Léon sourit tout le trajet du retour vers l’orphelinat, il avait prit son frère sous le bras et ne cessait de répéter le mot « ingénieur », parfois en le soulevant et le serrant contre lui comme un vulgaire pantin, parfois en le clamant à des inconnus dans la rue. Georges lui rappela qu’il devait participer à une sélection, qu’il n’était pas encore embauché.
— Tu réviseras tout ce qu’il faut d’ici mardi, j’peux te récupérer des livres de math, de mécanique ou c’que tu voudras dans la bibliothèque, dit Léon.
— La mécanique du début du siècle me sera inutile. Je suis preneur pour les livres de mathématique et physique par contre.
— Tu vas réussir, le seigneur t’as guidé jusqu’ici et il continuera.
— S’il pouvait me guider sans jeter ma tête contre un établi la prochaine fois…
Thomas et Léon en rirent aux éclats, tranchant avec la morosité et les visages graves des passants de la rue de Paris. Ils firent même un détour par le collège féminin de Meudon pour observer les filles à la sortie des classes. Il restèrent là, de longues minutes à les admirer, les yeux pleins d'étoiles, avant de rentrer. Aucun n'avait eut le courage de leur adresser la parole. Thomas grimpa sur le lampadaire et le mur d'enceinte avec aisance et aida ses frères à le rejoindre en les tractant avec son manteau. Ils retrouvèrent l'orphelinat incognito.
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Le repas de midi vite englouti, ils rejoignirent la bibliothèque en laissant Georges sur le seuil. Léon dévalisait les sections mathématique et physique. Il enchainait les aller-retour vers le couloir les bras chargés de livres puis les empilait devant Thomas. Celui-ci passait les couvertures, parfois les premières pages, sous les yeux de Georges, seuls éléments de son visage qu’il laissait dépasser de son pull. Il en sélectionnait environ un sur dix. Thomas nettoyait ensuite chaque exemplaire d’intérêt méticuleusement selon les consignes strictes de « l’ingénieur ». Il se débarrassa enfin de la pile de livres dans les bras trop maigres de Georges qui repartit vers les chambres en titubant.
Léon accompagna Thomas jusqu’aux toilettes, il lui fallut dix bonnes minutes pour supporter l’odeur et entrer donner un coup de main. Ils firent couler les robinets jusqu’à ce que l’eau soit claire et entreprirent de nettoyer sommairement le sol et les murs, après tout, cette pièce ne faisait pas partie de la bibliothèque. Ils retournèrent ensuite évaluer la tâche qui les attendait, le seau rempli, une serpillère et des chiffons humides sur les bras. Ils restèrent une minute en silence, le regard las, écrasés par l’immensité de la pièce, jusqu’à ce que Thomas fasse le premier pas et se dirige vers le mur du fond. Une immense bibliothèque en couvrait la totalité presque jusqu’au plafond. Une échelle sur roulette permettait d’accéder aux ouvrages les plus hauts.
— Et c’est parti ! dit Thomas en vérifiant la solidité des barreaux de l’échelle.
Léon débutait sur les étagères au sol pendant que Thomas grimpait s’occuper des livres en hauteur, il lui semblait que ce mur aurait bien nécessité trois semaines à lui seul avant d’être vraiment propre. Rayon après rayon, il débarrassait les volumes de leur poussière, celle-ci retombait en une pluie neigeuse sur Léon qui se retrouva bientôt avec des cheveux gris sans y prêter attention. Thomas en profitait pour jeter un coup d’œil aux titres, mais rien ne faisait référence au langage animal. Ils y passèrent une bonne partie de l’après-midi jusqu’à ce que Léon décide de faire une pause et d’aller vérifier qu’il ne manquait rien à Georges, laissant Thomas poursuivre sa tâche dans les hauteurs.
Thomas finit par l’entendre revenir, mais, l’éclat de rire sournois qui fit écho dans la bibliothèque lui appris que ce n’était pas Léon. Il jeta un coup d’œil dans son dos depuis le haut de son échelle pour découvrir Delorme et sa bande: Masure Lore et Meunier.
— C’est donc là que tu te cachais ! dit Delorme. Toujours perché comme un singe on dirait. Tu vois, c’est toi qui récures finalement ! Avoue que chacun est à la place qu’il mérite.
Il s’approcha de l’échelle et se mit à la déplacer, secouant dangereusement Thomas tout en faisant rire sa bande.
— Arrête ça, pourquoi tu cherches encore les emmerdes ? demanda Thomas. Alors sauf si t’as envie de prendre une serpillère et de t’y mettre, tu ferais mieux de retourner dehors, il y a de quoi brouter pour toi et tes moutons.
— Il va falloir faire preuve de plus de respect avec nous Avril, dit Delorme, sinon…
— Sinon quoi ? L’interrompit Thomas, tu vas me cogner ? Comme avec tes sœurs ?
Cette dernière phrase était sortie toute seule sans que Thomas ait eu le temps d’y réfléchir. Il la regrettait déja. Le regard de Delorme vira au noir et il balaya la base de l’échelle d’un coup de pied. Thomas lâcha prise et s’accrocha de justesse aux étagères, à quatre mètres du sol, il vit l’échelle tomber à terre.
— D’où tu sors ça ? ragea Delorme, viens là qu’on s’explique !
Il attrapa un livre à portée de main et le lança avec force en direction de Thomas qui s’efforça de rester accroché tout en gardant des yeux dans le dos. Le livre s’écrasa juste à côté de lui soulevant un nuage de poussière, des pages volèrent en éclats puis retombèrent lentement comme des feuilles mortes. Les quatre garçons se regardèrent en souriant. Ils préparèrent chacun une pile de livres qu’ils se mirent à lancer sur Thomas. Il esquiva les deux premiers en prenant appui sur une étagère plus basse, mais il ne put s’empêcher de grogner quand le troisième le heurta de plein fouet dans le dos. Ce n’était pas la douleur, mais bien le ridicule de sa situation qui l’enrageait. Comment allait-il s’en sortir ? Il entendit les rires dans son dos, un quatrième et un cinquième livre vinrent s’écraser à quelques centimètres de sa tête. Il n’allait pas tenir bien longtemps sous ce déluge, une chute de cette hauteur pouvait lui briser les jambes… ou le crâne.
Il se projeta sur le côté et attrapa le rebord d’une étagère un peu plus basse, suspendu à une main, il se balança et eut tout juste le temps de trouver un appui sous ses pieds avant qu’un autre livre ne vienne s’écraser au-dessus de lui. Il bondit à nouveau vers le côté et le bas, s’accrochant toujours aux rebords des rayons. Pourvu qu’ils tiennent ! Sans prendre le temps d’assurer ses prises ni de respirer, il poursuivit sa descente en sautant de l’autre côté cette fois-ci.
— Un vrai singe ! Je vous l’avais dit ! Quel spectacle ! dit Delorme alors qu’il lançait un nouveau livre.
Les autres rirent un peu plus fort. Thomas n’était plus qu’a environ deux mètres du sol, il se retourna et sauta, atterrissant à quatre pattes dans un nuage de poussière. Il releva la tête, les dents serrées.
— Celle-ci tu vas me la payer !
Il bondit vers Delorme qui se plaça au milieu de sa bande. Masure et Lore lui faisaient face. Deux apprentis menuisier solidement battis, mais ce n’était rien en comparaison de Meunier qui dépassait d'une tête dérrière eux. Plus grand et large que Léon, il devait pesait le double de Thomas. Il aurait été plus judicieux de battre en retraite pour le moment, mais l’envie de vengeance qui brulait en Thomas occulta le danger. Il ne s’en sortirait pas indemne, mais Delorme non plus !
Meunier s’avança de front et projeta une table entière sur Thomas comme s’il avait lancé une planche. Thomas se baissa presque à plat ventre pour la laisser passer au-dessus de lui. Il se relevait à peine quand Meunier le chargea à bras ouvert. Thomas plongea sous son torse et évita l’impact de justesse en se mettant de profil au dernier moment. Meunier referma sa prise sur le vide, un mètre plus loin.
Costaud, mais lent, songeât Thomas. S’il m’attrape par contre, c’en est fini.
Dans le même mouvement, il poursuivit en direction de Delorme sans regarder en arrière. Masure et Lore étaient sur le chemin, ils levèrent leurs poings comme des boxeurs. Thomas esquiva le crochet du premier d’un bond de côté. Lore lui lança un coup de pied un peu court. Thomas l'attrapa au niveau de la cheville et le souleva jusqu'a ce qu'il bascule en arrière. Il se précipitait déja vers Delorme, les poings serrés, quand il sentit une présence dans son dos mais, trop tard, ses jambes couraient dans le vide. Meunier l’avait attrapé par le dos et le soulevait de terre comme un pantin. Delorme s’approcha.
— Tu veux bien répéter ce que tu as dit sur mes sœurs avril ?
Thomas se débattait comme un diable, il griffait les bras qui le maintenaient en l’air et essayait de se retourner pour frapper. En vain. Masure et Lore l'immobilisèrent avec deux clé de bras et Delorme vint coller son visage devant le sien.
— Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire de toi ?
Son haleine puante emplit les narines de Thomas qui ne cessait de lutter de toutes ses forces, enragé.
— Des idées les gars ? Un passage à tabac ne serait pas très original. Et si on… mais qu’est-ce que….
Delorme recula d’un pas l’air surpris, Meunier se mit à crier et sa prise lâcha. Thomas put se dégager de Masure et Lore et tomba au sol. Il s’écarta d’un bond pour découvrir Saka sur les épaules de Meunier en train de le mordre et le griffer au visage. Le colosse hurlait en essayant de saisir le chat, mais ses bras musclés ne lui permettaient pas d’atteindre son dos facilement, Saka les esquivait sans peine. Meunier se jeta en arrière contre une étagère. Le chat sauta juste avant l’impact et vint se placer à côté de Thomas face aux quatre garçons, en feulant, les crocs en évidence.
— Merci, dit Thomas à bout de souffle.
— Mais c’est quoi ce bordel ? cria Meunier hébété, le visage et les mains en sang. Mais je vais vous tuer, je vous jure, je vais vous TUER !
— Qui va tuer qui ?
La voie calme de Léon perça derrière le groupe des quatre comme une éclaircie dans une tempète. Ils se retournèrent.
— J’peux savoir c’que vous faites ici ? demanda-t-il en s’approchant.
Il regarda à tour de rôle la table et l’échelle renversées puis les livres sur le sol, le sang sur le visage de Meunier et enfin Thomas. Il leva un sourcil et esquissa un sourire quand il aperçut Saka.
— Sont v’nu chercher les emmerdes hein Thomas ?
— Ouais…
— Tu ferais mieux de partir Léon, si tu ne veux pas sortir d’ici avec des bleus ou des dents en moins, dit Delorme.
Les autres acquiescèrent avec une grimace.
— Oh… tu te trompes Delorme, ce qu’on sème, on le récolte et j’ai l’impression que tu as besoin d’une petite leçon, dit Léon avant de chuchoter quelques mots en direction du plafond.
— Allez lui faire sa fête les gars, on s’occupera d’Avril ensuite, dit Delorme en tapant dans le dos de Masure.
Léon ne bougea pas, Thomas crut l’entendre murmurer les paroles d’une prière « … pardonne-nous nos offenses… »
Masure se mit à courir en direction de Léon et lui lança un direct du droit en plein visage. Léon baissa les yeux sur son assaillant au dernier moment et encaissa le coup sur le haut du front sans ciller. Il esquiva ensuite un crochet du gauche et riposta d’un uppercut en récitant à voix basse « au nom du père ». Il cueillit Masure sous le menton et l’envoya au sol sonné. Lore le chargea sans lui laisser le temps de souffler. Léon s’effaça de côté avant l’impact et le frappa derrière la nuque, l’envoyant s’étaler contre une bibliothèque tout en poursuivant sa prière un peu plus fort « du fils ». Meunier s’approcha, le dos courbé. Le sang sur ses joues et son regard avide accentuaient son air bestial. Il foncea, le bras droit levé pour frapper de haut en bas comme s’il voulait enfoncer un piquet dans le sol. Léon au lieu de reculer, s’avança en se tournant contre lui, lui agrippa l’avant-bras et, d’un mouvement de hanche, se servi de son élan pour le soulever du sol et le faire basculer par-dessus son dos. Il le projeta dans les airs et le laissa retomber lourdement sur une chaise qui vola en éclats. Le bruit de la chute n’avait pas suffi à couvrir les paroles de Léon qui parlait maintenant à voix haute: « et du Saint-Esprit ».
Il se tourna vers Delorme qui approchait avec prudence, il avait arraché le pied d’une table renversée et l’agitait comme une matraque. Thomas s’était avancé, mais Léon le fit rester à l’écart d’un signe de la main. Delorme frappa une première fois Léon, dans le vide, puis recula d’un pas à l’image d’un escrimeur jaugeant son allonge. Il semblait plus rapide et moins prévisible que les trois autres. Il engagea toute sa force dans un deuxième coup puissant et visa Léon au visage. Celui-ci n'eu pas le temps d'esquiver, il para de l’avant-bras et le pied de table se brisa en deux contre lui. Un fragment le blessa au front sans qu’il y prête attention. Léon bondit sur Delorme qui reculait et réussit à l’attraper au col. Il jeta sa tête d’abord en arrière, les yeux fermés, puis en avant, en un puissant coup de tête tout en criant : « AMEN ». Il écrasa le nez de Delorme qui se couvrit le visage des deux mains, du sang coulait déjà entre ses doigts.
— Si j’vous revois une seule fois approcher de cette pièce ou chercher des noises à qui que ce soit, j’hésiterai pas à vous renvoyer une bonne dose de justice dans la tronche, c’est clair ?
Sans répondre, le groupe de Delorme se remit lentement debout et s'éloigna, les dents serrées, grognant et titubant.
— Tu nous le baiera ! hurla Delorme avant de sortir.
Léon s’essuya le front d’où coulait une trace de sang et s’approcha de Thomas
— Ça va ? Dit-il.
— Oui, rien de cassé, pas même une égratignure, Saka m’a sortie d’un beau pétrin avant que tu n’arrives pour… régler le problème.
— C’est lui qu’a griffé Meunier jusqu’au sang, c’est ça ?
— Ouais, je ne sais pas d’où il est sorti, mais je lui en dois une !
Léon inspecta Saka d’un air étonné, le chat lui retourna son regard et dit.
– Merci… famille.
Léon interrogea Thomas d’un signe de tête.
— Haha, je crois qu’il t’apprécie de plus en plus.
Thomas gratifia le chat de quelques caresses et ils commencèrent à ranger le mobilier déplacé, à entasser le bois cassé puis à rassembler les livres au sol. L’échelle semblait encore utilisable, mais ils n’avaient plus le gout au ménage. Ils s’assirent sur deux chaises et Saka les rejoingnit sur un bureau.
– Va bien ? Demanda Thomas à Saka.
– Oui, humains lents.
— Ils étaient peut-être lents, mais ils ont bien fini par m’attraper dans le dos, moi…, dit Thomas.
— C’est parce-qu’il ne faut leur tourner l’dos qu’une fois que tu les as sonnés, plaisanta Léon. Bon, j’penses qu’on en a assez fait pour aujourd’hui on devrait pas les revoir d’sitôt. J’suis bon pour une confession et quelques prières par contre. J’file voir le père Christophe, on se retrouve au réfectoire ?
— Oui, je vais rester ici avec Saka, on va continuer a nettoyer.
— À d’autres, sourit Léon en partant.
Ne restait plus que Thomas avachi sur une chaise, et Saka, assis face a lui, droit comme la justice.
— Pourquoi aider moi ? Demanda Thomas.
— Famille, répondit Saka.
— Oui, mais, toi Chat, moi Homme, dit Thomas.
— nous… liés.
Thomas n’était pas certain du sens de ce dernier mot, il percevait d’instinct l’idée du lien au son du miaulement de Saka, mais ils leur faudraient s’améliorer pour être encore plus précis. Comment pouvait-il être lié à un chat ? Ça n’avait aucun sens. Il avait déjà entendu parler de chiens qui défendaient leur maitre, mais rien de comparable avec leur connexion. Ils restèrent donc assis à échanger et à perfectionner leur langage jusqu’au soir.
Léon les rejoignit et les trouva où il les avait laissés. Il s’était inquiété de ne pas voir Thomas au réfectoire. Il lui avait rapporté du pain, des tranches de saucisson et une pêche. Il avait été se confesser, mais le père Christophe n’avait pas jugé que protéger le plus faible dans une bagarre justifie une quelconque pénitence. Léon avait dû omettre les détails les plus violents de cette « protection », songea Thomas en souriant. Léon leur expliqua ensuite que Georges était resté absorbé par ses livres dans la chambre quand Thomas remarqua Saka qui remuait la queue et s’approchait progressivement du saucisson en le reniflant.
— Tu as faim, tu veux ça ?
— Oui, répondit Saka, très bonne nourriture, meilleure que souris, mais moins… amusante.
Thomas lui en donna une tranche et en engloutit une lui-même. Léon les regardait ébahi.
— J’aimerais rester ici ce soir, avec Saka, dit Thomas, je ne comprends toujours pas pourquoi on arrive à se parler, mais je compte bien éclaircir ce mystère, je vous rejoindrai plus tard.
— J’vais rester un peu vous regarder parler si ça t’va, j’ai déjà du mal avec le français alors te voir faire ça, ça me fascine…
Léon les observa toute la soirée, il les vit grogner, grimacer, miauler. Cette fois-ci, Saka ne trouva rien à redire à sa présence. Ils rejoignirent Georges tard dans la nuit, non sans être passé par un dépoussiérage soigné. Ils le trouvèrent, lunettes sur le nez, endormi sur ses livres.