Chapitre 1

« Félicitations madame Sorell, vous avez officiellement atteint le deuxième niveau de conscience. »

L’examinateur déposa le rapport d’évaluation sur la table et le fit glisser en direction de son interlocutrice. Agathe observa brièvement la première page du dossier, qui était remplie de graphiques colorés et de données numériques. Dans le coin supérieur droit, le sceau du comité international de la conscience attestait la validité de ce test. Malgré cela, elle avait encore du mal à réaliser qu’elle avait réussi cet examen. Lors de sa dernière tentative, effectuée trois ans plus tôt, elle avait eu la désagréable impression qu’elle n'obtiendrait jamais le total de points requis pour atteindre le deuxième niveau.

L’examinateur reprit la parole afin de clarifier les conséquences de ce résultat.

« Comme vous le savez certainement déjà, le passage au deuxième niveau de conscience vous confère de nombreux avantages. La liste des biens et services auxquels vous avez désormais accès se trouve en page 7 du rapport d’évaluation. Veuillez également noter que l’extension de vos droits s’accompagne d’une modification de vos devoirs. Vous faites désormais partie des individus les plus éveillés de la société, car moins de 5% de la population parvient à un atteindre le deuxième niveau de conscience au cours de son existence. Par conséquent, nous attendons de vous un comportement exemplaire, qui reflète votre lucidité et votre altruisme. Les principales modifications de votre statut juridique sont détaillées en page 12 du rapport. Nous restons bien évidemment à votre disposition si vous avez des questions à ce sujet. »

Agathe se contenta d’acquiescer à plusieurs reprises pendant les explications de l’examinateur. Lorsqu’il eut terminé, elle esquissa un sourire en restant silencieuse. Les questions qui surgissaient dans son esprit n’étaient pas celles auxquelles un employé du centre d’évaluation de la conscience pourrait apporter des réponses. Elle remercia alors l’examinateur, saisit le rapport d’évaluation, et quitta le petit bureau dans lequel elle avait été convoquée pour recevoir ses résultats. Elle rejoignit Marek et Jill à l’extérieur du bâtiment, juste devant l’entrée. Ils venaient également de recevoir les résultats de l’examen qu’ils avaient tous passé ce matin.

« Alors ? demanda Marek d’un air dépité.

- Alors c’est bon. J'ai réussi. » répondit simplement Agathe, en ne laissant transparaître aucune fierté dans son intonation. Fondamentalement, rien n’avait changé depuis ce matin. Sa personnalité et sa conception du monde étaient strictement identiques. Et pourtant, aux yeux de la société, un fossé la séparait désormais de ses deux amis. En atteignant le deuxième niveau de conscience, Agathe s’était octroyée une place dans une sphère sociale très convoitée, à laquelle ils n’avaient pas accès. Elle tenta de les convaincre que cela n’affecterait aucunement leurs relations, mais ils savaient tous les trois qu’une distance inexplicable avaient tendance à s’installer insidieusement entre les individus qui ne partageaient pas le même niveau de conscience.

Pendant le trajet en bus qui la ramenait en direction du campus universitaire, Agathe feuilleta le rapport d’évaluation. Elle s’arrêta sur la septième page du document, qui décrivait les avantages conférés par le deuxième niveau. Elle pouvait désormais acquérir légalement certaines armes à feu, des substances psychotropes qui permettaient de diminuer temporairement le niveau de conscience, ainsi qu'une catégorie d’outils et de machines dont les manipulations étaient considérées comme potentiellement dangereuses. Les individus de niveau 2 étaient également autorisés à signer des décharges liées à des activités particulièrement risquées, des clauses de confidentialité sur des sujets sensibles, ou encore des contrats professionnels impliquant de hautes responsabilités.

Une fois arrivée sur le campus, Agathe regagna directement le studio qui lui avait été attribué dans la résidence universitaire. Elle consulta ensuite les documents relatifs à ses cours du lendemain, en insistant sur le module de neurologie de M. Bergman. Bien que sa première année d’études en psychologie se soit déroulée sans encombres, Agathe essayait de maintenir un rythme de travail sérieux et régulier. Sa fascination pour le cerveau humain lui fournissait généralement la motivation nécessaire pour assister à tous les cours, même si elle doutait parfois de la pertinence du cours de statistiques de Mme Rascanu.

Ce soir-là, Agathe eut beaucoup de mal à s’endormir. Elle fixait le plafond en repensant en boucle aux questions de l’examen. Celles qui l’avaient fait douter au point de répondre au hasard, celles dont les énoncés lui semblaient totalement dénués de sens, et cette fameuse question 37 qui avait coûté dix bonnes minutes à Marek alors qu’elle était parvenue à trouver la réponse en quelques secondes seulement. Tout se jouait donc sur un examen. Deux heures face à une pile de feuilles suffisaient à déterminer le statut social d’un individu pendant les trois prochaines années.

Ces réflexions avaient écourté la nuit d’Agathe d’un cycle de sommeil, et ce manque de repos était perceptible sur son visage. Elle arriva essoufflée dans l’auditoire B142, pile au moment où M. Bergman commençait à donner son cours. En cherchant une place libre parmi la foule d’étudiants, elle constata que Marek et Jill n’avaient pas jugé nécessaire de lui en réserver une. Agathe hésitait à s’asseoir sur une marche de l’auditoire quand un autre étudiant lui fit un signe deux rangs plus bas. Elle s’installa rapidement à côté de lui et le remercia d’un geste de la tête. Elle réalisa alors qu’il s’agissait de Noa, un étudiant qui avait beaucoup fait parler de lui lorsqu’il avait été le premier de la volée à atteindre le deuxième niveau de conscience au cours de l’année précédente. Autour de lui, Agathe reconnut plusieurs étudiants qui – selon les rumeurs – étaient également de niveau 2. Ils suivirent tous assidument le cours de M. Bergman jusqu’à la sonnerie de neuf heures qui marquait la fin de cette première période.

Agathe prit alors le temps de saluer convenablement le groupe d’étudiants qui l’avait accueillie, avant d’avoir un bref échange avec l’une de ses membres.

« Et donc vous êtes tous de niveau 2 ?

- Oui, avec des scores entre 2.0 et 2.6. D’ailleurs, félicitations pour ton résultat d’hier.

- Merci. Et je me demandais… personne n’a encore atteint le troisième niveau dans la volée ? »

Agathe balaya l’ensemble de l’auditoire d’un regard curieux. Statistiquement, il était très peu probable qu’un étudiant de deuxième année soit de niveau 3, mais sa question était légitime.

« Non, c’est vraiment trop difficile. Dans cette salle, la seule personne de niveau 3 est monsieur Bergman. »

Agathe ignorait cette information. Le respect qu’elle accordait au professeur de neurologie se transforma alors en admiration, et il devint de plus en plus fréquent qu’elle reste discuter quelques minutes avec lui à la fin des cours.