« Quelle belle invention, la lumière ! ».
C’est la réflexion que se fait Charles, ce soir. Accoudé à la fenêtre, il observe à travers les persiennes de son salon les derniers rayons de soleil. Les collines qui entourent son petit village précipitent ce coucher rougeoyant. Est-il beau ? Charles l’aurait sans doute trouvé merveilleux s’il ne s’était pas décidé à ne plus rien ressentir devant la fin de vie des jours qui passent. Il s’arrache à la chaleur de la fenêtre. La mort, il a déjà eu tout le loisir de la contempler durant la décennie qui a précédé.Il refuse de s’y confronter à nouveau.
La cafetière siffle. Le chauffe-eau souffle. Charles soupire. Debout devant le miroir de l’armoire du salon, il regarde son reflet. Ses rides creusent des fissures sur son front recouvert de taches de vieillesse. Son regard vide et vieillissant se pose sur ce corps qu’il sent décliner, sur cet amas de cellules qu’il voit partir en miettes par le biais de ses peaux mortes. Il se détaille en silence et ses épaules se courbent sous le poids des années. Charles sait qu’il disparaît. Il se sent partir en même temps que sa santé. Ses articulations douloureuses et ses poumons abîmés pas des milliers de Marlboro lui font sentir en permanence que les années, les mois, les jours lui sont comptés. Combien de fois déjà ne s’est-il pas senti mourir ?
Il a trouvé cela agréable, en un sens. Constater l’inutilité de sa respiration, les efforts gâchés par ce mouvement perpétuel, et le suspendre. Le délaisser avant que la réalité ne remplisse à nouveau sa tête en même temps que l’air remplit ses poumons. Cette vague d’oxygène qui le ramenait à la vie était douloureuse. Charles la trouvait triste. Peut-être qu’au fond, c’était ce qu’il voulait… Partir. Laisser derrière lui le vide de sa maison pour en remplir un autre. Celui de sa dernière demeure.
Le présentateur fait une blague nulle entre deux questions. Assis sur le canapé, Charles le regarde sourire bêtement à la caméra. Ses dents trop blanches font un contraste saisissant avec l’obscurité du salon. Les rares rayons de lumière qui s’échappent des bords de guingois de ses volets meurent avant d’atteindre son regard abîmé par l’âge. Il respire. Il ne voit presque plus, non. Mais il se souvient. Il se remémore l’image des poussières volant dans sa chambre d’enfant. Cette pièce était magique. Charles peine toujours à se rappeler le nom de ses petits enfants, pourtant il peut encore voir la lumière se poser sur ses soldats de bois avec une netteté que sa vue rétinopathe ne possède plus. Le soleil du soir lui caressait le visage sans le brûler et Charles sentait, à chaque contact indirect avec ce grand créateur, sa chaleur s’engouffrer tout au fond de sa poitrine. Sa mère l’appelle pour le dîner. Il râle de devoir quitter son jeu et son univers, mais il ressent en lui ce sentiment qu’il ne connaîtra bientôt plus, qu’ils ne commenceront pas le repas sans lui, qu’il était attendu, qu’il était essentiel.
Indispensable.
Charles éteint la télé et les voix ridicules des candidats du jeu télévisé s’en vont comme elles étaient venues. Douloureusement, il se lève. Ses articulations craquent à l’unisson dans leur effort. Sitôt debout, il se dirige vers le phonographe et met l’aiguille en place. Un petit air d’opéra emplit la pièce. Charles n’aime pas particulièrement l’opéra, mais il aime encore moins le silence, cette absence de son qui laisse sa place au souvenir de la mort qui l’emplit de plus en plus et qui, curieusement, le fait se sentir plus vide encore. Il ne voulait pas y penser. Non. Pas encore. Pas maintenant.
L’aiguille du phonographe butte sur une note et la mélodie s’interrompt pour répéter en boucle quelques secondes « Nuit d’a… nuit d’a… nuit d’a… » Sur la commode en bois, son téléphone ( un cadeau de son neveu, il n’a jamais compris comment ce machin fonctionnait) bipe. Une vidéo de Marie, son arrière-petite-fille qui court dans l’herbe. Charles la trouve d’un ridicule attendrissant. Elle n’était pas spécialement jolie, mais sa manière de bégayer « Papi » de sa petite voix douce est magnifique. Il respire. Il a eu des arrière-petits-enfants nés sans mariage, des petits-enfants nés loin de lui, des enfants, nés sans espoir après trois fausse-couches. Mais lui ? Que restera-t-il de lui ?
Charles se fait réchauffer un plat que sa petite fille lui a préparé l’avant-veille. Sa fourchette pique sans appétit quelques haricots filandreux. La faim l’a quitté depuis bien longtemps. Il délaisse ses couverts et son assiette d’un geste dégoûté de la main. Le regard dans le vide, il essaie de réfléchir à quelque chose, n’importe quoi, mais n’y parvient pas. Le souvenir de la mort l’emplit sans qu’il n’arrive à bloquer son esprit. Un instant plus tard, Charles espère qu’un moment d’égarement arrivera à faire oublier à ses poumons d’inhaler, à son sang d’affluer, à son système nerveux de fonctionner. Il essaie. Il essaie sincèrement.Y a-t-il meilleur endroit au monde pour mourir ? Cette maison y est habituée. Elle a déjà vu la mort de ses parents, de ses sœurs, de…
Non. Pas encore. Pas maintenant.
Il se lève. Il monte les escaliers. Il s’assoit sur le lit. Il se lève. Il s’assoit dans un fauteuil. Il se lève. Il s’assoit sur une chaise. Bon sang, elle est partout. Cette présence qui le guette et l’invite, et qui, il le sait, finira par l’emporter, avec ou sans son accord. Elle vient le hanter jusque dans sa chambre. Charles la regarde et constate avec tristesse qu’elle n’a rien en commun avec sa chambre d’enfant, là-bas, de l’autre côté du pays. Il donnerait tout pour pouvoir revivre un des instants qu’il y a passé. Il se tourne sans intérêt vers la fenêtre et voit ce qu’il ne voulait surtout pas voir. Ce qu’il ne veut jamais voir. Ce qui, nuit après nuit, lui montre la direction du lit et lui annonce la fin de la veillée.
L’aube.
Non. Pas encore. Pas maintenant.
Pas cette fois.
Aussi vite que lui permet sa prothèse au genou, il descend les escaliers et ouvre la porte d’entrée. Il traverse son jardin et piétine les jouets de ses petits enfants laissés à l’abandon il y a de cela des années. Précipitamment, il passe le grillage et se dirige vers l’extérieur du village. Les paysages défilent. Charles n’y prête pas plus attention qu’aux douleurs dans son dos et à la transpiration sur sa tempe. Il marche. S’il le pouvait, il courrait. La rosée matinale perle sur les pétales de fleurs s’étalant à perte de vue dans le champs dans lequel il avait atterri. Inquiet, Charles regarde derrière lui et continue se course. Il ne poursuit pas la nuit, non. Il fuit le jour, et les souvenirs qu’il apporte. Arrivé au milieu du champs, il réalise que sa bataille est perdue d’avance. Il soupire, et s’allonge difficilement pour retrouver son souffle.
Il le retrouve enfin. Mais il se demande pourquoi. Pourquoi respirer ? N’est-ce pas complètement vain, dans le fond ? Ce geste permanent, cet effort constant, cet air qui fait ce parcours inutile. Charles soupire et prend une grande inspiration qu’il sait dernière. A l’oxygène viennent s’ajouter les odeurs de pollen, de terre et de pissenlit. Cette dernière inspiration lui fait remarquer tant de choses qu’il n’aurait pas pu voir avant. Le bruit des fleurs contre son oreille. L’image du vol de moineaux au dessus de sa tête. Les reliefs du brin d’herbe entre ses doigts. Ses sens en éveil, il sent la mort l’emplir et l’emporter, comme elle a il y a dix ans, il ose désormais y penser, emporté sa femme.
Oui. Il peut partir. Encore. Maintenant.
Cette fois.
C'est très bien écrit, malgré quelques erreurs de temps présent/passé, j'avais presque l'impression de ressentir vraiment les émotions de ton personnage.
C'est beau, comment tu as décris qu'il partait.