Sous le soleil printanier, les ombres des jeunes feuilles de chêne venaient tacher sa robe brune. La tête haute et les oreilles dressées aux aguets, elle marchait. De ses yeux noirs, profonds comme la nuit, elle caressait le sous-bois du regard. Sous ses sabots, le lit de feuilles mortes murmurait. Déjà, les fleurs faisaient sentir leur parfum, et avec délicatesse ses fins naseaux humides s’élargissaient pour s’en délecter. Rien ne lui échappait. Du plus petit bourgeon, au plus discret chant d’oiseau.
Comme elle aimait revêtir son habit de Dame de la forêt. Celle qui par sa grâce et la douceur de son regard était admirée de tous. De la sorte, elle se fondait dans le paysage et passait inaperçue. Gardienne des bois, elle parcourait les chemins creux nuit et jour à la recherche du moindre trouble. Il ne restait d’ailleurs plus que cela : une paix troublée.
Mélancolique, elle continuait de déambuler entre les branches. Depuis quand n’avait-elle pas quitté son enveloppe de Dame de la forêt ? Il lui devenait presque impossible de revêtir sa véritable apparence. Par moment, ses fines ailes et ses jambes menues lui manquaient. Elle aurait aimé pouvoir prendre de la hauteur. Voir la forêt et ses habitants depuis le ciel, comme avant, lorsque tout était calme. Nostalgique, elle repensait au soleil lorsqu’il venait mordre avec délicatesse la peau de son corps nue. Nymphe, voilà comment on l’appelait à cette époque. Elle peuplait autrefois les rêves et les légendes du monde.
Il lui semblait qu’un siècle déjà s’était écoulé depuis cette douce ère… Quand la forêt ne raisonnait que du puissant brame du cerf, du hululement nocturne des chouettes, du glapissement du renard, et du clapotis de l’eau de la rivière. Quand dans la nuit seule les étoiles et la lune brillaient avec bienveillance. Quand chaque être avait le droit de vivre. C’était son ancienne vie.
Elle s’était effacée peu à peu.
Ce fut d’abord une large bande noire qui vint scinder le bois en deux. Elle se souvenait parfaitement de la première fois qu’elle l’avait vu. Camouflée dans son enveloppe de Dame de la forêt, elle avait goûté son odeur chaude et âpre. De ses sabots s’était élevée une mélodie encore inconnue lorsqu’elle l’avait foulé. Rien à ce moment ne laissait présager que des jours plus tard une file discontinue de monstres à moteur n’aurait plus jamais cessé de l’arpenter à toute vitesse, privant le bois de son calme.
Le silence s’en était allé, c’était ainsi.
Tous avaient appris à éviter la bande noire et ses spectres roulants. La vie aurait pu demeurer paisible, et la Nymphe aurait pu se permettre de voler entre les arbres, si les choses étaient restées telles quelles. Ce ne fut pas le cas. Jour après jour, les monstres de la bande noire se firent toujours plus nombreux et bientôt certains s’arrêtèrent afin que leurs occupants s’invitent dans les bois. La Nymphe se transformait en Dame de la forêt, comme elle l’avait toujours fait, lorsqu’ils venaient fouler la terre des sentiers. Les légendes devaient rester légendes.
Elle avait souvent aimé les observer. D’une certaine manière, ils lui ressemblaient lorsqu’elle était sous sa forme de nymphe. Ils recouvraient leur peau, certes, mais leurs yeux avaient cette même expression de plaisir quand ils marchaient à pas feutré au milieu des sous-bois. Rapidement cependant leur regard changea... Ils ne s’exaltaient plus comme autrefois, ils cherchaient de leurs pupilles avides ce que la terre pouvait leur offrir. Ils se mirent à arracher les champignons, et à cueillir les baies. Dans le silence, leurs voix s’élevaient toujours plus nombreuses, et leurs pas de moins en moins discrets.
La tranquillité s’en était allée, c’était ainsi.
La Dame de la forêt les regardait faire. Cela n’était pas si grave, les arbres croulaient sous le poids de leurs fruits après tout. Il y en avait assez pour tous. Durant un temps, toutefois... Ceux qu’elles avaient autrefois pris pour ses semblables se mirent à piller la forêt au détriment de ses habitants. Toujours plus nombreux, ils convièrent à leurs intrusions des géants de métal, et sous leurs bras les arbres cédèrent leur place. Les branches se mirent à pleuvoir et les troncs à tomber. Jour après jour, les chênes, les hêtres et les frênes disparurent. À leur place seule restait une terre nue. Une terre dépossédée de ses enfants.
La Nymphe ne fit plus son apparition, et la Dame de la forêt se demandait si un jour elle pourrait se servir de ses ailes à nouveau. Gardienne des bois, elle faisait de son mieux pour protéger ses habitants, qui terrorisés se terraient dans les bosquets les plus denses, espérant ne jamais être découverts.
La liberté s’en était allée, c’était ainsi.
Les blaireaux avaient appris à creuser leur terrier plus profondément, et les chevreuils à courir plus vite et plus loin. Bientôt, cela ne suffit plus... Ceux qui pillaient et détruisaient la nature s’étaient mis à les convoiter, eux aussi. Ils avaient appris à les débusquer au plus profond du bois, et prolongèrent leur bras d’un complice d’acier, pour devenir meurtriers. D’un seul regard en direction des êtres de la forêt, ils rendaient leur corps inerte à jamais quand un rugissement de feu déchirait l’air.
La sécurité s’en était allée, c’était ainsi.
Les jours étant devenus dangereux, ne restaient plus que les nuits pour vivre et se reposer. La Dame de la forêt avait continué de convoquer les étoiles, qui de leur brillance veillaient sur les bois et ses habitants. Malgré tout, la nuit avait disparu, elle aussi... Aux abords de la forêt, les champs d’autrefois avaient laissé place à de grands édifices, qui, sans jamais prêter attention qui du soleil ou de la lune investissait le ciel, brillaient indéfiniment. L’encre noire des cieux fut remplacée par leur halo coloré. Il engloutissait la lune et ses filles, privant la nature de leur repère et perturbant les nuits. Dans la forêt, tous furent dépossédés de l’obscurité et de leur sommeil.
Le repos s’en était allé, c’était ainsi.
Divisée. Bruyante. Troublée. Clairsemée. Captive. Dangereuse. Éreintante. La forêt n’était plus que l’ombre de ce qu’elle avait été pour ses habitants et sa Gardienne. Seule son eau cristalline permettait de penser qu’un soupçon de vie qui battait en elle. Nourrissant chaque gorge desséchée et chaque feuille fanée. Jusqu’à ce qu’elle devienne poison... Claire, elle devint trouble. Pure, elle devint sale. Souillée par ce que l’on déversait dans son lit, la rivière, malgré elle, gangrena ses rives et le cœur même de la forêt. Les poissons, les plantes et les animaux déjà épuisés, finirent de se flétrirent.
La vie s’en était allée, c’était ainsi.
Sous le soleil printanier, la Dame de la forêt continuait d’avancer, son pelage rendu terne par les ombres des jeunes feuilles de chêne qui déjà fanaient. De ses yeux noirs, elle caressait le sous-bois devenu fantôme. Sous ses sabots, le sol jonché de bois brisé et pourri gémissait. Les rares fleurs ne parvenaient plus à couvrir de leur parfum l’odeur rance qui régnait en ce lieu et pénétrait ses fins naseaux. Tout l’éprouvait. Du plus petit arbre mort jusqu’à la plus discrète plainte de souffrance.
La forêt dévastée s’étalait sous ses yeux, et perdu dans ses souvenirs elle ne le vit pas. Derrière un buisson d’épine, il la guettait. Dans le prolongement de son bras, son complice meurtrier attendait. Ses deux cylindres de métal, semblables à de grands yeux, la fixaient. Dans la poitrine de l’intrus, son cœur se mit à battre d’excitation. La Dame de la forêt le perçut tout à coup. Trop tard. Tournant ses iris sombres vers lui, elle comprit combien ils étaient différents. Cette fois, elle ne reculerait pas. Elle ne se cacherait pas. Sans ciller, elle fit face à celui qui avait dévasté sa forêt. Elle fit face à celui qui l’avait fait échouer à la protéger.
La détonation déchira le ciel. Le feu jaillit des yeux de métal et sa foudre mortelle mit le cœur de la Gardienne à découvert. Perdu au milieu de ses côtes broyées, il rependit son sang et gorgea la terre nue avant de se contracter une ultime fois. Son battement disparut, happé par le vent. La Nymphe ne sentirait plus jamais l’air s’engouffrer sous ses ailes. La Dame de la forêt ne foulerait plus jamais sa terre. La Gardienne ne veillerait plus. La forêt mourut avec elle. Le chasseur avait tué la biche.
La Dame de la forêt s’en était allée, c’était ainsi.
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Ça fait bien longtemps que je voulais lire ce texte et me voici !
C'est une belle claque de tristesse, de mélancolie et d'alerte, je trouve.
Le lent changement de la forêt, de havre de paix à terre détruite, sous les pas de l'homme est très bien décrite, en plus à travers les yeux d'un être "neutre" donc ça rend la chose encore plus horrible, encore plus inévitable.
J'aime beaucoup la répétition de "c'était ainsi" également, ça ajoute à la fatalité. Ça donne peu d'espoir aussi, et ça se comprend :/
C'est une belle fable écologique, qui a une jolie allure de conte !
Ce fut vraiment une lecture toute jolie, toute triste, mais qui donne envie de se lever et essayer de changer le monde ahah ^^
Merci et à bientôt j'espère x)
Eh bien pour quelqu'un qui n'écrit pas de nouvelles, c'est EXCELLENT ! Vraiment !
Le style est magnifique, tu décris à la perfection les bois et leur maîtresse, ta prose est empreinte de poésie et c'est un pur plaisir de parcourir tes lignes.
Le rythme est très bon, grâce aux petites phrases "c'était ainsi".
En plus la chute m'a complètement pris de court, donc bravo.
J'ai passé un excellent moment, je vais regarder tes autres travaux parce que c'est du très bon.
Quelques coquilles :
"Celle qui par sa grâce et la douceur de son regard était admirée de tous. " Peut-être mettre une virgule après "qui" et "regard".
"et perdu dans ses souvenirs elle ne" -> perdue
merci beaucoup pour ton retour ! Je suis vraiment ravie, que tu es apprécié la lecture de cette nouvelle :)
Et merci d'avoir relevé ces coquilles, l'orthographe et tout ce qui s'y rapproche n'est vraiment pas mon fort...
Aaaah les chevaux c'est vrai que c'est mon truc mais la en l’occurrence il s'agissait d'une biche :)
Je suis contente que cette nouvelle t'ai parlé. Le sujet n'est pas très gaie mais malheureusement très actuel !
Je suis une catastrophe pour les fautes... Je vais essayer de retrouver ça ! Merci :)
Me voici sur cette nouvelle bien triste, mais très forte ! Je trouve bien menée la "balade" de la Dame de la Forêt à la fois dans ce qui reste de son domaine, mais aussi dans la chronologie du récit. On la visualise bien marcher lentement dans les vestiges, et on se souvient avec elle. Sa fatigue est contagieuse (à moins que ça ne soit juste moi qui suis fatiguée de tout xD).
Je suis bien contente d'avoir trouvé ce texte que je trouve très juste. La plume est très jolie, et quelques trouvailles m'ont vraiment impressionnée, comme les bras "prolongés de leurs complices d'acier". Cela fonctionne vraiment bien avec toute l'opposition que tu construits entre la nature et la "civilisation" humaine.
Juste en passant, quelques petites coquilles :
- raisonner -> résonner je pense
- rependre -> répandre
A bientôt pour la suite de la Montagne (si tu souhaites la poster) !
Je suis vraiment contente d'avoir un retour dessus, surtout que j'avoue l'avoir écrite vraiment comme ça un peu sans réfléchir... Elle mériterai probablement un re-travail mais c'était vraiment pour le plaisir des mots donc bon ^^
Merci pour les coquilles, antidote ne les aura pas détecté visiblement ^^'
Antidote n'a pas dû les voir car ce ne sont pas des fautes : ces mots existent, mais ne signifient pas la même chose selon les orthographes ^^
Pour la suite de chuchotement, oui je pense que je publierai ici dés que je serai prête :)
J'ai passé un bon moment avec ta nouvelle ce matin.
Le message qu'elle véhicule, à travers les yeux de cette biche/Dame de la Forêt, est une triste réalité. L'Homme empiète sur la nature, surexploite, détruit, et ce qu'il enlève/extermine ne réapparaitra pas avant longtemps, ou même jamais, si on parle d'espèces/animaux.
Malheureusement, comme tu l'appuies au cours du récit "c'est ainsi", et c'est bien dommage, car il sera un jour "trop tard".
Le fait que le chasseur abatte une créature aussi ancienne à la fin a un certain impact également. Tout est voué à disparaitre, si on continue ainsi.
Il y a quelques coquilles un "e" en trop à inaperçu et nu, mais je n'ai pas relevé ou exactement, et puis, ça ne dérange pas spécialement la lecture de toute façon ^^
Merci beaucoup d'avoir pris le temps de me faire un retour, je vais aller corriger les fautes ;)