J’étais l’une de celles qui disent.
Un air frais caresse ma peau, ni agréable ni dérangeant. C’est ainsi. Mon corps me parle à chaque instant, je ne l’écoute pas toujours.
Je devine de manière inconsciente que le soir s’est avancé. En ce lieu, le temps n’a que peu d’importance. Je peux rester des heures à relire celles qui ont dit. Ce sont, pour les plus récents, des souvenirs que j’ai partagés. Pour d’autres, ils font partie des épopées entendues lors des veillées. Pour les plus anciens, ce sont des histoires que moi seule sais faire revivre.
J’étais l’une de celles qui disent.
Mais je suis la dernière.
À partir de ce jour, je suis celle qui dit.
Rien ne pourra se raconter que je n’aurais raconté.
J’ai réellement froid soudain. Je reprends conscience de mon être physique et cherche de quoi me couvrir. Il n’y a pas si longtemps, nous nous blottissions l’une contre l’autre. Après avoir été adoptée et suivi le long chemin pour dire, je suis devenue adoptante à mon tour.
Je souris avec nostalgie au plaisir d’avoir formé tant de jeunes femmes.
Leurs colères lors d’un mot mal écrit, leur fierté de me présenter leur premier texte dont elles seraient à jamais la diseuse et surtout la malice de m’éprouver lorsqu’elles créaient un nouveau mot.
J’étais fascinée par leur intelligence, peut-être même jalouse de leurs nouvelles associations qui me semblaient alors évidentes, mais dont je n’avais pas eu l’idée moi-même.
La petite flamme vacille animant les mots et les phrases, comme si le vent donnait vie à ces histoires qui prenaient leur envol au moindre courant d’air.
À partir de ce jour, je suis celle qui dit.
Rien ne pourra se raconter que je n’aurais raconté.
Ce que je ne dirai pas, n’aura jamais été.
Je suis la mémoire de mon temps.
Une larme se forme qui ne coule pas. Trop fragile, elle s’étire dans la gouttière de ma paupière. Je cligne de l’œil. Devant moi, la terre s'enfle d'un petit monticule. C’est là que je l’ai ensevelie. La dernière autre que moi. Son existence se mesurait en jours, je n’ai pas compté. Une enfant au visage chiffonné, au sexe arrondi qui aurait transmis la vie un jour.
Cette vie, je l’ai reçue d’une diseuse dont je n’ai aucun souvenir. Elle est morte bien avant que j’aie une mémoire. Mon adoptante m’a guidée vers ses textes, c’est ainsi que je connais ma mère. Chaque fois que je viens en ce lieu d’écriture, je m’assois devant son histoire. Je lis. Dans mon esprit alors, elle vit, je l’entends rire, je sais qu’elle a aimé, je la sens grelotter pendant les trois hivers de glace qui éprouvèrent notre communauté, je la vois partager sa vie avec moi au moment où je sors de son sexe pour être une autre elle-même.
C’est elle qui a créé les mots de la recherche de l’amour, quand deux êtres maladroits courent après le même rêve. J’aime passer mes doigts sur ces mots, ils sont tellement vrais... Depuis, beaucoup ont repris sa formulation.
Le petit monticule de terre est d’une tristesse sans fin. L’enfant est morte de faim, mes seins sont trop vieux pour donner du lait. Sa mère avait perdu beaucoup de sang à l’accouchement, et j’étais seule, je n’ai rien pu faire. Je lui ai fait boire de l’eau et tenté de mâcher des bouillies de fruits et de racines, mais le nouveau-né recrachait au milieu des cris et des larmes.
Avant-hier matin, elle était froide contre ma poitrine lorsque je me suis réveillée.
Je suis la dernière.
C'est la veille que j’ai raconté sa mort et celle de sa maman. Les mots m’ont fait du bien. Personne ne pourra raconter ma mort. Cela m’attriste, car le mur sera inachevé.
Je dois inventer les mots de la fin, jamais une diseuse n’aura eu tâche plus pénible et plus essentielle. Comment savoir que mon mot est juste ? Je n’ai plus d’adoptante pour en éprouver la clarté. Je serais ma propre juge et cela me terrifie.
Il me reste si peu de temps.
La nourriture se fait rare et mes jambes me portent moins loin chaque jour. Alors j’ai pris une décision. Ma dernière sortie est celle d’aujourd’hui, j’ai assez pour tenir une journée. C’est ce que je m’accorde pour écrire la fin. Demain, je mourrais.
Je me lève péniblement, en prenant appui à la paroi. Je dois retourner aux temps anciens, remplir mon âme de l’âme de toutes les diseuses. Il me faut les mots de toutes ces générations de femmes pour pouvoir écrire leur fin.
Je redécouvre les têtes de lionnes, chacune symbolise la maternité jalouse, cette meute dessinée il y a bien longtemps parlait de notre fécondité importante aux jours abondants. Depuis, ce mot de lionne a été souvent repris, il est si beau et si clair.
Puis les hyènes, animal nocturne symbolisant le rêve. Ma mère s’en était servi et je retrouve sa création : un couple de chasseurs armés de lances courant chacun dans un sens après une hyène, c’est ainsi qu’elle avait exprimé la recherche d’un rêve commun, de l’amour. Je souris, c’est si simple et évident. Notre langue est belle. Être diseuse est simplement merveilleux, nous ajoutons de la magie à un monde déjà surprenant et enchanteur.
Les rennes aux yeux fermés montrent ces hivers froids, plombés de brumes sans que le soleil se montre une seule fois.
Je remonte ainsi les années, fière de mes sœurs, de mes mères, de toutes ces femmes qui ont dit pour qu’on se souvienne.
Ma gorge se serre, l’émotion me prend, tant de vies se déversent en moi, mais je ne peux en exclure aucune. Ma respiration se fait courte et mon corps âgé est pris de tremblements.
J’essuie le rideau de larmes qui brouille ma vue.
J’arrive aux chevaux, ces animaux errants, forts et fiers, au pelage lisse et à la crinière volante. Ils symbolisent ces nouveaux hommes. Ils sont grands, à la peau lisse, aux armes redoutables et se déplaçant aussi facilement que le vent. Ils prennent le gibier, ils cueillent les fruits, nous affamant sans le savoir.
Notre communauté n’y a pas survécu.
Ils n’ont pas de diseuses. Leurs femmes sont soumises alors que les nôtres sont admirées. Leurs femmes ont des vies laides alors que nous célébrions la beauté chaque jour.
C’est l’ère du cheval qui s’ouvre, un animal bien capricieux, indompté, peu conscient de sa force, indifférent au mal qu’il essaime sous ses sabots, il détruit et galope vers de nouvelles contrées.
Le nombre de chevaux s’accroît, leur taille prend de l’importance sur les derniers murs.
Alors, je crée le mot de la fin.
Le fantôme de ma main gauche. J’ai pris des pigments dans ma bouche et les ai soufflés sur le mur alors que ma paume, doigts écartés, était en contact avec le froid de la pierre.
Ce mot veut tout dire : ce n’est pas ma main qui est représentée, mais son souvenir, car elle va disparaître. Ce n’est pas la droite, celle qui écrit, mais la gauche, il n’y a plus de diseuse. Et avec ma main, je raconte ainsi ma propre fin.
Celle de la dernière diseuse.
Je crois que mes sœurs auraient été fières de moi.
Tant que ce seront des hommes-cheval qui viendront, ils ne comprendront rien à cette histoire. Leur folie et leur inconstance fermeront leurs yeux et leur esprit au sens évident de nos mots.
Il faudra attendre qu’une femme s’en empare, elle seule saura raconter à nouveau ce que furent les millénaires de l’ère des diseuses. Les femmes-cheval n’en sont pas capables, trop faibles et soumises.
Je contemple ce dernier mot.
J’étais l’une de celles qui disent, si fière d’avoir vécu cette vie.
Je suis la dernière.
Plus rien de ce qui sera n’existera.
C'est très poétique, très beau et solennel, j'ai profondément aimé ce texte. Cette histoire, fragile et belle, représentent finalement la fragilité de la vie et la diversité du langage et les erreurs que l'on peut faire en essayant de les traduire alors qu'on a pas la même vision des choses.
J'aime toute la symbolique de ce texte et la morale sous-jacente qu'elle transmet.
Ton style est très beau. Fort et puissant. Il faut l'entretenir ^^
Je te souhaite une continuation sur cette très belle lancée.
Ouf quel texte!
Une vieille dame!( mais à quel âge, était-on donc vieux à cette époque?)
La dernière.
C'est d'une tristesse, j'en avais les larmes aux yeux.
Une vieille diseuse qui survit à tous les siens et qui ne peut plus transmettre ses connaissances à personne.
Tu es d'une cruauté !( je plaisante bien entendu)
Écris vite une suite !
Tu ne peux pas la laisser mourir comme cela , seule, la dernière de son clan.
Ton texte est triste émouvant et très humain. Cette femme qui pourrait pleurer sur son sort est d’une dignité exemplaire. Ce n’est pas mourir qui lui fait peur. Non ce qui l’attriste c’est qu’il ne reste rien de la civilisation dont elle est le dernier vestige. Aprés elle, le néant.
Bravo , j’ai vraiment envie de lire plus.
Ton commentaire me fait vraiment très plaisir.
Si ma petite tête trouve une astuce... il y aura peut-être une suite...
Comme à ma première lecture de tes écrits, j'aime toujours autant ! C'est vraiment fluide, et on ressent tellement les émotions qui se dégagent de cette femme, désespérément seule... C'est vraiment fascinant, moi qui n'ai aucun attrait pour la période préhistorique je me suis retrouvé fasciné par celle ci ! Je dois dire que c'est comme si tu y étais, et que cette dernière descendante t'avais tout soufflé à l'oreille.
Je n'ai pas tout de suite compris que c'était un récit de la période préhistorique, honnêtement je ne l'ai compris qu'à la fin, quand tu commences à parler des hommes chevaux, et qu'elle pose sa main sur la roche... Mais c'est vraiment une bonne chose, on se pose des questions tout le long du récit et ça incite vraiment à continuer la lecture !
En tout cas un grand bravo à toi, c'était vraiment une lecture agréable.
Oui, tu as bien deviné, époque préhistorique. On peut imaginer la dernière Neandertal dont la population est remplacée par l'homme moderne. C'est toute sa culture qui part avec elle...
Bref.
Comme je te l'ai déjà dis (mais on ne répète jamais assez les bonnes choses ;) j'aime énormément l'aura de mystères qui plane, on ne sait pas qui ce « je », quelle est cette histoire qu'elle raconte... Du coup, on imagine, et c'est super ! J'aimerais quand même savoir qui est ce « je » pour toi... ? Hihi.
Remarques (à prendre ou à ne pas prendre, c'est évidemment toi le chef à bord) :
*La première phrase ne serait pas mieux au présent ? A moins que, justement, elle raconte son histoire et elle n'est plus aujourd'hui ? Ah, ou c'est le fait qu'avant elles étaient plusieurs et maintenant elle est seule !
*Peut-être ajouter quelques phrases ça-et-là pour décrire qu'elle a froid (frissons ? Chair de poule ? Dents qui claquent ? etc)
* « La petite flamme vacille animant les mots et les phrases, comme si le vent donnait vie à ces histoires qui prenaient leur envol au moindre courant d’air. » → j'aime beaucoup cette phrase <3
*Tu arrives très bien à retranscrire la fatalité douloureuse de la fin de cette femme qu'elle ressens !
*Je me fais la remarque qu'en fait, tu pourrais presque en faire une histoire, ce texte sonne par endroit comme un prologue ! J'aurais bien aimé en savoir plus sur ces règnes chevaux, hyènes, lions...
*Peut-être remplacer les « on » par des « nous », je trouve cela plus joli, et englobant vraiment des personnes, « on » est un pronom impersonnel ^-^
Donc, je trouve ce texte plutôt fascinant, strié de mystères. Mais curieusement, il peut résonner en moi, par sa description des mots, ou simplement la tristesse de la solitude :)
Bravo ! J'ai hâte de lire d'autres textes (et je m'excuse encore pour le temps que j'ai mis à le lire)
Bisous :3
Je réponds: en effet, la première phrase est au passé car ce temps est révolu. Un peu plus loin elle dit "je suis celle qui dit" au présent, car en effet elle est seule maintenant...
J'ai trouvé un "on" que j'ai remplacé. Le deuxième passait bien "pour qu'on se souvienne". Mais je n'en vois pas d'autre...
Par contre.... Tu ne vois pas qui peut être ce "je" ??? C'est horrible car je croyais avoir donné assez de pistes... mais non... Je m'autospolie ou je réécris...?
Un gros bisou et mille merci pour ton retour!
Mais, en effet, cela prend sens à la lumière de tes explications de ton mail... ! Je pense que je suis aussi un peu neuneu (quelle magnifique expression) XD Je t'assure que c'est très bien ! Nan mais maintenant que je le sais, ça coule de source ! Aaaaaaaaaaaaah, je suis débile.
Bisous quand même
Je crois que je vais prendre du miel, j'ai la gorge enrouée de crier.