☼ Chapitre 1.2 - Zek ☼
Le cliquetis de la serrure résonne bruyamment dans le couloir de mon petit immeuble. L'odeur âcre du tabac froid me prend à la gorge. Je grimace. Certains n'ont vraiment pas le sens du savoir-vivre, et ces gens-là existent, que l'on vive en ville ou à la campagne.
L'immeuble dans lequel j'ai emménagé la semaine de mon dix-huitième anniversaire est le seul du village. Trois étages pour une douzaine d'appartements, ce qui est amplement suffisant compte tenu du nombre de maisons individuelles environnantes. Le loyer était ridiculement bas, et c'était tout ce qui m'importait à l'époque. Il me fallait cette indépendance, et ce deux pièces de trente mètres carrés m'a offert tout ce dont j'avais besoin. Une échappatoire.
Je pousse la porte d'entrée et la referme aussitôt derrière moi, laissant échapper un long soupir tandis que mon corps fatigué s'enfonce déjà dans le canapé. La cueillette a été éprouvante. Cette semaine, j'ai été seul à travailler au verger sur la récolte, mes deux meilleurs amis s'étant mis en tête qu'il fallait promouvoir davantage notre marque de jus d'abricot. Nous l'avons lancée il y a sept ans, tout juste bacheliers, et sans rouler sur l'or depuis, nous avons réussi à nous dégager un petit salaire chacun.
Si ça me convient, je crois qu'Arlo et Zoé espèrent toucher un peu plus qu'un smic - et je ne peux pas vraiment leur en vouloir. Je me contente généralement de peu, l'argent n'a jamais été l'un de mes soucis, ce qui pourrait paraitre étonnant si l'on considère les galères financières que nous avons endurées, mes parents et moi. J'aurais pu, une fois adulte, travailler d'arrache-pied dans l'espoir de toucher un salaire mirobolant dans une grosse boite. Pour autant, ce n'était pas la précarité dans laquelle nous vivions qui m'a fait avoir de mauvais parents. C'était juste... eux. Ils n'avaient aucune excuse.
Mon regard se pose instinctivement sur la couverture de cuir épais de mon album. La seule chose positive qu'il me reste de mon enfance. Je me lève difficilement, soulevant délicatement le recueil du meuble sur lequel il repose. La même émotion s'empare de moi à chaque fois que je la tourne. Ma toute première page. J'avais sept ans, et on m'avait donné le droit d'acheter ce que je voulais, un jour de brocante. Mon père s'était moqué, décrétant qu'à mon âge, s'il avait eu cinq euros, il aurait acheté un ballon ou un jeu, pas un album vide, c'est vrai qu'il est bizarre ce gosse. Mes doigts effleurent les quelques timbres dont le vendeur m'avait fait cadeau, ce même jour.
Cette collection est devenue une véritable aventure. Elle m'offrait une porte de sortie, une distraction vitale. J'attendais chaque jour le passage du facteur, et les quelques voisins qui étaient au courant de ma passion me donnaient les enveloppes vides encore timbrées, me laissant le plaisir et la joie d'aller moi-même retirer le petit rectangle dentelé que je convoitais tant. C'était plus d'attention de la part d'inconnus que de celle de mes géniteurs, pour lesquels je n'avais été qu'un fardeau, un frein à leurs envies. J'avais aussi sept ans, le jour où ils m'ont laissé seul pour la première fois, tout un weekend, pour partir chez des amis. Presque tous les autres weekends ont suivi. J'étais devenu grand, je n'avais plus besoin d'eux. C'est ce qu'ils m'ont dit.
Les pages suivantes contrastent avec la première, que je me suis toujours promis de ne jamais réarranger. Les timbres sont ensuite classés par pays. Le dégradé de couleur que j'ai mis des années à constituer réchauffe un peu mon cœur endormi. La tristesse n'est plus là depuis longtemps, mais la joie que je n'ai que peu connue l'a suivie dans son départ, emportant toutes les autres émotions dans son sillage. Je fais défiler les pages, m'attardant un peu sur mes pièces préférées, contemplant les reflets dorés d'un timbre gabonais qu'Arlo m'a offert l'année passée, pour mon anniversaire.
Je fronce les sourcils en sentant mon téléphone vibrer, annonçant l'arrivée d'un sms. J'ai croisé Zoé en rentrant du verger, qui m'a déjà débriefé leur journée. Je ne vois pas ce qu'elle voudrait me dire de plus.
Pia vient d'arriver chez ses parents, elle nous rejoint au bar après le dîner. Tu nous retrouves là-bas à 21h ?
Je verrouille mon téléphone à la seconde où je finis de lire son message. Je me fige, fixant la toile accrochée au mur en face de moi. Celle qu'on a peinte tous les quatre, Arlo, Zoé, Pia et moi, en terminale, et qu'ils m'ont dit de garder pour mon appart, puisque j'allais être le premier d'entre nous à vivre seul. Je nous revois en train de pouffer derrière le chevalet, lorsque la prof d'arts plastiques nous avait donné comme directive de "coopérer afin d'inviter chacun à exprimer ce qu'il ressent", sans oublier l'objectif principal, "représenter l'espoir". Arlo nous avait lancé un regard noir, parce que c'était lui, l'artiste, et que nous avions pris cette option pour l'accompagner et pour gratter quelques points supplémentaires au bac. Ces moments avec eux m'avaient fait découvrir le bonheur d'être aimé.
Je rallume le petit écran noir qui pèse sur mes doigts.
Je serai là.
Je serre les dents en sentant mon cœur s'emballer dans ma poitrine. Toutes les autres émotions ? Non, peut-être pas toutes, en fait. Il y en a une que je ne parviens pas à effacer, la seule qui me tue et me maintient en vie à la fois. Ça fait dix ans, et je réagis toujours de la même façon à chaque fois qu'elle revient.
Je me lève précipitamment, oubliant la fatigue et les courbatures qui enserrent encore mes muscles, et me décide à cuisiner quelque chose de simple. Je pourrais rester chez moi et me reposer un peu, mon corps m'en serait reconnaissant demain. Mais je suis déjà en train de sortir les ingrédients du frigo, avec une énergie nouvelle, qui sort de je ne sais où. Je ne peux pas arriver en retard. Chaque minute passée en leur présence vaut bien plus qu'une longue nuit de sommeil.