la leçon, il n’y eut plus aucun bavardage comme un début de recueillement. Dehors le tonnerre gronda, ajoutant à la pesanteur de ce qu’on venait de nous raconter. Le ciel était encore bleu gris au plus éloigné de la perturbation mais d’immenses masses noires gagnaient de l’espace à vue d’œil. Nos mémoires d’enfant commençaient à se remplir des héritages assez encombrant et bien peu glorieux de nos ancêtres. Le début d’un processus irréversible avait débuté ce jour-là.

Benoît était tout excité pour aller en récréation. Il nous annonça qu’il allait pouvoir nous amener un nouveau jeux, c’est sa mère, Martine, qu’il le lui avait dit hier soir.
Dès que le maître nous autorisa à sortir dehors, Benoît partit en courant à travers le couloir chercher le jouet qui était gardé dans une réserve où seuls les adultes pouvaient rentrer. Ce matin-là, Martine y avait rangé le cadeau qu’elle avait offert à son fils la veille pour son anniversaire. Elle n’eut aucun effort à faire pour se souvenir de le lui donner au moment de la récréation, Benoît était là, impatient. Il gesticulait devant sa mère pour le récupérer plus vite. Il n’avait pas 20 secondes de retard, comme le lui fit remarquer sa mère, si ça pouvait être pareil le matin pour partir à l’école…
Les autres se dirigèrent dans la cour comme d’habitude. Nous respectâmes la parole de Benoit et ne commençâmes aucune activité avant son retour. Il nous avait promis quelque chose d’exceptionnel, du jamais vu. Le maître commençait à se demander si nous n’allions pas gâcher notre récréation à attendre comme ça sans raison plutôt que de nous dépenser. Nous attendions Benoit, groupés au milieu de la cour, immobile et dans l’expectative quand il déboula du haut des escalier nous brandissant sa trouvaille. C’était un ballon en mousse jaune avec des motifs hexagonaux peints en noir dessus.
Ce matin, nous allions pouvoir jouer au foot comme chez les grands dans l’autre cour. Il faisait beau, grand soleil, c’était idéal.
Naturellement, Benoît et Clément prirent la gouvernance pour former chacun leur équipe. Pour eux, tous les garçons de la classe, et seulement les garçons, étaient des coéquipiers potentiels. Comme tous les hommes français et seulement les hommes furent des combattants contre l’Allemagne.
On se devait tous de jouer au foot. Seulement, les deux frères de Clément, Pierre et François, n’étaient pas autour de cette animation. Ils s’étaient enfuis avec les filles. Clément tenta bien d’aller les récupérer, il tenait à éduquer comme il fallait sa fratrie, mais il dut vite y renoncer devant leur réaction violente à l’idée d’être forcé à jouer au foot. 
Les cris avaient alerté les maîtresses qui commençaient à se rapprocher. Sagement, Benoît raisonna Clément pour qu’il cesse sa tentative d’enrôlement. Benoît savait qu’il ne fallait pas faire de scandale, sa mère l’avait averti : au premier psychodrame imputable au ballon en mousse, elle le confisquerait immédiatement.
J’étais resté à l’écart de cette agitation jusque-là. Ce nouveau jeu m’attirait réellement mais je ne voulais pas me greffer artificiellement à ce groupe dont j’avais manqué la formation initiale. J’avais peur de devoir insister pour être accepté et de na pas savoir comment s’y prendre. Un refus ou une réponse déconcertante aurait été une telle honte que je ne risquai aucune approche. 
Ça ne s’était pas joué à grand-chose, j’étais avec eux au début de l’attente de la venue du ballon. Puis pour tromper cet ennui naissant, je m’étais laissé distraire par une discussion entre Alice et Flore qui s’amusait à faire des statistiques sur le nombre de personnes qui avaient un pantalon bleu. J’avais écouté toute l’histoire, souriant devant leurs tentatives d’explications de ce nombre si élevé, mais sans jamais participer à leurs échanges. Cela m’avait pourtant bien déconnecté du groupe initial des garçons, d’environ dix mètres. Maintenant, il aurait fallu créer un événement autour de ma personne pour me réintégrer dans leur groupe, un moment, peut-être infiniment court, où ils auraient tous pensé : OK c’est le moment où Lilian veut venir avec nous. Et ça je me l’interdisais.
Au milieu de la cour, les garçons étaient un nombre impair. Ils cherchaient désespérément comment équilibrer leurs équipes. Un remplaçant qui change toutes les deux minutes, ou un seul but avec un gardien neutre et les deux équipes marquant du même côté, ou alors…
Benoît remarqua que je manquais à l’appel. Il vint me chercher pour participer et compléter l’équipe en sous-effectif. Je refusai son invitation, pourtant je mourrais d’envie de les rejoindre. Je ne me sentais pas assez flatté au point d’être la personne qui pouvait résoudre leur problème et je craignais d’être un idiot utile devant cette démarche de venir à moi après avoir étudié toutes les autres solutions. Mon irrésistible envie de vivre ce jeu ne dépassait pas ma délicieuse satisfaction à les voir totalement bloqués suite à ma conduite contraire à leur prévision.
Quand Clément insista également pour que je participe, je finis par accepter. Il m’avait proposé de les rejoindre pour jouer avec eux, il m’avait raconté tous les regrets que je pourrais ressentir à les regarder jouer, il ne m’avait pas juste demandé de compléter son équipe.
Le terrain fut facilement délimité : toute la cour. Et les buts étaient deux poteaux du préau d’un côté, et toute la longueur du cabanon de l’autre.
Je me retrouvai dans l’équipe de Clément et cela me convenait bien car c’était en lui que j’avais le plus confiance. La répartition des postes fut assez sommaire. Il fallait désigner un goal et tous les autres essaieraient de marquer des buts. En face ce fut Anthony qui se porta volontaire pour ce rôle. Il aimait vraiment cette tâche, il était inscrit au club de foot de Chabreloche et jouait gardien de but tous les week-end. 
J’acceptai d’être le goal de notre équipe. Ils acceptèrent que j’eusse la charge de cette mission importante. Ils ne pensaient pas un instant que je sois le plus performant pour ce rôle, seulement ils avaient tous une envie débordante de courir après ce ballon en mousse, de dribler, de tirer et de marquer des buts. Trouver un coéquipier motivé pour se rendre de lui-même dans les buts les arrangeait bien. Ceci évitait la mise en place pénible d’un tour de garde à respecter pour effectuer cette corvée.
J’avais accepté ce poste car il me permettait d’être en bonne position pour scruter tout le terrain de jeu et ses participants. J’étais en retrait, à bonne distance du cœur du jeu et de son agitation, je pouvais mieux les observer pour déduire de leurs mouvements ce qui était efficace ou non dans ce sport. J’appréciais aussi la nature solitaire de cette mission. Je gérais seul les différents paramètres de ma réussite. Je voyais la ballon se rapprocher de mes buts et j’ajustais ma position par rapport à cela. Il n’y avait pas d’incompréhension possible avec un coéquipier. Je ne me déplaçais que selon une direction, le long de la ligne de but et c’était plus facile que d’évoluer sur l’ensemble du terrain. J’avais toute les chances de me trouver dans la bonne position, celle attendue par le reste de mon équipe. Pour une découverte, c’était suffisant.
Le match dura toute la récréation. Les maîtresses siffleront la fin de la partie, sans arrêts de jeu possible.
Le jeu resta très brouillon, très peu de passes entre coéquipiers. Les dribles ratés et les changements de possessions s’enchainèrent. Le tout balayait la cour en une grosse masse de joueurs agglutinés au ballon et qui se déplaçait avec lui.
Benoît, qui arrivait à contrôler le ballon un peu plus longtemps que la moyenne, se retrouva bloqué dans un coin entre un mur et les escaliers. Il opposa son corps au ballon dans l’angle et tous les autres joueurs adverses tentèrent de le faire sortir en intercalant leurs jambes dans le méli-mélo ainsi formé. Les coéquipiers de Benoît commandaient au loin une passe impossible à effectuer sans téléportation.
Le jeu était bloqué et Benoît ordonna une pause.
« Laissez-moi sortir, c’est bloqué ! On va pas y passer la nuit. »
Le groupe s’écarta et on autorisa à benoît de réengager la partie sous la forme d’un coup-franc.
Un ballon se rapprocha dangereusement de mes buts, par le côté gauche. Le tir fut très maladroit, la puissance alla plus dans le sol que dans le ballon qui arriva à très faible vitesse vers moi. Je n’eus qu’à me baisser pour le ramasser. Clément m’appela pour lui faire une passe, je lançai le ballon en sa direction sans grande précision et surtout beaucoup trop de vitesse pour qu’il pût le contrôler facilement. Après son premier toucher de balle, l’ensemble de la masse collante de joueurs fut déjà sur lui et il perdit le ballon. Il me félicita quand même.
« C’est pas grave, dit-il. C’est ce qu’il fallait faire. »
Une minute plus tard, une nouvelle attaque arriva de ce même côté gauche. Je couvrais bien mon premier poteau. Cette fois-ci le tir fut plus précis, il était cadré et je le repoussai du tibia. Une seconde tentative fut offerte à l’attaquant adverse qui, entravé par le retour défensif de Clément, tira sur l’extérieur du poteau. Le ballon partit sous le préau mais il n’y avait pas but, ce n’était pas entre les bons poteaux. Ouf !
Je demeurai immobile, satisfait de ma parade et attendant que le jeu reprenne. Le ballon s’était échappé au fond du préau et tout le monde guettait son retour. Teddy s’impatienta.
« - Vite gardien ! Il faut aller chercher le ballon, vite ! »
Je n’avais pas pensé que je devais aller chercher les ballons derrière le but, surtout quand c’était l’attaquant qui venait de tirer à côté. J’y allai.
Je courus à travers le préau pour récupérer le ballon au plus vite. Je croisai les filles qui courraient dans le sens contraire dans un jeu sans ballon. Nous nous gênâmes un peu, à la limite de la bousculade à cause de ma précipitation. Je vis dans leur regard toute l’incompréhension de me voir si pressé pour ramasser ce ballon alors que personne d’autre ne le convoitait. C’était un télescopage guidé par les activités genrées de la récréation, des trajectoires opposées qui nous sautaient aux yeux lors de ces brèves rencontres et que nous oublions aussitôt après.
Quand je fus en position de relancer le jeu, Teddy était toujours aussi pressant et réclamait la passe à haute voix. Je préférai viser Clément qui s’était fait oublier sur un côté. Cette fois-ci, il put emmener le ballon jusqu’au but adverse et marquer.
Clément et Teddy enchainèrent les buts. A chaque frappe, le bois du cabanon criait sous l’impact. Anthony était pourtant très appliqué, il reproduisait parfaitement la gestuelle des gardiens de but que l’on voyait à la télé. Il exécutait très bien le plongeon mais ses bras semblaient trop petits pour couvrir tous le but.
Après un énième but encaissé, Benoît s’énerva.
« Mais Anthony, tu fais quoi bordel ! Je t’avais dit de bien rester dans tes cages ! »
Le maître, qui observait le match depuis le début, vint nuancer les accusations à l’encontre d’Anthony et il nous donna son avis.
« Le match n’est pas du tout équitable, expliqua-t-il. Regardez la différence de taille entre les deux buts. Celui d’Anthony est au moins deux fois plus large que l’autre. Il ne peut pas arrêter tous les tirs. »
Nous décidâmes alors de réduire la taille des buts d’Anthony. Nous plaçâmes un pneu au milieu du cabanon en bois pour matérialiser un poteau. Avec ces nouvelles dimensions, il n’y eut plus un seul but jusqu’à la fin du match.

Nous avions à peine enlevé nos manteaux et nos chaussures que le maître nous arrêta dans notre mouvement. Les plus rapides étaient déjà assis à leur table et commençaient à déballer leur trousse mais la majorité étaient encore dans le couloir.
« - Ne vous asseyez pas tout de suite, nous allons en salle de visionnage, dit-il. »
Et nous partîmes en file indienne et en pantoufle dans le couloir à la recherche cette salle encore inconnue. Nous n’avions plus vraiment la tenue adéquat pour l’exploration, mes pantoufles ne me serraient pas du tout le pied et je manquais d’en perdre une à chaque pas. Chaque pas sur le sol du couloir était rude car ces pantoufles manquaient de rembourrage sous le talon. Je m’imaginais déjà le long d’une route derrière le village marchant pieds nus après avoir égaré mes pantoufles dans la précipitation en voulant suivre à tout prix le groupe qui aurait accéléré son allure. Mais je chassai vite cette image de ma tête, je pouvais faire confiance au maître après tout, il ne nous aurait jamais amené dans une situation aussi difficile en pantoufle, même si pour lui tout était facile : il avait encore mis ses énormes chaussures qui couinent.
Nous ne quittâmes pas l’intérieur de l’école. Le maître nous emmena dans une salle qui n’avait pas choisi entre l’aile des petits dont nous faisions partie pour la dernière année et l’aile des grands à partir des CE2. Elle était en position centrale, au premier niveau du grand bloc massif qui séparait les deux catégories de classes.
Nous entrâmes dans un silence presque plein, seulement troublé par quelques chuchotements, un peu intimidé comme si nous étions invités à pénétrer dans une église.
Les premiers pas sur le sol firent craquer un vieux parquet d’époque. Les grosses semelles du maître dégrossirent ce qu’il y avait à faire craquer puis nos pantoufles lancèrent quelques faibles répliques. Il y avait des menuiseries un peu partout et des effluves de bois dans l’air. Il faisait assez froid ici, la salle n’était pas chauffée et le maître commença par ouvrir les vannes d’un gros radiateur en fonte à la peinture écaillée.
La centre de la pièce était meublé par de vieilles tables d’élèves en bois, assez différentes de celles que nous utilisions. Il y avait deux places par tables, les chaises étaient soudées à la table par une barre en métal et le plan de travail, qui était légèrement incliné vers les assises, comportait une entaille sur le haut ainsi que deux trous sur les coins supérieurs.
Je partageai ma table avec Clément C. L’air se réchauffait, il y eut dans un premier temps une odeur de poussières froides puis la chaleur du bois l’emporta.
Ces tables étaient le témoignage pas si lointain où des générations d’écoliers apprirent l’écriture sur ce support avec une plume et un encrier. Cela avait concerné nos parents et peut-être les enfants après eux encore. L’Ecole conservait ces tables pour appoint temporaire, comme toutes les familles gardaient la génération précédente de meubles pour remplir une maison secondaire.
Face à nous, il y avait une grande télé cathodique avec son écran bombé et gris clair. Elle était posée sur un meuble élévateur à roulette dont un espace sous le plateau principal était rempli par un magnétoscope.
Le maître avait apporté une cassette avec lui. Il alluma la télé, le magnétoscope puis lui donna la cassette à manger. L’écran se remplit de couleurs et nous proposa son programme.
La source de diffusion n’était pas celle attendue par le maître car la télé nous montra les images du direct de France 2. Je découvris à quoi ressemblait la télé en journée quand nous ne la regardions pas. Je me sentis privilégié de pouvoir observer ainsi pendant un court intervalle ce que diffusait la télé pendant ces heure-là, après les dessins animés du matin et pendant que nous étions à l’école. C’était un programme pour les grands. On percevait nettement la différence, en un instant, avec l’atmosphère criarde qui existait pendant les heures de programmes pour enfants. Il n’y avait plus ces personnages sur-vitaminés qui sprintaient dans tous les sens, ces gags hyper prévisibles, ces décors moelleux aux couleurs chaudes qui donnaient l’impression que personne ne pouvait se faire mal.
Ce n’était pas la télé que je regardais seul chez moi, elle était beaucoup plus froide, austère et saillante. Et pourtant il y avait ce même logo en haut à droite et cette même corrélation entre le son et l’image pour donner l’illusion que des gens existent vraiment derrière cet écran. Ceci m’absorba immédiatement et me renvoya dans la canapé du salon de ma maison un dimanche matin en pyjama quand, ayant trop tardé à prendre le petit-déjeuner, je me retrouvais face aux programmes suivant les dessins animés. J’imaginais que tout le monde autour de moi découvrait mon plaisir en privé, celui de regarder la télé. C’était troublant de voir avec tout le monde ce que je voyais d’habitude seul.
Le programme en question était un jeu. Les candidats épelaient des mots puis jouaient au loto avec une réserve de boules sous leur table. Le son était beaucoup trop fort et le maître mit un long moment à trouver le bon bouton sur la télécommande pour le baisser. Les bips stridents du jeu résonnèrent dans la pièce, on se boucha les oreilles. Ensuite il y eut un roulement de tambour faisant plus de bruit que toute une fanfare pendant qu’un candidat piocha une boule mystère. On le vit choisir une boule noire sous la table, quand il la montra à tout le monde, la télé se mit à vociférer un son dans une longue descente comme si elle se dégonflait. La série de bruitages du jeu en plus de l’animateur qui criait « Oh ben c’est dommage ! » fit rire toute la classe.
Après l’urgence sonore résolue, le maître navigua dans de nombreux menus pour changer la source de diffusion. Il trouva enfin le bon réglage pour lire ce que diffusait le magnétoscope. La vidéo était déjà en lecture pendant qu’il tentait de mettre la bonne entrée et nous avions raté le début. Une nouvelle étude de la télécommande s’imposa pour déclencher un rembobinage de la cassette en accéléré. Je ne comprenais rien à ce que disait les acteurs du programme mais je pensai que cela venait du fait que je n’avais pas suivi le début. Le maître localisa le bon bouton et les acteurs furent stoppé net dans leur jeu avant de se mettre à gesticuler de façon compulsive et en marchant à l’envers pendant plusieurs secondes. Ils étaient en partie masqués par deux bandes grises qui barraient l’écran.
Le vrai commencement était maintenant, nous vîmes enfin le programme tel que le maître l’avait imaginé.
L’histoire nous racontait le quotidien d’une classe comme la nôtre avec ses élèves et sa maîtresse. Leur maîtresse à eux était jeune et cool, elle avait de long cheveux lisses, un maquillage pailleté et elle machait un chewing-gum. La classe avait aussi une mascotte au centre de toutes leurs attentions. Ce n’était ni un animal, ni une peluche, c’était une poubelle à papier vivante et dotée de la parole. Il s’appelait Andy et tous les élèves ne voulaient que parler à lui, la maîtresse les y encourageait d’ailleurs.
Andy était de couleur orange, avait deux gros yeux ronds et deux bras en mousse orange qui s’agitaient de façon bizarre, c’étaient plus comme deux serpents qui ondulaient que comme un ensemble épaule-coude-poignet articulé. Andy adorait macher des boulettes de papier. Les enfants lui en jetaient par le haut de son crâne, qui gardait la fonction de corbeille, et le papier descendait au niveau de sa bouche qui mastiquait ensuite le déchet, le ruminait comme une vache. Une des boulettes ne plut pas du tout à Andy, peut-être à cause de l’encre déposée dessus, il la cracha violemment sur un élève comme s’il jouait aux fléchettes.
Au-delà de ce scénario un peu simpliste, je ne comprenais toujours pas les discutions entre les différents personnages. J’ignorais par exemple ce qui avait fait rire la maîtresse du film quand l’élève qui reçut la boulette avariée prit la parole pour semblait-il se justifier après ce qu’il avait ressenti comme une punition. Ils parlaient en anglais.
Tout l’intérêt de cette histoire était là, nous faire écouter de l’anglais. Durant tout l’épisode, les échanges en anglais n’eurent pas plus de résonance en moi qui s’ils avaient été en serbe ou en chinois. Je n’observais pas plus de réactions chez mes camarades. Même Anthony, qui devinait tout avant qu’on nous apprenne la leçon, n’avait pas cette lueur dans les yeux qui aurait montré qu’il comprenait ce que disait la télé. Son milieu familial lui permettait de tout étudier à l’avance et de devenir la locomotive de tête une fois en classe. Mais cette langue étrangère lui resta inaccessible également, elle ne faisait pas partie des signes qu’on lui apprit à déchiffrer. Le maître ne semblait pas non plus totalement passionné par le programme, il somnolait par moment, il ne vint jamais nous expliquer ce que nous voyions. Tout son art à nous dévoiler les secrets de fabrication ne s’appliquait apparemment pas à cette nouvelle matière. Ses mains épaisses d’homme mûr et ses grosses semelles n’accrochaient en rien sur ce support.
Nous arrivions presqu’à la fin de l’histoire et tout ce que j’avais retenu de cette matinée se résumait à une poubelle qui parle, mange des boulettes de papier et fait des bruits bizarres. Et aussi que pendant que nous étions à l’école, des gens jouaient au loto avec des boules noires à la télé.
Heureusement les concepteurs du programmes eurent la bonne idée de finir chaque épisode sur une petite chanson qui reprenait dans son refrain les mots clés à retenir de la leçon. Les mots étaient mimés par les acteurs dans une chorégraphie assez ludique que certains dans la salle commençaient à reproduire. Je pouvais cette fois-ci clairement distinguer les quelques mots de vocabulaire dont on attendait que nous les retenions.
Stand up, Sit down, Hands, Head
Le maître aussi paraissait mieux comprendre d’un coup. Son intérêt pour le programme reprit et il nous observa avec ses yeux bienveillants, amusé de nous voir répéter la chanson de clôture.
Devant cette réussite si tardive fût-elle, la maître décida de rembobiner de quelques secondes pour nous repasser le moment du refrain avec les mots clés à répéter. Il nous donna la consigne de les chanter en chœur avec la vidéo et de reproduire les gestes également. Nous prononçâmes ainsi nos premiers mots d’anglais, uniquement basés sur l’écoute de nos oreilles françaises.
Steindeup et nous nous levions, Sitedane et nous nous rasseyions.
Nous fûmes interrompus par quelqu’un qui frappa à la porte. Notre mini chorale commençait à prendre de l’assurance et nous chantions de plus en plus fort. Nous avions surement dérangé une des classes voisines.
Le maître arrêta le film, il esquissa un geste des mains qui signifiait qu’il fallait arrêter puis il alla ouvrir. Quand il reconnut son interlocuteur, il eut un léger mouvement de recul comme par crainte. Puis il inversa le sens de ses rides autour de sa bouche pour sourire à peu près correctement à l’homme qui se tenait devant lui. C’était un homme de son âge, les mêmes cheveux gris mais moins épais. Il était très fin, presque maigre, le maître n’avait aucune raison de le craindre, il n’aurait pas pu le renverser si telle était son envie.
« - Ah Emile ! fit le maître. Qu’est-ce qui t’amènes ? »
 Sa voix n’était pas comme d’habitude, il faisait onduler longuement les voyelles. On avait l’impression qu’il surjouait son empathie pour masquer autre chose.
Emile lui dit qu’il avait besoin de récupérer des rallonges électriques, celles sur laquelle était branchée la télévision. On ne savait pas trop ce que faisait Emile dans l’école. Apparemment, il vivait dans les étages du bloc central et il avait souvent besoin de matériel technique.
« - Oui bien sûr… C’est que… Bon de toute façon nous avions justement fini. »
En ressortant de la pièce, nous croisâmes tous le regard d’Emile qui patientait sur le côté. Il n’était en rien gêné d’avoir mis fin à notre atelier, de nous mettre dehors. Il gardait toujours le même sourire au coin des lèvres, cette expression du visage ne le quittait jamais, il était très difficile de savoir ce qu’il pensait vraiment.
Le parquet craquait toujours autant sous nos poids, il s’était rechargé pendant que étions resté assis. C’était comme une petite détonation à chaque passage de l’un d’entre nous par la chambranle de la porte, comme une petite claque que nous envoyions à Emile. Et j’avais la conviction que cela faisait plaisir au maître.

Le lendemain, le maître utilisa cette scène pour nous expliquer quelque chose. C’était par rapport à ce qui venait de se passer en récréation. François et Guillemine s’étaient disputés avec Pauline, une fille du CP. L’irritation avait débouché sur une empoignade qui avait alerté les maîtresses surveillantes. Ils étaient en train de se tirer très fort par les cheveux.
Au retour en classe, Guillemine n’avait toujours pas décoléré en passant le seuil de la porte. Elle avait décrété qu’elle ne causait plus à ni à Pauline ni à aucune de ses copines et elle s’inquiétait des prochains jours où elle devrait repousser tout ce groupe de la cour de récréation. L’affirmation « J’te cause plus » était l’insulte suprême dans la cour des petits, une vrai déclaration de guerre.
C’était donc sur cette situation explosive que le maître intervint. Il ne se soucia pas des détails de la dispute, il ne voulait pas savoir le pourquoi du comment, son conseil était d’une toute autre hauteur de vue. Il expliqua même qu’il était presque normal de ne pas s’entendre parfaitement bien avec tout le monde dans la cour.
« - Moi aussi il y a des personnes que je n’apprécie pas beaucoup, nous dit-t-il. Et ben je les évite c’est tout. La cour est bien assez grande pour que vous ne vous croisiez pas. Et si par malheur je me retrouve face à eux, je fais un court effort pour leur parler correctement. »
A cet instant, tout le monde repensa à Emile qui s’était présenté devant le maître. C’était évident qu’il faisait référence à lui. Il ne nous l’avoua jamais mais c’était évident. Il semblait même un peu gêné de s’être confié de cette façon, comprenant qu’il nous dévoilait son inimitié avec Emile.
La querelle entre Guillemine, François, Pauline et ses copines dura une semaine tout au plus. Ils se causèrent à nouveaux ensuite. Le maître et Emile n’eurent pas l’occasion de se recroiser avant que ce dernier libère son appartement de fonction au sein de l’école.


Anthony leva le doigt bien haut pour appeler la maître. Il n’y avait pas un bruit à ce moment-là alors le maître qui trompait l’ennui avec un magazine à son bureau n’eut pas besoin qu’Anthony élève la voix pour le repérer. Le seul grincement de sa chaise quand il se redressa suffit à l’alerter.
Tout le monde travaillait sur son cahier depuis ce matin et le maître assura un semblant d’animation en déambulant gauchement d’une table à l’autre et en se rassurant qu’aucun élève ne fût totalement bloqué. Quand il vit que tous les enfants avançaient à leur rythme et se corrigeaient eux-mêmes si besoin, il dut accepter qu’il ne servait à rien pour l’instant et il regagna son bureau.
Les exercices furent longs et compliqués, on n’en voyait pas le bout. Seul Anthony semblait survoler les problèmes, c’était déjà la troisième fois qu’il appelait le maître pour lui dire qu’il avait terminé.
Anthony était le plus en avance une fois de plus. Le maître était certes admiratif des progrès qu’Anthony accomplissait semaine après semaine mais il était aussi préoccupé de le voir ainsi se détacher du reste du groupe, il risquait de ne plus avoir grand-chose en commun avec ses camarades. On l’avait déjà rehaussé d’un niveau pour atténuer les différences, se pourrait-il qu’il faille recommencer ? En tous cas il en redemandait toujours, il n’utilisa jamais le temps gagné sur le reste de la classe pour se reposer oisivement et attendre que le groupe le rattrape. Il enchainait les niveaux sans lassitude ni facilité.
Aujourd’hui encore, le maître dut improviser une suite pour l’occuper le reste de la journée. Anthony bousculait le maître en sautant si vite d’un chapitre à l’autre, il déjouait tous ses pronostics de temps pour résoudre les exercices.
Le maître conçut une suite à l’exercice directement sur la feuille d’Anthony, il lui emprunta un de ses stylos pour écrire un nouvel énoncé. Mais le stylo ne marchait pas, il refusait de laisser couler son encre. Il en essaya un autre avec le même résultat. Le maître constata alors qu’Anthony était entouré de stylos inutilisables. Sur la petite dizaine qu’il comptait sur sa table, seul un était en état. Anthony savait le repérer et ne perdait jamais de temps à trouver un stylo qui marche, mais pour un observateur extérieur c’était ingérable. Le maître s’étonna qu’Anthony ait conservé tous ces stylos cassés. Il lui demanda pourquoi il ne les jetait pas.
Anthony avait ce défaut très répandu de vouloir tout conserver au cas où. Tous ces stylos allaient probablement ne plus jamais servir mais si jamais le seul encore en marche rendait l’âme et qu’un de ces bouts de plastiques pouvaient encore laisser la possibilité d’écrire quelques mots, il aurait été dommage de ne plus les avoir. C’était cette peur absurde de l’invraisemblable qui lui interdisait de jeter le moindre stylo.
Le maître se prit à son jeu car il essaya de ramener à la vie un de ces cadavres. Il se dit qu’il devait bien y en avoir un ou deux de sauvables. Il utilisa la surface imposante de ses semelles en caoutchouc comme d’une feuille de test, il tenta de se les gribouiller avec chacun des stylos tout en expliquant qu’il ne fallait surtout pas faire ça avec nos chaussures. Après plusieurs tentatives, un des stylos se mit à écrire sur une semelle et l’instant d’après il écrivait tout aussi bien sur du simple papier comme si la rencontre d’un matériaux moins propice à imprimer une trace l’avait aidé à repousser ses limites.
Le maître reprit son énoncé, détailla le nouveau programme tout fraichement établi avant de laisser Anthony pour retrouver son magazine. En partant il déposa un avertissement.
« - Il faut pas te sentir obligé de tout finir Anthony. Tu es déjà très en avance et à ton âge je comprendrais très bien que tu te gardes du temps pour jouer, c’est normal. »
Il précisait cela car il avait déjà remarqué qu’Anthony avait tendance à s’acharner sur tous ses exercices le soir après l’école et qu’il revenait le lendemain avec tous les travaux accomplis, quelque fût la longueur des énoncés.
A part Anthony qui manquait constamment de travail, personne d’autre n’avait de questions pour le maître. Il soupira devant cet ennui qui le guettait. Une longue période où sa présence ne pèserait plus commença, seules ses deux larges semelles de caoutchouc continueraient d’appuyer sur le sol. Il devait être satisfait de voir que ses élèves étaient autonomes pour travailler, qu’ils apprenaient par eux-mêmes, pourtant sa mine laissait transparaître une lassitude, comme s’il avait préféré que tout le monde implore son aide, affolé devant les exercices.
Il y avait peut-être eu un temps où le maître s’émerveillait de cette situation, un temps où il voyait encore le bon côté des choses, soit il se sentait utile à aider un élève, soit ils étaient déjà capables de s’élever tout seul, ce qui était l’ultime objectif. Mais à présent, après avoir assisté à cette même scène des dizaines de fois, il n’y voyait au mieux qu’une routine contractuelle. Il aurait surement aimé faire face à une catastrophe éducative sans précédent, se confronter à un mal mystérieux qui aurait rendu tous les nouveaux élèves insensibles à l’école, et déployer une énergie nouvelle pour vaincre les assauts de la modernité. Mais tout ceci ne s’était pas produit. Pas encore. Pas ici.
Le maître se reprit, repensant tout d’un coup qu’il se plaignait ouvertement depuis plusieurs jours de ne pas avoir le temps de s’occuper de cette pendule qui ne marchait plus. En effet elle nous avait lâché la semaine dernière, la classe avait alors perdu la marque régulière de la trotteuse, ce rythme qui nous entrainait comme une locomotive dans la marche avant du jour.
C’était arrivé vendredi dernier à 14h30. La pendule n’avait alors plus eu assez de force pour faire remonter sa grande aiguille en haut du cadran, la trotteuse, elle, était restée coincée sur le 8. On continuait à observer ses battements mais l’aiguille faisait du sur place, comme un cœur épuisé qui n’arrivait plus à fournir l’énergie nécessaire mais qui n’abdiquait pas. Le maître abrégea ses souffrances en enlevant le piles.
Nous lui faisions confiance ainsi qu’à sa montre pour ne pas rater le début des récréations dorénavant. C’était donc l’occasion ou jamais pour réparer ce manque et redonner à cet objet la responsabilité qu’était la sienne sur l’annonce des récréations. Le maître refusait de devoir endosser ce rôle à tout jamais.
Il se dirigea vers le tableau et décrocha la pendule morte qu’il avait laissé à son emplacement, bien qu’elle ne se montrât utile que deux fois par jours dans son état, comme si un vide à cet endroit aurait été encore plus handicapant pour nous. Il déchira l’emballage des piles neuves et les inséra dans la pendule inanimée. Mais la trotteuse ne repartit pas. Le mécanisme interne semblait atteint.
C’était peut-être à cause des nombreuses manipulations que le maître lui avait fait subir. En effet cette pendule fut un cobaye très docile pour tous les exercices où nous apprenions à lire l’heure. Il décrochait la pendule, la bricolait en cachette pour en changer l’heure, puis il nous la présentait et nous donnions notre réponse.
Il changea ses plans, il nous abandonna une minute pour aller à la réserve. Sa présence ne semblait plus indispensable de toute façon. Il revint avec un autre modèle de pendule. Celle-ci fonctionnait parfaitement et elle digéra les nouvelles piles sans sourciller. Elle sut en extraire l’énergie, que des hommes savants avaient concentrée dans ce cylindre avec l’aide de charbon, pour recréer le mouvement circulaire qui nous permettait de lire l’heure. Ce n’était sûrement pas tout à fait exact mais l’an dernier, la maîtresse nous avait expliqué qu’il ne fallait surtout pas essayer d’ouvrir une pile car elles étaient faites avec du charbon et que cela nous brûlerait.
Le maître accrocha le résultat de son travail au mur et je découvris la nouvelle pendule. Les chiffres étaient les mêmes mais les aiguilles assez différentes, c’était assez perturbant. La petite et la grande aiguille étaient plus épaisses, ce qui diminuait la précision pour savoir sur quel chiffre elles pointaient exactement. Mais le plus perturbant était cette nouvelle trotteuse qui avait un mouvement spécial. Alors que la première que j’avais connue avançait par de petits bonds distincts, celle-ci était animée d’une rotation continue, sans fin, presque hypnotisant. Je perçus ainsi pour la première fois le caractère perpétuel du temps, son écoulement parfaitement continu qui l’empêchait de s’arrêter sur une marque définie à l’avance. Les micro-pauses entre chaque seconde permettant de se caler sur un moment précis n’était qu’un arrangement avec la réalité. La vue réelle du temps m’apparaissait et elle était stressante, c’était comme un rouleau compresseur qui avançait en toute circonstance, sans pouvoir avoir la moindre prise sur lui. Tout allait plus vite, la progression de la trotteuse et même les minutes se consumaient plus vite sur cette pendule. Je regrettais déjà notre premier modèle avec une trotteuse discontinue, guidée par les points de passage que nous lui avions indiqués. A partir de maintenant, le temps nous échapperait.
Le maître, qui arborait maintenant le sourire d’une personne heureuse d’avoir fini une action utile, marchait à présent entre les rangés sur un pas plus léger et un rythme plus soutenu. Il subissait lui aussi la nouvelle marque du temps. Alors qu’il errait ainsi dans les allés, prêt à répondre aux sollicitations, Flore l’appela.
« - Maître, je crois que j’ai une tique sur un doigt. »
« - Oh fait voir, je vais essayer de l’enlever. Il faut pas la laisser, c’est mauvais ça. »
Flore avait toujours des histoires originales à nous raconter. Elle cultivait une sorte d’excentricité. Comme le jour où elle porta une flamboyante robe à fleurs dans un style bohémien alors qu’à leur âge, toutes les filles de la classe étaient encore dans leur période princesse ou Barbie, habillées de rose en tout cas. Je me demandai un instant si cette histoire de tique n’était pas une nouvelle façon de se démarquer. Car c’était très original, c’était la première fois que j’entendais parler d’une tique.
Flore était très éloignée de moi dans la classe, j’aurais bien voulu voir à quoi ressemblait sa tique mais ce fut impossible. Le maître examina avec attention la main de Flore, ce n’était juste pour se faire remarquer, c’était bien vrai. Mais quand même ça ne pouvait arriver qu’à elle une chose comme ça, peut-être que les tiques préféraient s’accrocher sur une peau bien bronzée comme la sienne l’était ou que le rose fuchsia des autres filles les faisait fuir.
Le maître s’appliqua à éliminer la tique. Ce n’était le genre de sollicitation à laquelle il s’attendait mais il l’accepta aussi, c’était également son rôle que d’être le premier rempart aux petites blessures. Je ne savais pas à quoi ressemblait une tique mais j’imaginais assez aisément que c’était petit et difficile à manipuler. Je ne voyais pas comment le maître pouvait arriver à l’enlever avec ses doigts épais, je l’imaginais un peu comme une personne qui ferait de la couture avec des moufles.
Flore supporta la manipulation sans rien dire, contrairement à François juste derrière elle qui poussa des cris comme si c’était son doigt qui était touché. La tique fut vaincue après plusieurs minutes d’angoisse. Flore n’eut qu’un petit saignement qui s’estompa très vite, avant même que Martine ne déboula dans la classe avec un pansement.
L’ambiance ne fut plus trop au travail après cet épisode. Pour ramener tout le monde en douceur sur le chemin de l’apprentissage, le maître annonça le début d’un atelier dessin sur le thème des aventures littéraires les plus appréciées dans la classe, celles de Madame Bulbo. La consigne était d’imaginer quelle serait la couverture du livre du prochain épisode.
J’ouvris donc mon cahier à dessins. C’était un cahier au format A4 qui avait des feuilles mixtes. La moitié des pages étaient des pages classiques avec grandes et petites lignes pour permettre d’écrire. L’autre moitié étaient des pages entièrement blanches et un peu plus épaisses, elles avaient un aspect cartonné qui supportait mieux les coloriages. Avec cette association de feuilles, on pouvait commenter ou annoter notre propres dessins.
Je feuilletai mon cahier rapidement pour atteindre la première page encore vierge. Je vis toute l’évolution de mes œuvres en accéléré, toute une année qui défilait en quelques secondes, comme si le moteur de la nouvelle pendule s’était emballé. Ces derniers mois j’avais reproduit un plateau de Monopoly, les drapeaux des pays européens et toute une série de cartes géographiques qui représentaient chacune un état. Vers la fin, j’avais inauguré une nouvelle série autour de plans aériens de villes où je plaçais routes, bâtiments et voitures. Cela ressemblait beaucoup à ce qu’on pouvait voir à l’écran quand on jouait à SimCity. Sur la dernière prise de vue, apparaissait le tracé irrégulier d’une rivière avec tous ses méandres. C’était La Durolle, le cours d’eau qui passait non loin de l’école. La semaine prochaine, le maître nous emmènera la voir lors d’une sortie pédagogique centrée sur les espaces naturels. Ce sera la dernière sortie de l’année, nous avait-il dit. Déjà la fin de l’année, la nouvelle pendule avait tout accéléré.

Il faisait très beau pour cette sortie, les casquettes étaient obligatoires. Les environs de la rivière sont des endroits qui restent frais même en pleine canicule, nous avait assuré le maître, à nous et surtout à nos parents qui s’en inquiétaient un peu plus. Mais pour s’y rendre, il fallait marcher un moment en plein soleil, d’où les précotions prises, semblables à celles que prendraient des randonneurs aguerris avant une sortie d’une journée entière.
Le chemin à suivre ne fut pourtant pas très long. Il suffisait de prendre à gauche au bout de l’allée des platanes en sortant de l’école, en direction de la voie de chemin de fer. Ensuite on passa devant la maison du médecin de Chabreloche, une maison simple, sans mention particulière, isolée sans voisin. Tout le monde dans le village connaissait sa fonction, pas besoin d’une vitrine criarde, le simple fait de se rendre dans ce quartier signifiait qu’on allait chez le toubib. Nous continuâmes tout droit et au bout de cette route et nous arrivâmes sur La Durolle. Notre premier contact visuel avec la rivière se fit par-dessus la barrière de fer rouillée qui bordait la route à cet endroit. Ensuite nous prîmes la route permettant de remonter le cours d’eau, pour en apprendre plus sur les origines d’un tel écoulement. La partie avale, le destin de ces eaux qui vont se déverser vers le bassin de Thiers, tout ceci ne nous sera pas compté aujourd’hui.
Nous marchions le long d’une route peu fréquentée certes mais qui n’en restait pas moins ouverte à la circulation. Le maître nous surveillait sans cesse pour vérifier que tout le monde marchait bien sur l’accotement en herbe de la route, le trottoir s’était fini il y a longtemps. Il n’y avait pas grand-chose d’intéressant à observer avant d’arriver sur les lieux repérés par le maître. Pour tromper l’ennui, Alice avait initié une chorale autour de la comptine 1 km à pied après que le maître ait répondu à François que nous avions parcouru environ 1 km suite à ses interrogations sur le sujet. Alice trouva suffisamment de suiveurs pour faire naître une dynamique, refrains après refrains. La chanson était partie de la tête du groupe, de ma position arrière je l’entendis croitre comme une rumeur sans jamais voir le visage de ceux qui la portait. Puis elle perdit en vigueur avec la lassitude de ses interprètes, il faut dire qu’il n’y avait pas beaucoup d’innovations. Les plus téméraires allèrent tout de même jusqu’à 7 km à pied.
Notre cordée atteignit une zone fraiche où la route nous laissait un peu plus qu’une mince bande d’herbe pour évoluer. C’était presque un mini jardin au bord de l’eau. Le maître y installa sa salle de classe temporaire.
Il déballa les affaires qu’il avait portés. Avec des épuisettes et un sceau qu’il commença par remplir d’eau à moitié, nous récoltâmes des dizaines de larves et têtards sans trop d’efforts. C’était surprenant de voir que cette rivière, à première vue dépourvue de tout poissons, grouillait en réalité de vie. Le maître nous expliqua ensuite que ces êtres vivants allaient plus tard se transformer radicalement pour vivre comme une deuxième existence sous la forme d’un autre animal. On pouvait comparer cela à nos propres transformations entre les enfants et les adultes mais les échelles de temps n’étaient pas vraiment les mêmes. Tout allait très vite pour les êtres de la rivière, leur vie pouvait se terminer en moins d’une année, leur pendule tournait encore plus vite.
Ce qui paraissait fixe et éternel par contre, c’était l’écoulement de la rivière. De l’eau arrivait sans cesse comme un robinet qu’on aurait oublié d’arrêter. Et pourtant là aussi le maître nous apprit que ce ne fut pas toujours le cas. La Durolle aussi a une année de naissance et elle aura sans doute une année de mort. Elle a connu bien plus de tours d’horloge que nous tous réunis.
Et son apparence aussi était sujette à l’évolution. Ses différents bras se sont creusés avec le temps. Le maître nous en montra un qui était en construction. On voyait comme une petite réserve d’eau accrochée au cours principal. La trajectoire du courant dirigeait les molécules d’eau dans cette zone avant qu’elles ne rebroussent chemin devant ce cul-de-sac. Le mouvement d’aller-retour créait des tourbillons à la surface. L’eau creusait un peu plus cette cavité patiemment, à son rythme. Comme pour la mesure du temps avec un trotteuse, j’essayais de me représenter cet agrandissement par de petites avancées successives, comme on viendrait donner quelques coups de pelleteuses sur le rivage, alors que la réalité était un processus sans discontinuité, insaisissable.
Parmi les marqueurs artificiels que nous mettions sur le temps, celui de la fin d’année scolaire arriva rapidement après cette sortie. Ce fut la dernière fois que nous fûmes vus comme des élèves de niveau CE1. Dans quelques mois nous serions affublés de l’échelon supérieur aux yeux du monde scolaire, le moment où notre aiguille du temps éducatif sautera vers sa prochaine marque, le moment où l’on pensait qu’il était temps de nous confier à un autre enseignant. Au milieu de ces tentatives de mesures, nos corps et nos esprits grandissaient un peu chaque jour et chaque nuit.

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