Chapitre 1

Par Beatrix

« Je suis sûr qu'il est par là... »

Terry regarda attentivement la haie qui se dressait devant lui, une muraille de feuilles carmin sous des cieux turquoise. Il s'approcha de quelques pas, plongea les mains dans les frondaisons, sentant la texture veloutée et légèrement piquante des feuilles sur sa peau. Rien...

Il s'acharna à farfouiller et finit par toucher quelque chose de lisse et frais. Triomphant, il extirpa un œuf enveloppé de papier métallisé aux motifs bigarrés.

Il se redressa et le plaça dans sa besace, comptant de nouveau ceux qu'il avait déjà rassemblés : sept. Un beau chiffre, mais il espérait bien aller jusqu'à la douzaine.

« On arrête quand tu veux, fit la voix amusée de Polly dans ses oreilles.

- Alors, cela risque de durer encore longtemps ! » rétorqua-t-il hardiment.

Le rire de la jeune femme éclata, comme une musique dans ses tympans.

« Niveau suivant ! annonça-t-elle.

Le paysage se brouilla autour de lui, laissant apparaître un étang paisible, environné de cerisiers roses et de parterres de fleurs multicolores. Il secoua la tête, perplexe :

« Mais comment veux-tu que je retrouve quelque chose là-dedans ?

- Tu réussissais trop bien ! Il fallait bien que j'y mette un bémol. Et n'écrase pas les fleurs.

- Très drôle.

- Allez, dépêche-toi ! Tu as quinze minutes. Non, quatorze minutes, maintenant. »

Il avança dans le nouveau tableau, regardant attentivement autour de lui : Polly n'était pas du genre à lui infliger un objectif impossible. Et vu que trouver quoi que ce soit au milieu de toutes ces fleurs prendrait des années, il décida de prospecter ailleurs. L'initiative se révéla payante : il aperçut, niché au creux des branches d'un des cerisiers, un œuf entouré d'un ruban dragée.

« Encore gagné ! s'écria Polly, plus triomphante encore que lui. Décidément, tu me connais trop bien.

- Toi aussi tu me connais bien... Je te crois tout à fait capable de me piéger au prochain niveau.

- Ce n'est pas le but non plus. L'idée, c'est que ce soit assez difficile pour rester motivant. »

Terry acquiesça mentalement. Il ne savait pas ce qui le touchait le plus : la perspective de pouvoir participer à une chasse aux œufs encore cette année, même si elle était virtuelle, ou tout le mal que Polly se donnait pour lui offrir ce plaisir.

Autour de lui, le paysage changea une nouvelle fois : à présent, il se trouvait dans un jardin étrange et fascinant, qui s'étendait sous un ciel piqué d'étoiles. D'énormes fleurs, semblables à des liserons géants, penchaient leur corolle luminescente vers un sol couvert de mousse moelleuse qui s'enfonçait légèrement sous ses pas. D'immenses phalènes bleutées planaient silencieusement entres les tiges spiralées.

Il ne pouvait se permettre d'admirer trop longtemps ce jardin de nuit. Où pouvait bien se cacher le neuvième œuf ? Il finit par repérer une tâche sombre au creux d'une corolle rose pâle. Avec un sourire de triomphe, il plongea la main au cœur de la fleur... et poussa un cri en sentant quelque chose bouger contre ses doigts. Un minuscule oiseau surgit de la fleur et s'envola en laissant échapper un sifflement flûté.

Terry laissa échapper un juron, au plus grand bonheur de Polly :

« Allons, je suis sûre que tu peux faire mieux... »

Le jeune homme regarda attentivement autour de lui : il avait rencontré un échec, mais il était hors de question pour lui de capituler avant que chacun des douze œufs ne soit dans son sac.

La chasse aux œufs de Pâques avait toujours été pour lui une occasion spéciale. Il avait grandi sous les globes des colonies terriennes de Mars ; ses parents travaillaient dans une exploitation horticole débordant de couleurs et de senteurs : c'était là, tous les ans, qu'était organisé cet événement haut en couleurs, charmante tradition héritée d'une Terre sans doute plus triste et désabusée que ses communautés transfuges. Après y avoir lui-même participé, il avait fini, en grandissant, par se joindre à l'organisation, afin faire durer la magie le plus longtemps possible.

Mais même les meilleures choses avaient une fin : des études de technicien informatique et la pause d'un implant cybernétique de communication homme/machine l'avait mené loin des demi-sphères de verre de son monde natal, sur la station orbitale de minage Perverly-1245, dans la ceinture d'astéroïde. Dans cet univers stérile et dépouillé, mener une chasse aux œufs était totalement illusoire. Tout d'abord, parce que l'import de fournitures et aliments était soigneusement contrôlé, et que le chocolat entouré de papier coloré ne faisait pas partie des denrées jugées indispensables par l'intendance de la base. Et ensuite, parce que ses collègues se jugeaient sans doute trop "mûrs et sérieux" pour encourager une telle pratique.

Sauf Polly. Une "comptech" cybernétisée comme lui, rêveuse et passionnée, toujours prête à rendre service à ses amis. L'évocation nostalgique des Pâques martiennes avait suffit pour la décider à lui offrir une chasse aux œufs comme il n'en avait encore jamais vécues.

"Tu verras, lui avait-il déclaré d'un ton enjoué, je suis le roi des chasseurs d'œufs !"

Elle l'avait pris au mot, et voilà qu'il parcourait, niveau après niveau, les jardins virtuels, étranges, réalistes ou poétiques qu'elle avait mis en place pour lui... seulement pour lui.

A force de persévérance, il finit par trouver, dans une corolle bleue à demi-fermée, un nouvel œuf emballé de crépon vert.

« Bravo ! exulta Polly. Je me doutais bien que tu ne te découragerais pas pour si peu... En avant pour la suite ! »

Monde après monde, Terry vint à bout des petites difficultés que Polly semait sous ses pas. Il avait à présent onze œufs dans son panier, après avoir traversé un jardin minéral de roses des sables et un marais peuplé de plantes aériennes qui planaient au-dessus d'allées de nénuphars. Enfin, il parvint au tout dernier niveau. Contrairement aux autres, il n'avait rien d'étrange ni de fantastique.

Il s'agissait juste d'un parc, comme il devait en exister sur Terre quelques siècles plus tôt, entouré de grilles ouvragées et compartimenté par des haies de buis bordées de massifs bariolés. Des arbres reverdis de feuilles nouvelles frémissaient doucement au-dessus de sa tête. Il lui semblait même sentir dans l'air le doux parfum des roses et du muguet. Il avait beau savoir qu'il ne devait ces sensations qu'à la stimulation artificielle des zones de perception de son cerveau, elles lui semblaient magnifiquement réelles.

Il s'arrêta au milieu d'une allée de gravier, croyant entendre au loin la rumeur de cris d'enfants excités. Il regarda autour de lui, mais n'aperçut que quelques oiseaux voletant de branche en branche : aucun papier coloré dans le doux soleil de printemps. A moins que...

C'était cela, il devait chercher à la hauteur des yeux d'un enfant ! En s'accroupissant, il découvrit dans l'une des haies un petit nid de raphia jaune et, blotti dedans, le dernier œuf. Il le ramassa et le brandit triomphalement :

« Trouvé !

- Bravo Terry, tu es vraiment très fort, répliqua la voix de Polly.

- Je t'avais bien dit que j'étais le roi des chasseurs d'œufs !

- Je constate. Maintenant, tu peux profiter de ta récompense !

- Ma... récompense ? »

La jeune gemme gloussa :

« Le chocolat se mange, tu sais...»

Manger ces œufs ? C'était impossible : le sens du goût était le plus compliqué à simuler. Avait-elle réussi à mettre au point ce miracle pour lui ? Le cœur battant, Terry leva à hauteur de de son visage le dernier œuf, entouré d'un papier rouge moucheté de vert qu'il retira soigneusement avant de le froisser dans sa main. Il contempla la texture lisse et légèrement luisante du chocolat, en respira l'odeur chaude et sucrée. C'était parfait... Absolument parfait...

Il porta l'œuf à sa bouche et mordit dedans, sentant la coque s'émietter sous ses dents.

« Alors... ? » fit la voix Polly, vibrante d'expectative.

Il ferma les yeux.

Il devait trouver un moyen de décrire cette sensation.

Vite.

« Eh bien... Je ne m'attendais pas à cela... parvint-il à articuler.

- Oh... »

La jeune femme laissa un temps de silence s'écouler avant de demander :

« C'est mauvais, c'est ça ? »

Ce moment aurait dû couronner l'ensemble de sa réalisation. Il ne voulait pas lui faire de peine. Elle avait sans doute travaillé d'arrache-pied pour que le rendu soit aussi proche que possible de la réalité, mais il se refusait à lui mentir.

« Ce n'est pas si mauvais, offrit-il. Ça a un peu le goût de... de... dentifrice... ?  »

Il poussa un soupir avant d'ajouter, tout en sachant que rien ne pourrait mitiger sa déception :

« Mais tout le reste était vraiment super ! »

Autour de lui, les feuilles bruissaient doucement, les enfants criaient toujours au loin, mais il était douloureusement conscient rien n'était réel.

« Je crois qu'il est temps que je rentre... bafouilla-t-il.

- Je te ramène. »

Il se sentit chuter, comme dans un gouffre sans fond... Quand il ouvrit les yeux, il se trouvait confortablement installé dans un fauteuil à haut dossier, son interface encore branché au système de virtualisation. Il se laissa le temps d'émerger - la transition entre réel et virtuel devait se faire en douceur. Toutes ses sensations réelles s'éveillèrent, l'une après l'autre : le contact moelleux et légèrement collant du synthé-cuir, la chaleur de la pièce, les odeurs de plastique et de désinfectant, le vrombissement léger du système d'aération, la pesanteur artificielle de la base... mais surtout, le contact d'une main tiède sur son bras.

Il rouvrit les yeux, reconnut aussitôt le visage doucement arrondi de Polly, éclairé de grands yeux bruns un peu tristes.

« Je suis navrée, Terry... Je voulais tant te faire cette surprise. J'aurais dû me douter que ça ne marcherait bas. Les sensations virtuelles peuvent être si subjectives parfois... »

Il se redressa légèrement, tendant la main vers elle pour lui offrir sa consolation, mais elle se détourna pour prendre quelque chose sur l'étagère à côté d'elle :

« Mais, ajouta-t-elle avec un large sourire, j'ai pressenti que je pouvais échouer. J'avais un plan bis. »

Elle déposa dans sa main quelque chose d'arrondi et de dur. Il baissa les yeux, pour découvrir... un œuf enveloppé de papier rouge à pois verts. Incrédule, il déchira l'emballage pour faire apparaître la friandise tant convoitée.

« Pour moi ? balbutia-t-il en le contemplant sans y croire. Mais je pensais que les aliments non agréés étaient interdits et que... »

Elle sourit gentiment :

« Et si je te disais que j'ai changé les règles ? Pour ne pas que tu aies à attendre la fin de ton contrat, dans quatre ans, pour fêter Pâques comme il se doit ?

- Tu veux dire que tu as pirat... »

Polly lui coupa la parole en lui prenant l'œuf des mains et en lui enfournant dans la bouche. Elle le regarda en souriant tandis qu'une fois la première surprise passée, il en goûtait toute la douceur.

Une douceur qui se reflétait dans les prunelles couleur chocolat de la jeune femme, et qui lui donnait envie d'aller chercher aussi sur ses lèvres le seul goût qui pouvait rivaliser avec celui du chocolat.

 

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aranck
Posté le 16/04/2014
Hello Beatrix
C'est une superbe histoire que tu nous offres là, pleine d'amour, et de délicatesse. Cette nostalgie des Pâques terrestres est magnifiquement amenée et je t'avoue que je me suis soudain trouvée bienheureuse d'avoir, juste à côté, un petit bout de jardin !
Cette chasse aux oeufs virtuelle est une belle trouvaille, et le goût de dentifrice bien amer...
Heureusement que Polly est là, en chair et en os...
Bravo pour tout ça ! Je suis admirative !
Beatrix
Posté le 16/04/2014
Merci beaucoup Aranck ! :)
Rachael
Posté le 15/04/2014
Hello beatrix,
J'aime beaucoup cette idée de chasse virtuelle au chocolat. Du chocolat au goût de dentifrice, beurk (belle utilisation de la contrainte !)
Le passage du monde virtuel au monde réel est juste bien, avec les odeurs chimiques, la pesanteur artificielle... le contraste entre leur environnement et ce qu'ils vivent dans leur petite bulle à tous les deux.
Très romantique, finalement... Bravo ! 
qques détails:Une "comptech" cybernétisée comme lui, rêveuses et passionnée : rêveuse
d'une ton enjouée : un ton 
L'évocation nostalgique des Pâques martiennes avaient suffit: avait   
Beatrix
Posté le 15/04/2014
Merci Rachael, j'ai corrigé les coquilles qui traînaient (pourquoi je ne vois jamais mes fautes moi ? XD)
Oui, je pense qu'au final, c'est très romantique - il faut bien se laisser aller quelquefois ! ^^ 
Diogene
Posté le 15/04/2014
Hé bien Béatrix, il est tout mignon ce texte et tu arrives toujours à tes fins finalement.
Mignonne histoire avec un tout petit goût d'amertume cependan, où les oeufs sont virtuels.
Beatrix
Posté le 15/04/2014
Merci Dio ! :)
J'avoue que je ne savais pas trop où aller, alors je suis heureuse que ça ne marche pas si mal ! ;) 
Lyrou
Posté le 15/04/2014
coucou Bea!
ow, il est super joli ce texte Beatrix, contrairement à ce que tu avais l'air de penser sur le fofo!la chute est vraiment mimi, et c'est une idée originale que tu as eu là! 
félicitation pour cette participation! 
Beatrix
Posté le 15/04/2014
Ah ben merci, Lyra ! Contente que ça te plaise ! :)
 
Mimi
Posté le 18/04/2014
Salut Beatrix !
Moooh, tu as touché le cœur de la grande romantique qui se cache derrière Mimi !!! C'est trop mignon :')
J'aime déjà beaucoup le fait que ça se passe sur un astéroïde, c'est très original et ça change des jardins traditionnels :P J'aime aussi l'atmosphère étrange dans laquelle évoluent les personnages, on sent dès le début que ce n'est pas naturel et on en a la confirmation à la fin !
Bref, j'ai a-do-ré :) Est-ce que je peux ajouter que je n'ai même pas remarqué les mots à placer ? (bon, j'avoue, j'ai quand même vu le dentifrice xD)
Bravo et grosses bises !
Mimi 
Beatrix
Posté le 18/04/2014
Merci Mimi ! :)
Je suis contente que tu aies aimé ! :) Et c'est vrai que les mots se plaçaient tout seuls (pesanteur, par exemple, c'était du tout cuit ! ^^) 
EryBlack
Posté le 17/04/2014
Ah là là, Béa. Sérieusement. Comment tu fais ? Tout est absolument parfait dans ce texte, complètement parfait. Déjà que la chasse aux oeufs et le chocolat sont des thèmes géniaux, il fallait en plus que tu nous bricoles une expérience virtuelle dans un futur ou la colonisation spatiale a eu lieu, avec deux personnages adorables et cohérents, et par-dessus le marché une histoire d'amour naissante ? Non, vraiment, c'est trop de perfection ! J'adore, vraiment ! Je ne vois rien à redire de plus, si ce n'est que je suis encore une fois confortée dans l'opinion qu'il faut absolument que j'aille lire tout ce que tu as posté sur PA. 
Bravo, bravo ! :D 
Beatrix
Posté le 17/04/2014
Merci beaucoup Ery, tu vas me faire rougir !
Surtout que j'ai vraiment écrit ce texte à l'arrache ! XD
 
Rimeko
Posté le 31/08/2014
Bon, je sais que ce n'est plus Pâques, mais j'ai été attirée par ton texte. Une chasse aux oeufs virtuels, quelle idée ! Tu nous explique bien ce monde futuriste sans lourdeur. Et les mots sont bien placés dans le texte ! (le chocolat-dentifrice... ^^)
Beatrix
Posté le 31/08/2014
Merci Rimeko ! :)  C'est gentil ! <3