Champignon ex machina

32. Champignon ex machina
(by Kiwi)

T’es un terroriste. T’as volé des clones, tué des gens. T’as toujours su que tu pouvais te faire prendre, et ce qui t’attendait si ça t’arrivait. T’es prêt à être jugé. Tout ce que t’as fait de bien et de mal, t’es prêt à être jugé pour ça. T'as pas le droit de flancher, t’as pas le droit de t’apitoyer sur ton sort. Tu savais que ça pouvait arriver, et t’étais prêt. Interdiction de pleurer. Interdiction de... penser à... pourquoi... chut maintenant.

- Noms de tes complices, dernier avertissement.

J’ai gardé la mâchoire serrée. Si je l’ouvre, je hurle. C’était mon deuxième jour de garde à vue, j’étais épuisé. J’avais pas décroché un mot mais ils avaient déjà mon nom et mon adresse. C’était qu’une question d’heures avant qu’ils trouvent celle de mes grands-parents, si c’était pas déjà le cas.  L’avocat que m’avait envoyé ma famille à passé tous nos entretiens à essayer de me convaincre de tout avouer, dans l’espoir d’alléger ma peine, je pouvais pas lui faire confiance. Les flics s’énervaient de mon silence, ils essayaient de me foutre la trouille à coup de menaces et d’intimidation, c’était pas si terrible franchement, ça m’empêchait de réfléchir. Je craignais les moments où ils me laissaient seul avec mes pensées.

- TES COMPLICES CONNARD ! L’ENDROIT OU T’AS PLANQUE LES CLONES VOLES !

Je ne m’étais pas rendu compte d’à quel point FdB avait pris une place importante dans ma vie ces derniers mois. J’avais admiré sa bravache, son insolence. Alors c’est normal que par réflexe, je me sois demandé ce qu’il aurait fait dans ma situation. J’ai souri aux flics qui m’interrogeaient, et j’ai puisé dans la force que je tenais de lui :

- Vous les trouverez jamais.

L’interrogatoire a duré trois bons quarts d’heure, et ils ont fini par en avoir marre de moi, ils m’ont jeté à l’arrière d’une fourgonnette, direction la maison d’arrêt de Nanterre en attendant mon procès. Je ne suis tellement pas une menace pour eux qu’ils me laissaient sans surveillance : Ils m’avaient enlevé tous mes membres dès mon arrestation, soi-disant parce qu’ils étaient considérés comme des armes de catégorie D. Les jambes de mon jean pendaient comme des fantômes, si je les regardais ça me faisait paniquer. J’ai horreur de ça, être privé de mes jambes. Mes bras c’est pas pareil, je le gère mieux, mais putain ils avaient aucune raison de m’enlever mes jambes.

 J’aurais préféré qu’on laisse un gardien avec moi, ça m’aurait obligé à garder la tête haute, à essayer d’être fort. J’ai besoin des autres, moi, tout seul j’arrive à rien, c’est trop dur de jouer la comédie quand il y a pas de public. J’arrive même pas à être en colère. J’ai juste peur. Le flic qui m’a installé dans le camion, après m’avoir porté comme un rondin, il m’avait dit:

- Tu fais le malin, petit mignon. Tu joues les héros. T’as bien raison. Profite, va. Parce qu’on va te foutre en isolement pour le restant de tes jours, et un homme tronc-comme toi, tu pourras même pas t’amuser à repeindre les mur avec ta merde, tu vas t’ennuyer jusqu’à devenir dingue, tu verras personne. Tu pourras plus bouger parce qu’on va jamais te rendre tes jouets. Ce sera comme d’être enterré vivant.

- Un sort horrible, pas vrai ? m'étais-je moqué. Des millions d’être humain vivent dans ces conditions alors qu’ils n’ont commis aucun crime. Il y a deux jours j’en ai sauvé 12000. Et toi ?

J’espérais un coup de matraque qui m’assommerait, mais il avait seulement refermé le fourgon en ricanant. Je me suis rendu compte une fois seul d’à quel point j’étais terrorisé. L’isolement et la paralysie... je crois que je préfèrerai la violence et la torture à ça. C’est ce qu’il y a de pire. Avec peut-être l’abandon. Être trahi. Les gens que tu aimes qui détournent les yeux. Merde, ce que j’ai pu être con.

Il n’y avait pas de fenêtres à l’arrière du fourgon, et j’étais plongé dans la pénombre. Toutes les cinq secondes j’étais éclairé par les clignotements émis par mes jambes et mon bras posés sur la banquette d’en face. Quand je les avais senti se remettre en route, dans l’ascenseur de Santorga, ils m’avaient déjà été retirés, mais apparemment personne ne les avait éteints. Pour le moment ils clignotaient encore vert, demain ou après-demain ils clignoteraient orange, puis rouge et ensuite ce serait fini. Je redeviendrai comme l’avait dit le flic : un homme-tronc. Pour toujours. En taule.

Et merde non... attendez attendez, j’avais mis en place un mantra pour m’empêcher de pleurer, c’était comment déjà ? T’es un terroriste, voilà je l’ai. Tu savais à quoi t’attendre et t’es prêt. T’as pas le droit de pleurer. Pour tous les clones, t’as pas le droit, parce que tu regrettes pas. Ils vont le voir, si tu pleures, t’as rien pour le cacher, pas de bras, même pas tes genoux. Tu peux même pas essuyer tes larmes dans tes genoux alors t’as pas intérêt de *sanglot* Aaah t’es nul. Ça se prétend sauveur de l’humanité, ça fait croire que ça sauve des vies, et regarde-toi, démembré et en train de chialer dans ton camion. T’es pathétique. A qui la faute, tout ça hein ? Tout le monde le savait qu’il fallait pas faire confiance à Champignon. Tout le monde l’avait compris sauf toi. Et t’étais tellement persuadé d’avoir raison que t’as rien écouté. Pourtant t’es pas hyper doué quand il s’agit de lire les gens, hein. Tout le monde savait que Anthony avait mal pris ton râteau et qu’il était jaloux de Rahim. Y a que toi qui avait pas pigé. Ça ne t’a même pas servi de leçon, patate.

Et FdB... putain ça c’était le pire. Personne ne l’avait vu venir, ça. Ce mec qu’on prenait tous pour un ahuri avait réussi à tromper Grenade, et même Litchi ! Comme il s’est foutu de nous purée (ah merde, si seulement j’avais mes genoux), comme il m’a... bah... trahi... salement. Je suis vraiment un pigeon. Jean-Luc Pigeon, Jean-Pierre Soumis. C’était même pas subtil, comment j’ai pu rien voir ? La balle que FdB a choisi de tirer sur le sympathisant, lors de sa première opération. L’alarme à Santorga Franche-Comté. Putain, mais putain, je suis trop stupide. Je devrais crever.

Si on était des terroristes dignes de ce nom, on aurait des capsules de cyanure planquées entre nos dents. Mais si on était des terroristes dignes de ce nom, déjà, on aurait pas choisi comme leader le plus gros boulet de l’Histoire, celui qui répète indéfiniment les mêmes erreurs. Si même Grenade veut pas de toi, pauvre débile, alors d’où FdB avec qui t’as aucun passé aurait pu être de ton côté ? T’as pas de jambes, c’est dégueulasse, t’as pas de jambes et pas de bras, et un cerveau qui tourne en circuit fermé. Tu t’es fait passer dessus par tout un gang. Quelle valeur t’as ? Ouais t’as des beaux cheveux, enfin c’était avant qu’on te les rase. T’es qu’un jouet pété, tu sers à rien. Pas étonnant que FdB et Champignon t’aient trahi. C’est tout ce que tu valais pour eux.

- Kiwi ?

J’ai fait un bond. Qu’est-ce que... ? Il y avait personne avec moi ici. J’entendais vaguement les deux flics à l’avant parler, sans pouvoir discerner les mots, mais cette voix était beaucoup plus proche. Et familière.

- Kiwi, est-ce que tu m’entends ?

Trop surpris pour réagir comme j’aurais dû, j’ai bredouillé :

- Champignon ?

Quand je disais que ce type était tout puissant. Sa voix me parvient dans un endroit pareil. Mince, j’espère qu’il ne m’a pas entendu pleurer.

- Kiwi, où est-ce que tu es ? Dis-moi que tu vas bien.

Je n’avais jamais entendu autant d’émotions dans la voix de Champi. Je me suis rappelé qu’il était de mèche avec FdB. Nos sept ans de coopération se sont fini comme ça. Je me suis rappelé quand  il m’a envoyé ce mail avec en lien le profil de Jean-Pierre Soumis : “J’ai repéré ce type sur internet qui s’intéresse à Kartrouville Ex. Vous devriez le rencontrer, il a l’air chaud-bouillant". Je n’aurais pas fait aussi naïvement confiance à FdB s’il n’avait pas eu l’appui de Champignon. Ange gardien, ouais, mais pas le mien. Il avait du bien rigoler de ce débile de Jean-Luc Pigeon. J’ai ravalé mes sanglots et j’ai essayé de rassembler encore un peu de courage au fond de moi :

- Oh t’inquiètes, je suis entre de bonnes mains. Tu ferais mieux de penser à toi, parce que Grenade va te trouver et te buter.

- Tu es en voiture c’est ça ? m'a-t-il ignoré malgré l’effort que m’avait couté ma voix moqueuse. J’entends le moteur.

Sérieusement, comment il fait ça ? J’ai fermé les yeux. J’avais plus d’énergie.

- Va te faire foutre. Fous moi la paix.

Il est resté silencieux, et je me suis demandé si j’avais rêvé. Si je commençais pas déjà à devenir dingue. Mais la voix est revenue, plus douce :

- Je comprends que tu m’en veuilles, Kiwi, et j’espère qu’un jour je pourrais te présenter mes excuses en face. Mais pour ça j’ai besoin que tu me fasses confiance encore un peu.

J’ai essayé de rire :

- Tu peux crever.

- Près de toi, m’a-t-il encore ignoré, il doit y avoir la boucle d’oreille que portait Victor. Tu sais où elle est ?

La boucle d’oreille de FdB, cadeau de son plan cul, qu’il avait arraché après que celui-ci lui ait brisé le cœur, en début de mission. Elle était dans la poche de mon jean. Je voulais lui rendre, et le consoler de son chagrin d’amour, l’aider à réparer ça. C’était clair maintenant que Champignon était le fameux plan cul de FdB. Leur dispute dans les toilettes, j’avais eu peur qu’elle soit à cause de moi qui m’immisçait dans leur relation, mais peut-être qu'il n'était pas question de ça ? Peut-être que FdB voulait me trahir et Champignon non ? En essayant de rester le plus silencieux possible, je me suis remis à pleurer.

- C’est un micro, m’expliquait Champi. Il me permettait de rester en contact avec Victor. Il faut que tu le trouves et que tu arrives à le garder sur toi pour qu’on puisse communiquer.

- Pourquoi je voudrais communiquer avec toi, sale traitre ? ai-je dit faiblement.

- Je t’en supplie fais-le. Même si tu ne me fais pas confiance. Fais-le avant qu’il ne soit trop tard.

- J’ai pas mes membres, Champi. Je peux ni l’attraper ni la planquer.

Il est encore resté silencieux un long moment, puis il a murmuré ce truc à quoi je ne m’attendais pas :

- FdB ne voulait pas te trahir. C’est nous qu’il voulait trahir, Santorga. Il a... craqué sous la pression, je crois.

- Le pauvre chéri.

- Pour ce que ça vaut... je ne voulais pas te trahir non plus.

- Et pourtant.

- Tu as le droit de ne pas me croire. Mais si tu m’en laisse la chance, je te le prouverai.

- Pff.

- Kiwi s’il te plait trouve un moyen d’avoir cette boucle d’oreille.

- Tu m’emmerdes ! Lâche-moi !

Je disais ça, mais en réalité j’étais déjà sur le coup. Il fallait que je bascule mon bras jusqu’à moi, puis que j’arrive à le fixer au port malgré mon T-Shirt.

Champi a dû comprendre parce qu’il s’est tu comme pour me laisser me focaliser. Ça m’énervait de faire encore ce qu’il me disait. J’avais pas une leçon à retenir ? Mais la concentration qu’il me fallait pour bouger mon bras était une distraction bienvenue. Ça me mobilisait 100% de mon cerveau, je pouvais penser à rien d’autre, c’était agréable. Et aussi, si je le faisais pas, j’avais peur de le regretter. S’ils me mettaient en isolement jusqu’à la fin du monde. L’éternité pour regretter de ne pas avoir tout tenté pour attraper une simple boucle d’oreille qui aurait pu être mon seul contact avec un être humain.

Boum. Mon bras gauche était maintenant par terre à portée de main dès que j’aurais une main. Maintenant il fallait que j’arrive à le monter sur le siège et le brancher, à écarter mon T-shirt en en ramenant un pan dans ma bouche, tout ça en faisant les mouvements à partir d’un point extérieur à moi, et qui change à chaque geste. J’aurais dû prendre plus au sérieux ma rééducation hors branchement, mais c’était tellement difficile ! Et je pensais que j’en aurais jamais besoin, que Grenade serait toujours à mes côtés.

Un quart d’heure plus tard, je transpirais comme dans un sauna et j’avais un mal de crâne terrible, mais j’ai craché mon T-shirt en poussant un cri de joie quand j’ai entendu le clic et que j’ai pu bouger mon bras normalement.

- Yeeeeeeeees !

- Tu as réussi ? A fait Champi qui était resté muet tout ce temps.

Tout à mon euphorie d’avoir retrouvé mon bras, j’ai oublié de lui répondre froidement :

- J’ai branché mon bras !

- Bravo ! Prend la boucle d’oreille maintenant.

J’ai fouillé dans les poches de mon jean. La boucle d’oreille de FdB était tellement minuscule qu’elle avait échappé aux fouilles. Bientôt, elle était dans la paume de ma main. Alors c’était un micro ? FdB et Champi devaient bien se marrer de ma connerie, le soir pendant leurs débriefings sur l’oreiller. Enfin, c’était pas le moment d’être amer. Champi me disait de planquer le bijou dans ma bouche, quitte à l’avaler et le retrouver deux jours plus tard en fouillant dans ma merde je ne sais comment, sans doute avec le pif. J’avais une idée un peu moins foireuse : j’ai coincé la boucle d’oreille dans le port USB de mon bras droit. Ça rentrait pile, et ça tenait en place. Il faudrait une pince pour l’enlever.

- Tu m’entends toujours ? ai-je demandé à Champi. Je l’ai cachée dans le port de mon bras droit.

Mon bras droit cybernétique était toujours chez mon chirurgien. Si on me rendait mes membres, le port resterait vide. Ça passerait inaperçu. J’ai profité d’avoir mon bras gauche sur moi pour m’essuyer le nez et les yeux. Ça faisait du bien. Avoir un bras ça change tout. Mais il fallait que je l’enlève pour ne pas éveiller les soupçons. J‘ai tout remis en place, à regret. Puis j’ai dit :

- Si tu veux vraiment que je te refasse confiance un jour, t’as intérêt à protéger les clones. Ceux qu’on a libéré aujourd’hui et les autres. Et mes grands-parents. Si je vois un seul membre de KEx en prison je te dénonce.

Le dénoncer de quoi ? Je n’ai rien contre lui, il était infiltré chez nous, la police le savait sans doute déjà. Mais au lieu de me dire ça, Champignon m’a répondu :

- Je protégerai Kartrouville Ex en ton absence. Tu as ma parole.

- Bien.

Je vais pas oser être ému, quand même ?

- Kiwi, je vais essayer de te sortir de là. Si je n’y arrive pas, je... je resterai en contact avec toi. Si tu es en isolement je parlerai avec toi, je te donnerai des nouvelles de tes proches et du monde, je te lirai des histoires, on regardera des films en audiodescription. Je te mettrai de la musique. Je ne te laisserai pas seul.

- C’est ça.

Il m’oublierait surement au bout de deux jours, si déjà ce n’était pas un piège. Puis la batterie de ce truc elle durerait pas l’éternité, j’imagine. Mais je dois lui reconnaitre une chose : je n’avais plus envie de pleurer. J’étais pas seul. J’avais pas mes jambes, mais j’étais pas seul. Et même si mon unique contact avec l’espère humaine était mon ennemi, c’était mieux que la solitude. Avec quelqu’un en face de moi, je pouvais jouer à être fort.

- C’est quoi ton vrai nom ?

- Driss Diakité.

- Et ben, Driss Diakité, t’es l’ange gardien le plus naze de l’histoire de l’humanité.

Il m’a répondu avec un genre de rire :

- Je te prouverai que non.