Le train s'éloigne. Sur le quai les voyageurs se hâtent, l'air absent. Lui reste suspendu. Le premier pas lui coûte, il hésite. Ce train qui s'éloigne emporte son passé récent, plein de terreurs, de souffrances, de certitudes. Ce quai qui s'étire face à lui annonce le retour à un passé tant espéré, tant fantasmé. Mais si lointain désormais.
Quatre ans. C'est presque une vie quand on est si jeune. Et quelle vie. L'homme craint de ne reconnaître autant que de n'être pas reconnu. Ce n'est pas son monde qui a changé, c'est lui, il le sait. Saura-t-il se mettre au niveau, se fondre dans le paisible microcosme quand tout n'a été que fracas et fureur ? Non. La journée, il est sombre, taciturne, cynique. La nuit, il est dément. Comment se couler dans la paix quand son âme brûle encore des ardeurs de la guerre ? Comment rejoindre le troupeau paissant sur de verts pâturages quand on s'est abreuvé de sang et de boue pendant quatre années ?
Son pas est lourd. Sa mâchoire, serrée. Son regard, fuyant. Le pâle crépuscule de décembre fait tomber sur la ville des blêmissements fugaces. Les gens se pressent, la nuit avale le jour de bien bonne heure. Les lampes à gaz éclairent le trottoir en flaques vacillantes. L'homme saute de l'une à l'autre sans enthousiasme, sans éclaboussure. Chaque pas le rapproche de son foyer, pourtant chaque pas semble plus court que le précédent. Il le sait, en a un peu honte. Mais la peur l'emporte.Quelle bêtise. Passer quatre années avec la mort pour compagne et craindre, une fois sauvé, de retrouver la sérénité.
Le salon vibre de silence. Les retrouvailles passées, l'enthousiasme retombé, la famille s'est tue. L'homme est de marbre, regard fermé, lèvres serrées ; tout juste s'il desserre les mâchoires pour avaler son repas. Au début les questions ont fusé, mais sont très vite retombées, dans un silence gêné. Ils voudraient savoir, les idiots, ils veulent qu'on leur décrive l'Enfer, comme si des mots seuls pouvaient suffire, ils veulent sentir la peur, la palper, se faire happer par elle, frissonner d'aise, bien à l'abri de leur confort tiède.Ils veulent aussi savoir pour recouper, pour confirmer, tous ces récits d'horreur venus du front, pour justifier enfin une si longue absence. L'homme sent toutes ces aspirations monter à l'assaut de son silence, mais ne cède à aucune. Il sait. Il sait qu'aucun d'eux ne saura jamais rien. Alors il se contente de mastiquer son repas sans même en avoir conscience, le corps ici mais l'esprit ailleurs, entre là-bas et nulle part.
Les siens sentent, se doutent. L'homme se désole de leur infliger cette inquiétude après tant d'années d'absence. Toutes ces nuits puantes, tous ces jours collants, il avait imaginé un retour comme une grande fête saturée de rires et d'embrassades. Mais une distance incompressible le sépare des siens désormais, cette même distance qui sépare le front de l'arrière, l'horreur de la banalité. Les embrassades sont creuses, les rires travestis. La curiosité suppure du moindre mot, du moindre regard, elle est une plaie béante que l'homme refuse de refermer, refuse de seulement regarder, de peur de soulever des nausées encore trop récentes. Ce gouffre ouvert entre eux marque le premier des obstacles à la compréhension, et à la rédemption.
Il n'y a pas de complète compassion sans réelle connaissance, comment plaindre si l'on ignore tout de la réelle teneur du tourment, à quoi bon ouvrir ses bras si l'autre refuse obstinément de s'y réfugier ?
Les regards fuient, les sourires s'égarent en route. On compense par une bonne figure, par politesse. Mais dans le fond l'incompréhension mutuelle rend les convives étrangers ; bientôt la révolte sonnera, l'incompréhension finira par se muer en une colère outrée. L'homme en voudra aux siens de leur manque de tact, de leur blessante curiosité, de leur impudeur. Les autres, sa famille, sa fiancée, ceux de ses amis qui ne sont pas partis, ceux qui ne sont pas morts, ses connaissances, ses relations, tous lui en voudront de ne pas étancher leur soif, de ne pas lever le voile, de ne pas peupler leur ennui de monstres lointains aux ombres projetées sur leur petit monde paisible, pour frissonner, pour jouer à se faire peur. La compassion est à ce prix, on en veut pour son argent.
Certains ne comprendront pas. Ils n'en feront pas seulement l'effort, considérant l'aventure comme une anecdote, la souffrance comme une péripétie, le traumatisme comme un caprice. Les pires se persuaderont d'exagération, ils écouteront, un sourcil levé, un coin de bouche narquois, l'ironie animera la moindre de leurs paroles, goguenards ils ne se gêneront pas pour diminuer, rabaisser, car dans le fond le récit qui parviendra à leurs oreilles suggérera un tel recul dans la civilisation, un tel avilissement du genre humain, qu'ils ne pourront faire autrement que de nier sa véracité, au risque de sombrer dans la décadence.
L'homme en est conscient. Il accepte, par fatalité. Par facilité aussi, car une capitulation anticipée lui évitera de replonger dans la boue des tranchées. Il ne voulait plus se battre dans la guerre, il ne le veut pas plus dans la paix. Le silence fait de lui un pacifiste.
Dehors le monde semble n'avoir pas changé. On se demande bien cela peut-il être possible, au vu de la somme exorbitante acquittée par le genre humain pour que se résolvent les vieilles rancunes. Comment le monde a-t-il pu tourner quand sa chair se creusait de millions de plaies, alors que des fleuves de sang s'enfonçaient chaque année dans la terre, étouffant les ferment de la vie ? Quatre années de totale démence. Comment ont-elles laissé si peu de traces dans le tranquille cortège des jours ?
L'homme n'en revient pas. Il s'en offusquerait presque, de cet acharnement à ne pas tenir compte de ses souffrances d'exilé, d'avoir ignoré quatre années durant le désespoir de son calvaire, sa peur, sa terreur, ses compromissions honteuses. Il s'est battu pour sa patrie, comme on le lui a commandé. Il a souffert dans son sang pour elle, s'est scarifié l'âme, s'est avili, rabaissé. Il a rampé dans la boue poisseuse du sang de ses camarades, a respiré l'odeur de leur mort, de leur peur, étrangement semblable à la sienne. Il a eu peur, oui, plus que quiconque pour l'envisager, peur à perdre la raison, peur à pleurer, à ne plus avoir le contrôle, ni sur son corps, ni sur son cœur, peur à se faire dessus, à trembler comme une bête battue. Et ce qu'il a fait ! Jusqu'où est-il descendu dans sa propre estime, dans sa propre morale ? Qu'-a-t-il fait ? Rien de plus qu'un autre. Ça le mortifie. Car au-delà de la confiscation, il y a la réalisation brutale de la grande peur du soldat, et même de l'homme. Il a infligé la mort à ceux qui la redoutait, quand lui-même n'avait d'autre peur, d'autre obsession, que sa propre mort. Que vaut-on, lorsque pour survivre on est prêt à prendre à l'autre ce que l'on est soi-même incapable de sacrifier ? Plus grand chose, hélas.
Quelle estime l'homme humilié peut-il avoir de lui-même ? Comment pourrait-il se regarder dans un miroir, quand il a piétiné une à une les valeurs qui, hier, étayaient la voûte de sa morale ? Rien, il ne subsiste rien de sa fierté, simple et naïve, rien de ses assurances d'homme civilisé, rien de ses convictions d'homme moderne, tout s'est effondré au premier souffle d'obus, au dernier souffle de vie, à tous les renoncements trop facilement acceptés. Un homme tient soit par ses valeurs, soit par sa fierté, soit par ses ambitions. Lui ne vaut pas mieux que tous les éclopés revenus abîmés du front, il se tient debout certes, mais son âme est boiteuse, défigurée, débile, branlante. Il se réveille toutes les nuits, paniqué, hagard, coupable. La culpabilité de vivre quand tant d'autres sont morts, et d'être incapable de profiter de cette aubaine quand tant d'autres l'auraient voulu. Parfois il hurle à la mort, comme un chien fou, parfois il tremble, comme un chien battu, ses regards perdus dans un passé si récent qu'il se substitue au présent, si tenace qu'il refuse de se laisser oublier.
La vie pèse de ses cicatrices. Ses gestes ne sont plus aussi légers, ses mots sont rares, ses sourires bâtards. Quant à ses yeux, ils semblent toujours perdus au loin, là-bas, dans le brouillard de la guerre, à guetter en ennemi disparu depuis longtemps mais dont le souvenir continue d'ébrécher le quotidien. L'homme n'est jamais là, toujours ailleurs, l'esprit vaseux, l'attention distraite.
Sa fiancée ne comprend pas. Elle s'inquiéterait bien, si les années de séparation n'avaient pas rogné son affection. Fidèle, soucieuses de la parole donnée, elle s'est maintenue dans son amour pour lui,mais les distances ont érodé le bel ouvrage par les fondations et celui-ci menace ruine. Elle a souhaité le retour de son promis, par conviction d'abord, puis par bienséance, tout en espérant chaque jour l'annonce de sa mort pour vivre à nouveau. Mais le voilà de retour, et il faut bien composer avec les promesses envoyées par dizaines.
Les baisers se font rares à force de démonstrations glaciales, les gestes mécaniques. L'homme ne brûle plus de cette violence qui lui faisait agonir les putains de permission, il ne rudoie plus, ne se défoule plus. L'homme ne ressent plus. Il n'est pas mort pourtant.
Il s'est juste arrêté de vivre.