Chapitre 1/1

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"Mon cher frère,
Je t'écris aujourd'hui et t'espère en bonne santé. Ton sacerdoce dans la cité aux mille tentations, t'apporte-t-il toujours autant de satisfaction ? Tu sais à quel point ta nature te prédispose à la négligence, alors prends garde de ne point te laisser étourdir par ses charmes illusoires. Ceci dit, tu dois te douter que cette missive a une autre raison que me soucier de ton bien-être. En effet, j'ai besoin de tes capacités et ta position d'inquisiteur. Je crois qu'un danger nous menace, qu'il avance de façon latente, sournoise, à notre insu. Plusieurs incidents m'ont été rapportés par des personnes dignes de confiance. Principalement la mésaventure d'un père et son fils partis en chasse de l'Arcanzur..."


Extrait d'une lettre envoyé par la Protectrice Dyey de Grey à son frère, l'inquisiteur Laïk de Grey.






Cité de Jaïbah - Temple Occulte


Les voûtes cyclopéennes résonnèrent du claquement décidé de semelles de bois. Elles interrompirent le silence recueilli de plusieurs servants agenouillés sous des vitraux opaques aux teintes d'ombres. Mécontents, les fidèles portèrent leurs regards sur l'inopportun. Leurs protestations s'éteignirent avant même de franchir leurs lèvres. Ils avaient reconnu la bure noire d'un Inquisiteur, ainsi retournèrent-ils à leurs suppliques.

La faible lueur de bougies cramoisies, portées par des candélabres d'argent, éclairait par intermittence de grimaçantes déitées minérales. Laïk passa devant elles, il avançait vite.

Cette diligence ne l'empêchait pas de conserver sa dignité, malgré son agitation intérieure. Il tenait entre ses mains une lettre reçue ce matin-là, elle venait de sa sœur. Cette missive l'interpellait. Avec Dyey, il avait appris que "pas de nouvelles : bonnes nouvelles "; si bien qu'il avait brisé le cachet de cire sans attendre pour lire avidement sa prose épistolaire.
Ce qu'elle lui rapportait faisait écho à quelques rumeurs venues des provinces les plus reculées de l'Empire. Le fait que son aînée, réputée pour sa prudence et sa réflexion, corrobore en personne ce qu'il avait appelé ragots en premier lieu, le plongeait dans un état proche de la panique. Son monde bien ordonné chancelait.

Ainsi se hâtait-il en direction du Premier Diacre, en espérant qu'il puisse le recevoir. Son statut lui permettait, en théorie, de se présenter à lui à toute heure. Seulement Laïk savait de source sûre que le haut religieux conférait avec une personnalité du palais. Interromprait-on pour lui cet entretien ? Il en doutait, mais se dit qu'au pire, il attendrait.

Laïk quitta la nef et s'engagea dans un étroit couloir qui louvoyait entre plusieurs chapelles privatives. Ce corridor desservait ces lieux de cultes réservés aux hauts personnages du Temple et aux privilégiés de l'État. L'Imperator, par exemple, bénéficiait de la plus mirifique d'entre elles. Légitime, pensait Laïk, puisqu'il dotait généreusement la religion officielle.
Après être passé dans le hall, le prêtre poussa une porte de bois et arriva face à un escalier hélicoïdal.

À son arrivée en haut des marches, il était essoufflé ; une abondante sueur coulait sous son habit, son front luisait et son cœur battait à toute vitesse. La faute à la vie sédentaire qu'il menait depuis plusieurs mois. Peu d'activité physique ponctuait son quotidien, si bien qu'au fil des jours et aidé par sa gourmandise naturelle, il s'empâtait, son visage d'ordinaire osseux s'arrondissait et ses doigts se boudinaient.

Il faut que j'y remédie.

Comme à chaque fois, alors qu'il récupérait, il se faisait cette réflexion en pensant aussi aux conseils de Dyey. Il décida de s'imposer ses déplacements dans la cité à pied au lieu d'utiliser sa litière. Bien évidemment, cette résolution serait oubliée dès son retour sur le parvis du Temple. Sa sœur avait raison, il n'avait guère de volonté ; la vie urbaine le rendait nonchalant et pusillanime.

Laïk passa un seuil surmonté du symbole de l'Église Occulte : un ciboire d'argent d'où émanait une fumée de ténèbres. Il déboucha sur un autre couloir, large, résolument rectiligne et ponctué de portes ciselées de volutes florales. Derrière elles se dissimulaient des ateliers, scriptoriums, bibliothèques ou salons privés.

Il frappa sur l'un des battants. Les gravures très travaillées indiquaient le haut rang du personnage qui utilisait les lieux ; il entra sans attendre et se retrouva dans l'antichambre. Là, sous une verrière mosaïquée de symboles ésotériques, un jeune frère œuvrait sur un parchemin enluminé et déroulé sur son pupitre d'ébène ; sa plume crissait sur le document déjà recouvert d'une calligraphie soignée.
Il s'interrompit pour lever les yeux sur le visiteur, le léger froncement de sourcils n'échappa guère au regard acéré de Laïk qui s'approcha.

— Je te salue, mon frère, je souhaiterais m'entretenir avec le Premier Diacre.

— Je crains fort, Inquisiteur de Grey, que ce ne soit pas possible. Son Éminence converse avec une très Noble Dame. Vous devrez revenir.

Laïk cilla, se permit de sourire.

— En ce cas, je patienterai le temps qu'il faudra.

Et sans façon, sous le regard consterné du scribe, il s'installa sur l'unique siège libre de la pièce.

*

L'altière femme ne laissait rien deviner de sa contrariété ; pourtant sa fureur était réelle. D'une main soigneusement gantée de soie, la dame se saisit avec délicatesse d'une fragile tasse de porcelaine. Elle la porta à ses lèvres sans quitter des yeux son interlocuteur qui n'était pas dupe. Il savait avoir provoqué l'ire de sa visiteuse. Il n'avait qu'à croiser ses prunelles étincelantes pour s'en convaincre. Ce n'était pas pour lui déplaire, tant la suffisance de Béada d'Obrin l'agaçait parfois. Néanmoins, il décida de calmer le jeu.

— Milady, loin de moi l'idée de vous être désagréable, mais ce que vous demandez n'est guère envisageable dans l'immédiat. Au printemps par contre...

Elle reposa vivement sa tasse. Un peu de thé tacha le bois vernis du bureau.

— Il sera trop tard au printemps.

— Milady, envoyer un détachement de mes moines guerriers dans le nord alors que l'hiver sera là d'un jour à l'autre serait une absurdité. D'ailleurs, si vous êtes ici, c'est que l'Imperator s'est opposé à mobiliser ses propres troupes.

Le visage pourtant agréable de Béada s'enlaidit sous la fureur. Elle s'exhorta au calme, prit une profonde inspiration, ferma les yeux et souffla lentement. Un semblant de calme l'envahit, elle reprit la parole ; le ton sonnait presque suppliant.

— Vous n'imaginez pas un seul instant à quel point la situation est urgente. Ne savez-vous pas qu'il vaut mieux prévenir que guérir ? Par ailleurs, en utilisant la Route des Crêtes, les renforts arriveront bien avant les premières neiges. Je vous en prie, reconsidérez votre refus.

— Je suis navré, Milady, mais c'est toujours non.

Elle ajouta alors sur un ton moins conciliant :

— Ne me forcez pas à faire appel aux inquisiteurs !

Le Premier Diacre en resta stupéfait, l'audace de Béada atteignait un nouveau palier. Un silence palpable pétri de réprobation et de menaces sous-jacentes s'installa entre eux. La Dame venait de marquer un point et la colère de changer de camp.

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