Lois se réveille les pieds froids et le portable posé sur le ventre. Elle s'est endormie d'un coup, toute habillée. Elle remonte les volets de sa chambre. Dehors, dans la cour interieure qui suit la forme de la Banane, des enfants sur des vélos pédalent à toute vitesse. Une maman au foulard jaune poussin les poursuit avec peine. En bas, il n'y a jamais d'homme. Leur royaume à eux, c'est de l'autre côté de l'immeuble, là où les voitures hurlent et les jeunes traînent. Ici, Lois peut se présenter sans maquillage, pas coiffée, en pyjama, et y faire partie du monde, sans que personne ne la juge. Tout est plus simple, quand il n'y a pas d'hommes et de jolies femmes, quand tout le monde est comme elle, imparfaite et laide.
Dans sa petite chambre d'adolescente, Lois passe son temps à lire. Lorsque ses yeux fatiguent, elle prend son PC, s'allonge dans son lit, et choisit une série d'animation japonaise, devant laquelle elle s'endort rapidement. Une fois la sieste passée, elle se replonge dans ses longues sagas fantastiques. Elle peut en un week-end lire un millier de pages et dormir 4 à 5 fois par jour. Dehors, le soleil de juillet ne frappe pas encore à sa pleine mesure et il fait bon. Lois pourrait sortir profiter du beau temps, mais pour quoi faire? Sa seule amie est en Bretagne, la médiathèque n'ouvre pas le week-end et errer seule à Paris serait un aveu atroce de solitude. Alors elle reste entre les quatre murs de sa chambre, n'en sortant que pour manger les repas préparés par sa mère. Elles évoquent alors le temps, la rentrée ou le programme télé, sans aligner plus de deux phrases. Une fois ces contraintes sociales évacuées, elle retourne dans sa chambre se plonger dans ses histoires de sorcières et de magiciennes.
Le lundi matin marque la reprise du travail Lois s'assoie dans le bus qui la conduit au cabinet de recouvrement où elle officie. Depuis la place où elle s'est affalée, les rues défilent avec lenteur. Les routes sont toujours aussi larges, les allées bondées, mais les voitures s'embourgeoisent et les immeubles rétrécissent. A fur et à mesure que le bus se remplit, il trouve de l'ombre sous d'immenses arbres qui bordent le passage. Jouxtant le centre-ville, le quartier des entreprises longe une Seine calme, où Lois aime compter les péniches amarrées. Le bus se stoppe devant l'une d'entre elle, et Lois descend à toute vitesse, de peur d'être broyée par la foule de passagers qui cherche à y entrer. Lorsqu'elle arrive au cabinet, elle montre son badge au vigile qui la laisse rentrer. Tout ici est ultra sécurisé. La direction donne l'impression de craindre une intrusion massive à n'importe quel moment, contraignant les salariés à porter en évidence sur leur poitrine un bout de plastique censé les identifier. Lois salue de la main le service et s'installe à côté de ses collègues. Leur travail a un objectif simple : permettre la numérisation des archives. Ils doivent donc prendre les dossiers et enlever les agrafes, post-its, scotch, tout ce qui pourrait endommager les scanners. Puis, une fois qu'un stock assez important de pages scannables a été constitué, ils vont dans le couloir pour les déposer dans le bac du scanner. La plupart des agents du service se plaint et râle sans cesse, tentant de grappiller la moindre minute de pause, arrivant en retard régulièrement. Pas Lois. Elle se rend à son poste de travail sans traîner des pieds, presque joyeuse. Ici, elle se sent faire partie d'un collectif, utile. Sa tâche a beau être mineure, elle est le maillon d'une chaîne immense, et sans elle, tout s'écroule. En plus, Lois est la plus rapide de tous, elle le sait et en est fière. Une fois les piles de documents posées devant elle, elle part loin, là bas, au fin fond de ses pensées, et s'en occupe les unes à la suite des autres, sans réfléchir.
Entre collègues, ils échangent peu. La pause déjeuner avec les deux autres intérimaires du service est le seul moment de convivialité de la journée. Rachid entre en deuxième année de baccalauréat professionnel, filière mécanique des véhicules, au lycée d'à côté. Sophie commence à la rentrée un BTS esthétique. Ils sont tous deux très beaux, Rachid avec sa barbe naissante et sa peau brune, Sophie avec son visage rond et ses seins pointus. Parfois, Lois lève la tête et les regarde, pendant qu'ils travaillent. Une fois, elle les a imaginés s'embrassant, la main de Rachid tombant négligemment sur les fesses arrondies de Sophie. Lois a du s'enfermer dans les toilettes pour masquer sa gêne.
A 13h, Sophie lui fait un geste de la main, au loin, et Lois accourre pour la rejoindre. Dans la salle de pause, Sophie s’affale dans un des fauteuils en tissu rouge. Lois se dirige vers le distributeur, pour se prendre un sandwich jambon comté. Lorsqu'elle revient vers Sophie, celle-ci avait sorti de son sac une boite déjeuner empli à ras bord de crudités de toute sorte.
"Je suis dead! Mes yeux se ferment tous seuls.
- Tu n'as pas bien dormi? lui demande Lois.
- Pas assez surtout! Je suis sortie tout le week-end. Je suis décalquée!
- T'as quand même eu le courage de te faire à manger! répondit Lois en désignant les radis rosés qui débordent du plat de Sophie.
- Régime! Si je m'autorise le moindre écart, je vais retomber!"
Lois ne peut s'empêcher de laisser dériver son regard sur le corps parfait de Sophie. Sa collègue doit deviner ses pensées, car elle tente de se rattraper.
"Enfin le tout c'est de bien se sentir dans ses baskets."
Le jambon comté de Lois lui parait d'un coup moins appétissant. Rachid apparait, tenant dans sa main son habituel saumon crudité - le seul sandwich sans porc qu'offre le distributeur.
"Elle est sans fin cette journée, non?
- De ouf!"
Sophie se lance dans une longue description des soirées auquelles elle a participé ces derniers deux jours. Before, club, after. Des mots anglais qui ne disent rien à Lois. Quand elle sort - rarement -, elle va au cinéma avec Lottie et boit un mojito les jours de fête. L'idée d'épuiser une nuit entière à s'alcooliser et danser la fascine, comme un monde étrange auquel elle n'aura jamais accès. A l'inverse, ce rythme de vie parle à Sophie et Rachid. Ils échangent des noms de leurs boites favorites, des établissements au coeur de Paris, dans des rues que Lois ne connait que via le Monopoly, alors que tous habitent en banlieue. La nuit, il est permis pour eux, bien qu'ils aient un job miteux dans une boite inconnue, de sortir dans des lieux où l'alcool et la fête se mêlent en continu. Lois se demande si les enfants de riche vont dans les même endroits, ou s'ils ont leurs lieux secrets, où ils ne croisent pas Rachid ou Sophie. Peut-être que leur beauté est un sésame d'entrée qui leur donne accès à des lieux qui devraient leur être inaccessible.
"Et toi Lois?" demande Sophie, la tirant de ses rêveries.
Lois met quelques secondes à se souvenir de leur conversation. Elle a honte de raconter qu'elle a passé le week-end à lire des romans, aussi elle décide d'inventer rapidement une nouvelle version de sa fin de semaine.
"Rien d'exceptionnel. J'ai vu une copine, on a fait un peu de shopping."
Cette réponse satisfait Sophie. Chacun a terminé son repas. Lois s'approche de la machine à café pour remplir trois tasses. Elle en fait glisser une jusqu'à chacun de ses collègues. Sophie y plonge ses lèvres tout en remerciant de la tête Lois. Elle a beau se dire fatiguée, Lois la trouve toujours aussi belle, avec ses cheveux blonds qui lui tombent en pointe autour du visage. Sur sa peau diaphane, ses yeux bruns sont surmontés de cils comme des pattes d'araignée. Lorsque Sophie sourit, elle dévoile sa seule imperfection, ses deux dents de devant entre lesquels elle aime faire passer le bout de sa langue. Lois pourrait rester des minutes entières, les yeux fixés sur elle. Mais les tasses sont vides et chacun retourne à son poste de travail pour de longues heures à détacher des agrafes. Parfois, Lois lance son regard à travers l'open-space, pour croiser le regard d'un de ses deux collègues. Jamais ceux-ci ne lève leur visage vers elle.
Oui, cet été sera long.
Il y a ce quelque chose qui me touche. Qui me parle. Je ressens toute cette tendresse dont tu enveloppes Lois. J'aime la manière dont tu nous dévoiles ses pensées, ses sentiments. Tout en pudeur.
J'ai lu sur ton profil qu'il s'agit d'un 1er roman... Je dois avouer que je suis impressionnee par la qualité de ta plume ❤️