Mon aimée,
Ne me regardez pas avec ces yeux enflammés de courroux !
Je puis vous assurer qu'à aucun moment je n'ai eu pour dessein de vous abandonner, malgré ma réticence à vous avouer mes sentiments, tant je craignais qu'ils ne fussent pas partagés. Quant à ce sinistre individu qui osait vous regarder avec trop d'insistance, j'aurais été bien lâche de lui accorder la moindre importance, même si je fus un temps inquiet de votre sécurité.
Certes, jamais je ne prétendrai être le parti idéal pour une artiste telle que vous, douée de tant de beauté et de talent. Je sais que votre existence est aussi chiche que la mienne, et que l'assistance pour qui vous dansez si fidèlement se soucie bien peu de votre confort. Et ce n'est pas moi, hélas, qui pourra vous offrir mieux, même si j'ai pu garder ma charge militaire en dépit de mon infirmité.
Mais qu'importe tout cela, tant qu'on a la richesse du cœur ? Depuis que mes yeux se sont posés sur vous, il ne s'est pas passé un jour ans que je n'imagine à quoi pourrait ressembler notre vie commune. Je suis tout prêt à quitter la chambrée que je partage avec mes vingt-quatre camarade, pour trouver un nid d'amour que nous décorerons de fleurs de papier et de tapis de feutre coloré.
Ne pleurez pas, ou je m'en voudrai tout le reste de ma misérable existence d'avoir fait couler des larmes de vos baux yeux ! Je comprends qu'en constatant mon absence, l'inquiétude ait saisi aussi brutalement votre cœur et que le soupçon d'une trahison soit venu assombrir votre beau front.
Comment aurais-je pu savoir que les caprices d'une tempête subite allaient si cruellement me séparer de vous ? Mais laissez-moi compter les détails de mon aventure, vous pourrez juger par la suite si vous me trouvez digne de votre pardon.
Je me trouvais à mon poste assigné, en surplomb d'une zone jugée dangereuse, quand une terrible bourrasque m'a déséquilibré et précipité dans le vide. À bien y réfléchir, ce vent violent ne fut sans doute pas seul à décider de mon destin. J'ai l'intention de pourchasser le faquin que je crois responsable de mes épreuves et dont le seul désir est de vous avoir tout à lui.
Je n'ai dû mon salut qu'à mon fidèle fusil : en plantant ma baïonnette entre deux rochers, je suis parvenu à freiner ma chute. Même si elle n'a pu me retenir bien longtemps, elle m'a permis d'atterrir sans dommage dans un esquif arrimé sur le bord d'une rivière tumultueuse. L'amarre s'est aussitôt rompue, m'entraînant dans un voyage incertain qui à chaque seconde qui passait m'éloignait de votre séjour. En dépit du danger qui me menaçait, toutes mes pensées demeuraient auprès de vous...
Je vous entends déjà dire que je délire, j'affabule, j'invente mille prétextes afin d'expliquer ma longue absence. Que les tourments que je vous décris sont nés de ma seule imagination. Je puis cependant vous assurer que tout ce que j'ai l'intention de vous narrer n'est que la plus exacte vérité. Je vous le jure sur mon honneur !
Revenons donc à la situation périlleuse dans laquelle je me suis retrouvé : je me trouvais donc sur ce frêle esquif, ballotté de ci et de là sur ces flots déchaînés. De part et d'autre du fleuve, le paysage défilait si vite que je pouvais à peine voir où j'étais emporté. Soudainement, les eaux s'engouffrèrent dans une immense et sombre caverne où elles poursuivirent leur course sauvage. Plongé dans l'obscurité, je n'y voyais qu'à peine et mon sort me semblait de plus en plus incertain. Je ne pouvais que me laisser entraîner vers les abîmes, en invoquant tout ce qui me restait de courage - car mon cœur, lui, était demeuré auprès de vous.
Alors que ma situation ne me semblait pouvoir empirer, d'une corniche qui s'avançait dans les flots, surgit un monstre gigantesque, dont je distinguais à peine le pelage humide et hirsute, les longues dents et les yeux flamboyants. J'entendis sa mâchoire claquer près de moi, me manquant de peu. Avec la baïonnette de mon fusil, je parvins à lui frapper le museau, l'écartant de moi.
J'entrapercevais les silhouettes de ses congénères qui se faufilaient sur les berges ; par-dessus le fracas des flots, j'entendais le crissement de leurs griffes sur la roche. Par moments, une ouverture dans l'épaisse voûte de la caverne laissait filtrer un peu de lumière, les tirant de l'ombre sans que je puisse toutefois les distinguer nettement.
Las ! À cet instant, je ne songeais qu'à revoir une dernière fois votre doux visage, entendre votre voix cristalline, voir votre silhouette se mouvoir si gracieusement... Au point d'être si entièrement pénétré par votre souvenir que j'en oubliais tout ce qui se passait autour de moi. Mais même l'attention la plus complète n'aurait pu me sauver du sort plus terrible encore qui m'attendait. Je crus d'abord que la caverne s'était rétrécie, mais la réalité était toute autre : je venais tout simplement d'être englouti par la gueule d'un monstre gigantesque...
Ah, je vous vois une fois encore douter de moi. Vous vous demandez comment, victime d'un sort aussi funeste, je peux cependant vous adresser ces mots.
S'il le faut, je nierai tout ce que j'ai subi pour tenter de revenir auprès de vous. J'avouerai avoir créé ce magnifique mensonge empli d'aventures uniquement pour faire battre un peu plus votre cœur, quand bien même vous m'affirmez qu'il n'en est nul besoin ! Je passerai sur les circonstances pour le moins étranges dans lesquelles je fus secouru et ramené en ces lieux, par d'habiles sauveteurs qui capturèrent cette horrifique créature et lui ouvrirent les entrailles pour me rendre à la lumière. Mais pourquoi est-elle soudain devenue si vive ?
Je n'ai de cesse de contempler l'éclat brûlant de votre regard, de me chauffer à la flamme de votre amour. A la simple pensée de votre flamboyante beauté, j'ai la sensation de m'embraser tout entier. Puis-je donc conclure, en sentant l'intensité de cette brûlure, que notre passion est intacte ?
Non, mon Soldat,
Mes yeux ne brillent point de rancœur, c'est ma joie de vous revoir qui les illumine. Pas un instant, je n'ai douté de votre sincérité, pas une seconde je vous ai détesté. Et si même votre dessein avait été de m'abandonner, j'aurais compris. Notre amour n'est-il pas, de toute façon, destiné à l'échec ? Une danseuse et un soldat ! On m'a dit que c'était impossible, je ne l'ai pas cru. Je commence à comprendre. Quel est l'origine de votre aventure sinon notre passion ? Écoutez donc mon récit, vous comprendrez peut-être.
Quand ce clown grotesque vous envoya dans le néant et que votre magnifique visage se tordit par la surprise, je criai et maudis cette horrible créature. Pardonnez-moi, mon amour, je cédai si vite au désespoir que j'en ai oubliai de faire attention. Alors que le jour se levait sur cet endroit vide de vous, je ne retournai pas dans mon château. Je restai à l'entrée, à observer le vide, à soupirer et à gémir. Mes beaux cygnes blancs ne me distrayaient plus. Mes joues devenaient translucides et ma pâleur habituelle tourna au maladif. Mes larmes coulèrent tant que mes joues -si fragiles- s'en abîmèrent presque définitivement. Mais, à quoi bon conserver cette beauté si vous n'étiez plus ? Je restai seule un long moment, immobile, jusqu'à ce qu'on vienne à ma rencontre, le soir suivant. Il avait une longue bouche sertie de dents acérées et ses yeux globuleux ainsi que son nez crochu lui donnaient des allures diaboliques. C'était le clown. Cet homme horrible qui vous avait précipité dans le vide.
« Ma chère, dit-il, ma très chère muse. Je vous observe depuis tant de nuits. J'ai maintenant chassé l'imprudent qui pensait avoir votre cœur. Nous sommes libres, à présent, d'exprimer notre amour l'un pour l'autre. »
Sur ce, il esquissa un sourire immonde et me tendit un bouquet de ronces. Son rictus était sûr, il pensait me plaire ainsi. Des ronces, mon amour ! Se moquait-il de moi ? Les immenses épines me griffaient la peau, au risque d'y faire des trous. J'avais si peur.
Alors que je pensais m'abandonner à cet homme, par crainte d'être malmenée, j'entendis une trompette sonner. C'était vos frères d'arme ! Avant que nous n'ayons le temps de réagir, vingt-quatre hommes m'entouraient. J'étais hors de danger. C'était néanmoins ce dont j'étais convaincue en voyant le clown, tout peureux qu'il était, prendre la fuite et s'enfermer dans sa case. Cependant, je sentis brusquement une force venue du haut m'entraîner hors de mon cercle protecteur. Chaque seconde je prenais de la hauteur, chaque seconde mon château rapetissait un peu plus. Bientôt, je vis tous les alentours du château sous mes pieds. Là, un gros chien m'observait, immobile, les yeux vides. Ici, c'était les soldats qui me fixaient, mais avec désespoir. Leur aviez-vous dit que vous m'aimiez ? Était-ce pour cette raison qu'ils semblaient si dévoués ? Je finis par comprendre qu'ils avaient tous les yeux levés, tous les alentours du château m'observaient avec cette même attitude stoïque. Je réalisai que la nuit s'en était allée. A mon tour, je m'immobilisai. Peu importe ce qu'il advenait de ma personne, je n'étais plus en mesure de me défendre.
Je me sentais tourner, virevolter ; je volais dans les airs, à la merci de cette dangereuse force. Pendant un moment, je dansai, bien malgré moi, au rythme d'une douce mélodie. Je commençai presque à apprécier quand, soudain, mon lent ballet s'arrêta net. Je perdis mon écharpe et mon cœur sembla me quitter avec elle. Un lourd silence s'installa ; la mélodie s'était tue. Un calme oppressant sembla avaler tout l'air de l'espace. Mes voisins avaient baissé imperceptiblement les yeux, désolés. Pourquoi l'étaient-ils ? Je compris en voyant mon château -mon beau château- s'écrouler. Les voûtes qui le soutenaient avaient disparu, et le toit était arraché. Trop absorbée par ma valse, j'en avais oublié de regarder sous mes pieds... Impuissante, je contemplai l'horreur qui régnait à terre ; mes cygnes n'avaient pas eu le temps... ma demeure les avait ensevelis.
Qui pouvait faire cela ?! Qui était assez monstrueux pour détruire une telle harmonie ?! Je n'eus le temps d'y réfléchir ; on m'entraînait déjà autre-part. Cet endroit dont je m'approchais chaque seconde un peu plus n'avait, semblait-il, ni forme ni consistance. Ou seulement était-ce le cas avant que je n'aperçoive une longue et sombre étendue. D'elle s'échappait une chaleur sans nom et, pendant quelques instants, je me demandai d'où elle pouvait provenir. Mais mes questions s'envolèrent lorsque j'aperçus celui qui se trouvait en son centre. Vous, c'était bien vous ; un soldat à l'unique jambe. Quant à cette force qui m'amenait toujours plus près de vous, je lui ai tout pardonnée.
Maintenant que, tous deux, nous savons ce que l'autre a vécu, maintenant que nous sommes tous deux réunis, je ne vois plus l'intérêt de s'en préoccuper. Mon amour, j'aime tant voir ce beau visage qui me fait face à présent. Si seulement je pouvais vous toucher, si seulement mes mains trop fragiles ne risquaient pas de s'enflammer à votre contact... J'ai si peur, j'ai si peur que mon amour pour vous ne me consume. Vous aussi, vous semblez troublé, vos traits ne sont plus aussi distincts qu'auparavant et... ne serait-ce pas une larme qui coule le long de votre visage ? Vous avez bien de la chance ; moi, je ne peux pas pleurer. Mais je peux aimer. Et mon cœur tout froissé parvient encore à battre.
Oui, mon amour, notre amour est intact. Plus fiévreux que jamais, même. Il brûle tout mon être, j'en ai du mal à respirer. Vous m'aviez dit, un jour, que vous seriez prêt à m'offrir votre cœur. Est-ce aujourd'hui ? Car, je crois voir, à travers votre poitrine, un petit cœur tremblotant. Se bat-il pour poursuivre ses papillonnements ? Non, cela voudrait dire que vous me quittez. Mais n'est-ce pas un sourire que je vois sur vos lèvres ? Mon beau soldat, je ne comprends plus, je ne comprends pas. Pourquoi votre cœur a-t-il cette couleur ? N'ont-ils pas tous une teinte pourpre ?
Alors, Pourquoi le votre est-il gris ?
Le passage à la forme épistolaire est intéressant, même si e n'aurais pas pensé qu'ils se retrouvent à la fin du coup. La petite danseuse écrit en le regardant ?
Cela mis à part, le récit et les aventures du petit soldat sot joliment retranscrits ! On se croirait dans l'Odyssée avec Ulysse qui combat des monstres tandis que Penelope repousse les hommes qui la courtisent
Franchement, vous avez joliment retranscrit ce récit, sans jamais vraiment l'expliciter. Et il m'a bien fallu lire la moitié avant de faire le rapprochement. Mais c'était d'autant plus jouissif - tous les détails prenaient soudain leur sens !
Très très jolie participation <3
bravo à toutes les deux.
En tout cas, c'est un très beau texte, plein de poésie, très imagé. Magnifique, vraiment!
Bravo à toutes les deux! <3
Une très bonne idée et un récit épistolaire plein d'aventures très agréable à lire ! :)
Mais c'est vraiment chouette parce qu'on entre dans ce récit en pensant qu'il s'agit de quelque chose de réaliste et puis, au fil de la lecture, quelques éléments nous questionnent. Il semble y avoir des incohérences. Et puis, soudain, la lumière : l'histoire du petit soldat de plomb et de la danseuse de porcelaine. Quelles dures mésaventures ils ont vécues ! Je suis contente de leurs retrouvailles, même si ce qu'ils ont traversé les a changés.
Bravo pour ce très joli texte et ces souvenirs d'enfance que vous avez ramené à la surface !
Je suis contente qu'ils se retrouve malgré leurs aventures horribles.
Nascana
(Le bouquet de ronces et les cygnes m'ont particulièrement marquée...)
Super texte en tous cas, bravo les filles !
Du coup j'ai mieux compris. Même si le texte m'avait paru joli la première fois, je m'étais sentie un peu larguée quand même...
C'est joli d'imaginer la danseuse qui de son côté, attend aussi le soldat, et rêve sur lui.
J'ai trouvé vos lettres belles et poétiques, bravo !