Chapitre 1

L’écho lointain d’une cloche tintinnabule dans la nuit. Douze coups. C’est l’heure. L’éclairage iodé des réverbères agrandit les ombres. Tapis de lucioles sur la colline. Un pâle écho au ciel étoilé. L’obscurité engloutit tout, des venelles allongées aux vergers décharnés. L’automne est là, le froid aussi.

Dans le ballet virevoltant des feuilles jaunies, Mi-Nuit arrive. Vaporeux tisserand de la toile nocturne, il dissémine aux quatre vents ses rêves d’enfant. Tels des grains de sables pris dans une tempête, ses songes se glissent jusque sous la moindre couette. Happés par votre sommeil, ils se nourrissent et grandissent.

Mi-Nuit. Silhouette de nuit déploie sa longue main osseuse et décharnée avec grâce et lenteur. Chef d’orchestre de la grande symphonie onirique, il fait mine de tapoter un pupitre visible de lui seul et le temps se suspends. Plus rien n’existe que le vide. Une vacuité sans fond que rempli soudain Oniria de ses mille couleurs, ses mille formes, ses mille odeurs.

Le brouillard recouvre tout et le monde d’Oniria sort de sa léthargie. Drapés par la bruine, ils vivent à nos côtés, êtres de légende ou monstres sanguinaires que le Passeur chaque nuit rappellent. Vous ne les voyez pas, vous ne les entendez guère plus et pourtant ils laissent sur votre corps leur empreinte. Juste un rêve. Tantôt effrayant, tantôt délicieux. Ils sont tout et rien à la fois. Ils sont une émotion. Ils sont ce que vous voulez qu’ils soient dans votre inconscient le plus profond. Ils sont Oniria : la cristallisation des rêves.

Façonnés par sa pensée, mus par son désir et réveillés par leur sommeil. Le tien, le votre, celui de tous ces gens, de tous ces êtres qui peuplent votre Terre. Chacun. Ce sont vos rêves qui leur donnent corps. Ces petits fragments d’espoir que cultive Mi-Nuit, jour après jour. Ces grains de sable qu'il distribue.

D’aventures épiques en conciliabules monolithiques, les deux mondes se fondent et leurs habitants se côtoient joyeusement. Puis le ballet se termine et le temps reprend ses droits. Oniria devient floue, indistincte. A mesure que se lève le brouillard, elle se retire pour se fondre dans l’oubli. Mais ses grains de rêves demeurent enfouis quelque part, un petit recoin tortueux de mémoire, et parfois s’épanouissent dans un esprit suffisamment vif. Ainsi naissent les chefs d’œuvre. Il n’y a pas de petits rêves, juste de grandes illusions. Il n’y a pas de mauvais rêveurs, juste des humains qui manquent de convictions.

Mi-nuit est là, je ne peux rester plus longtemps : le devoir m’appelle. Drapé de mon voile d’obscurité, je m’assois au pied du pupitre invisible. Discret marionnettiste du grand orchestre, dans l'ombre les fils d’Oniria je tire. D’aucun travaillent le jour, j’apprends durant la nuit. D’aucun créent des objets sur une chaine de montage, je façonne des rêves comme un illusionniste chinois donne la vie avec rien plus qu’un drap et une lanterne magique. D’aucun encore content des histoires peuplées de créatures aux apparences improbables, j’assemble des mondes entiers toujours plus complexes et néanmoins pour chacun abordables. Du moins j’essaie.

Je suis Quart-de-nuit. Je suis son apprenti et bientôt moi aussi je serais un Passeur.