Chapitre 1

J’écris ces lignes sans savoir si un jour quelqu’un pourra les lire. Je l’espère sincèrement, mais je doute qu’Il me le permette. L’Homme de la lune. Savez-vous qu’on dit toujours la Lune et le Soleil, néanmoins la vérité est toute autre : Il est la nuit et Elle le jour. C’est étrange n’est-ce pas ? Mais je m’égare. Je ne suis pas là pour discourir des subtiles variations de la mythologie, je veux vous mettre en garde. Méfiez-vous en. Ne l’appelez jamais, ne la regardez pas, n’attirez pas son attention… Jamais ! Je ne sais que trop bien de quoi je parle.

La lune, astre de l’imaginaire. Les mythes et légendes à son endroit ne se comptent plus tant ils sont nombreux. Poétiques, horrifiques, religieux, superstitieux, mystérieux, ils reflètent les goûts et les couleurs de chacun. Moi, la lune ne m’inspire que la peur. La terrifiante échéance d’une fin prédestinée. Au jour de ma naissance, la lune s’est teintée de noire. Les astrologues, fervents croyants de la mécanique du ciel, me taxeront de maudit là où les astronomes, paradoxalement bien plus terre à terre, argueront que deux nouvelles lunes dans un même mois ne sont que le résultat d’un phénomène stellaire aussi rare que normal. Au jour où j’écris ces lignes, je ne saurais plus dire lesquels ont raison.

Il y a peu de temps encore je me rangeais sans mal à l’avis des seconds, mais depuis quelques jours, les lucioles m’ont ralliés aux superstitions des astrologues.

Tout a commencé le 05 octobre. Au jour de la nouvelle lune. Eh oui ! Tout le monde ne parle que de la pleine lune encore et toujours. La pleine lune par-ci, la pleine lune par-là… Les vampires, les loups garous, les marées, les naissances… Des conneries ! Ce ne sont que des conneries. La stupidité condensée de l’imaginaire collectif. S’ils savaient qui est l’esprit de la lune, alors peut-être arrêteraient-ils de s’extasier sur le magnétisme extravagant de son plein profil pour se poser la seule véritable question qui importe : où est la lune quand elle n’est pas dans le ciel ? C’est simple, elle est ici. Sur Terre. Près de moi. De nous. De vous. Pas physiquement bien sûr. Quand on inspire se nomme dans toutes les langues et qu’on inspire des religions évidemment, un seul et simple corps physique en signifie rien. Caractérise-t-on un être à une seule et simple cellule ? Quand elle n’est pas dans le ciel, la lune est partout. Dans le moindre craquement de parquet. Dans les hululements des espèces nocturnes. Dans ce frisson glacé qui remonte le long de votre échine par moment, sans le moindre courant d’air. Cette présence invisible au-dessus de votre épaule. La terreur sourde et insensée qui parfois vous prend aux tripes.

Mais elle est aussi dans ces films d’horreur que nous nous plaisons à regarder. La subtile caresse de l’adrénaline lui murmure à l’oreille de la plus douce des façons. Elle l’attire et quand la lune est sur vous, rien ne pourra plus l’éloigner tant qu’elle n’aura pas obtenu satisfaction. Votre sang.

Pour moi, tout a commencé à la nouvelle lune comme je le disais plus haut. Contrairement à ce que vous pensez, je n’ai rien fait pour attirer son attention. Mais, comme l’avaient prédit les astrologues, je lui étais destiné. L’homme de la lune m’a appelé pour la première fois le 05 octobre de la plus poétique des façons. C’est là que les lucioles sont apparues. Au détour d’un rêve. Un rêve charmant où les vers luisants m’entouraient. Un songe innocent que j’oubliais aux premières lueurs du matin. Mais il me retrouva au soir suivant. Puis le suivant et le suivant encore, et encore… Et chaque fois, leur nombre augmentait, battement éphémère d’un cœur où naissait un nouvel espoir. Un vœu. Un rêve. Comme les feux follets celtes, elles tracèrent un chemin pour m’amener jusqu’à un lac baigné par la lumière de la lune. Sans me méfier, j’ai suivi les instructions de la comptine que fredonnaient les lucioles vous savez, celle de la claire fontaine. J’ai mis plusieurs jours avant de céder à ces eaux cristallines que l’argent lunaire sublimait, et je m’y suis baigné tout entier. Je l’ai senti entrer en moi. Un souffle glacé. Une ondulation dans mon esprit. Bien sûr, je n’y ai pas cru. Je ne suis pas de ces gens facilement impressionnables, ni même de ces crédules qui s’effraient à l’ombre de chaque coin de rue. Après tout, aussi étrange soit-il, ce n’était qu’un rêve. Mon subconscient devait simplement avoir quelque chose de très insistant à me dire.

Le réveil m’accorda une once de réconfort que m’ôta immédiatement le miroir, gommant la frontière entre songe et réalité. Il me renvoyait à la cruelle réalité. A ce gris perlé qui parsemait les mèches de mes cheveux, à la lactescence nouvelle de mon teint ou encore l’iridescence qui transforme mon œil gauche pour lui montrer l’invisible. Malgré tout, je n’ai eu de cesse d’espérer et de renier l’évidence. Seulement les jours s’écoulèrent et lentement je réalisais que mon pire cauchemar ce n’était pas tant de mourir que de ne jamais me réveiller. Jour après jour, mon reflet s’affadissait, mes sens se jouaient curieusement de moi et mon ombre disparaissait. Quoi de plus normal après tout. Le soleil produit les ombres, la lune leur donne corps. Si je n’appartiens plus au premier, alors il est normal que le second me transforme à son image. Que vais-je devenir ? Ce soir marque un tournant. Ce soir, mon reflet s’est perdu dans le miroir : l’esprit de la lune va bientôt revenir. Désormais, je le sens à chaque craquement dans les poutres de la maison, et à chaque fibre noueuse de ma colonne vertébrale qui se raidit.

Ma seule consolation, c’est que je ne suis pas seul dans mon malheur. Nombreux sont les fils des deux lunes. Les civilisations ont même donné un nom à mon espèce : vampires. Des charmeurs d’humains, avides de sang. Cette eau qui porte la vie. Des monstres qui fauchent les leurs à la nuit tombée. Mais la lune ne me voit pas ainsi. Je suis son enfant. L’être de la lune noire. Choisit pour lui donner corps et exaucer le souhait de l’Homme. C’est pour ça qu’elle me nomme autrement.

Je suis… je suis…

…

Il est…

…

Non, nous sommes maintenant un bouc émissaire. Le corps physique d’un être humain à mon service. Ô ma sœur, toi qui préside au jour de tes rayons dorés, dis-moi pourquoi les hommes ne me comprennent pas ? Pourquoi assassinent-ils mes enfants alors qu’ils te rendent inlassablement la vie ? Le sang des Hommes est-il un si lourd tribut à la réalisation de leur vœu ? Si je n’ôtais pas la vie chaque nuit, leur essence ne pourrait pas te guérir à l’aube de chaque matin du mal dont tu te meurs inlassablement chaque soir. Tu ne baignerais plus le monde de ta douce chaleur et leurs cultures dépériraient. La famine les décimerait et leur monde s’éteindrait comme toi. Je ne fais qu’exaucer leurs souhaits, alors pourquoi massacrent-ils mes enfants en les taxant de sauvagerie ?   Pourquoi s’offusquer du sacrifice de quelques têtes, lorsqu’il profite à la multitude ?

Bien sûr, j’ai déjà songé à me venger en laissant ce monde sombrer dans le chaos, mais cela signifierait également t’abandonner à la Mort. Et je m’y refuse. Alors j’ai trouvé une autre méthode. Puisque les hommes sont injustes, je le serai aussi. Au lieu de ne sacrifier que les boucs émissaires pour les faire miens, je les utiliserai dorénavant pour frapper au hasard, me glissant dans leurs rêves pour les déposséder de tout ce qu’ils ont. Après tout, le sommeil les frappent tous indistinctement. Jeunes, vieux, malades, amants, travailleurs, paresseux… Je me tapirai dans le sillage du marchand de sable, aussi furtif que lui, plus meurtrier que la mort. Je prélèverai mon tribut au détour de leurs cauchemars et rien jamais ne pourra plus nous arrêter.

Alors n’aie crainte ma sœur. Repose-toi. Demain encore je te donnerai la force de te lever. Pour l’heure je dois sortir, ce petit dernier que j’habite doit faire ses premières victimes et déjà l’excitant frisson de la peur m’appelle. Je les sens tout autour de nous. La naissance des rêves. L’éveil des lucioles. Oh ! Elles sont deux. La première lit une nouvelle avant de dormir, la seconde est assise derrière l’écran d’un ordinateur. Ses yeux picotent et elle va passer une main sur sa nuque qui déjà se raidit.

Elle m’attend…