Mon souffle se suspend, et cesse de malmener la poussière qui flotte dans l'air au ralenti, un peu comme si je me trouvais sous l'eau. Le temps ne s'est jamais vraiment écoulé correctement dans la bibliothèque, il semble toujours plus élastique, ici plus qu'ailleurs. Mais à ce moment, ce tout petit moment, le temps est infini, à l'arrêt.
Je pose mon stylo sur la table, laisse mon devoir là où il est et reste admirative, presque subjuguée, le regard piégé sur un point précis près de la fenêtre.
Ce point est une étudiante. Du même âge que moi, il me semble.
Elle a l'air concentrée dans la lecture de son livre, l'ouvrage callé sur ses genoux, sur le siège vert sapin dans lequel elle est assise. Sa main glisse négligemment sur l'une des pages, puis parfois se soulève pour passer à la suivante, ses doigts effleurants la texture du papier fin.
De sa posture droite et sévère émane une aura qui me laisse perdue, immobile. Le monde autour s'estompe, l'odeur d'encre disparaît, les bruits de conversations chuchotée aussi pour qu'il ne reste plus qu'elle. Ses cheveux bruns, ondulés, ses yeux couleur ambre, sa peau hâlée, mais surtout ce calme, ce calme apaisant, qui laisse apercevoir l'éclat d'intelligence brillant au fond de ses iris... Il y a quelque chose d'indescriptible et d'attirant chez elle. Peut-être les traits attentifs de son visage, ou sa silhouette autoritaire et confiante. Mais elle ne me laisse pas autant indifférente que je ne l'aurait voulu.
Mon regard est happé par elle et sa beauté particulière, entre silence et douceur.
Le sons des voix de mes amies me semblent lointaines :
"...Charlotte est sortie avec Jeremy, Louise était folle de rage !
— Ils ont été surpris par Sarah lors de la soirée de la semaine dernière !"... et les rires qui s'en suivent.
Je n'écoute plus, plus rien et depuis si longtemps. Elles continuent de parler comme elles le font toujours, sans la moindre interruption. La tête appuyée sur mon poignet, je continue d'observer l'étudiante autant que je peux, perdant la sensation du temps qui passe. Des minutes entières s'écoulent, pendant que je l'observe lire, le cœur battant un peu plus fort que tout à l'heure. Je n'ai jamais sentie ça avant, et ça me fait douter.
"...Plus personne ne parle à la sœur de Clarisse, et c'est beaucoup mieux comme ça !
— C'est dégoûtant qu'elle ai choisi de sortir avec une fille ! L'ex de Tao, en plus : à croire qu'elle le fait exprès, de se mettre tout le monde à dos.
— Même ses parents le lui reprochent. En même temps, je les comprends."
Je suis loin de cette conversation, et je n'entends même pas les prénoms, ni même le mien. J'oublie tout le reste, que ce soit l'école, les devoirs ou mes amies. Je pourrais me raisonner : je ne devrais pas être ainsi, aussi charmée. Mais une sensation au creux de moi rayonne, chaleureuse, douce, et je ne peux pas m'empêcher de l'écouter, et de ne regarder plus que cette élève. Cette dernière accroche une barrette dans ses boucles brunes, presque frisées, et ses yeux se lèvent vers le paysage derrière la fenêtre. Elle non plus, elle n'entend pas les discussions de mes amies, perdue dans ses pensées.
Elle est belle, posée dans la lumière de fin d'après-midi qui éclabousse son visage. Ses iris sont illuminées, son regard souligné par ses longs cils. Mon cœur palpite un peu trop fort. Un peu trop tout court, mais je trouve ça agréable.
Parfois, les morceaux de discussions de mes amies me parviennent.
"...Je crois que je suis en crush sur Maxime.
— Il est craquant !
— Dix sur dix sans hésiter, son physique rattrape largement son intelligence."
Mais je continue de la contempler, avide de la voir un peu plus longtemps, la curiosité piquée par sa présence qui me fascine tant, moi qui n'ai jamais rien ressenti de pareil auparavant.
Son expression a un quelque chose qui la différencie des autres. Une lueur au fond de ses pupilles. Une aura. Qui me fait penser à de la malice, un calme réfléchi et posé, pourtant relevé par le défi, au milieu de sa confiance qui la fait se tenir droite et fière. C'est une étincelle terriblement attirante. Elle est une énigme, car pour l'instant je ne la connais pas, mais j'ai envie de la rencontrer, pour voir un peu plus ses yeux, et son regard, d'y plonger le mien et contempler pendant des heures son visage.
Mais mes amies me tirent du rêve, se tournant vers moi :
"Et toi Clarisse ? Tu aimes quel garçon dans le lycée ?"
Je hausse les épaules, mais au fond de moi, je sais très bien qui j'aime. Mon cœur se serre, un peu.
J'aime une fille.
J'aime cette fille dans la bibliothèque.
Mais je sais aussi qu'elle ne m'aimera probablement jamais. Puisque je n'en suis pas un, de garçon.