C'est une journée ...

I. 

C'est une journée pareille à tant d’autres. Elle s’égrène au rythme de mes doigts qui tapotent le clavier. Qui l'eût cru : qu’un ordinateur deviendrait, pour beaucoup, l’extension de nos petites mains nerveuses. Évolution, ou une promotion vers un univers d'ennui hyper galactique.

Si je dois être sincère, les journées que je passe, engluée à cette chaise, entre les quatre parois d’un bureau zéro charme, sont tout sauf passionnantes. Que du contraire ! J’ai la sensation d’être en prison. Une prison avec, certes, une belle rémunération mensuelle à la clef, mais une prison tout de même. Ce ne sont pas les innombrables petites cellules qui s'affichent sur l'écran devant mes yeux qui me prouvent le contraire.

Mon écran d’ordi me fixe. 

Je suis un élément du décor comme les autres. Presqu’immobile, un peu effacée. Je suis là parce que je dois être là. C’est écrit dans mon contrat : de huit à dix-sept, c’est la règle pour passer par la case “salaire”; et j’ai marqué mon accord. C’est important la case salaire. Alors je joue le jeu, et je m’échappe de la partie comme je peux. 

Le reflet de mon visage s’affiche en filigranes de mon document Excel. “Salut toi.” Je joue avec mon reflet, rangée et disciplinée derrière mon écran. Un petit délire comme un autre, pour égayer une matinée comme une autre. Sauf que sur mon écran, se projettent soudainement d’autres images. Elles sortent tout droit de mon imagination. Et elles me replongent dans de doux souvenirs. 

Lorsque l’ennui guette, je ne peux m’empêcher de partir dans ma tête, et je sais qu’à la clef, il y a à coup sûr des émotions. 

Une scène de ma vie se dessine dans mon esprit. Dans cette scène je ne suis pas seule, je la connais par cœur, je l’ai déjà maintes fois jouée et rejouée : juste avant de la vivre, en la vivant, et maintenant que tout est bel et bien terminé. Je l’ai jouée en défiant le temps, en mode sorcière. 

Avant même de la vivre en chair et en os, j’ai devancé chaque geste, comme si j’étais aux commandes, assise devant un clavier dont les touches commandent les émotions. Excel peut aller se coucher. Je l’ai jouée et rejouée, cette scène. Avant, pendant, et juste après, et encore après, et maintenant encore. 

C’est ce qui se passe à ce moment précis. Heure imprécise, journées quelconques, les émotions fortes guettent. Malheureusement, les émotions fortes, ces derniers temps, sont vicieuses. Elles m’excitent autant qu’elles me déchirent. 

Sur l’écran de mes souvenirs, c’est lui que je vois en premier. Il m’apparaît comme au premier jour : le sourire en coin, sûr de lui, habité par un charme fou. 

“Lui”, c’est Édouard, mais je ne le sais pas encore avant cette nuit-là, avant cette rencontre. C’était la première fois que je le voyais. C’était la première fois qu’un homme me faisait un tel effet au premier regard. Ça m’a fait comme si le cœur était soudainement pris en otage. Prise d’otage émotionnelle. Qui arrête le temps et réduit l’instant présent à un concentré d’émotion. Je n’avais jamais ressenti cela avant cette nuit. C’était une nuit de premières fois.