Chapitre 1

L'été 1965 avait connu un commencement particulièrement chaud ; les parisiens, étudiants, enfants et vieillards, étaient tous descendus sur les quais de Seine pour s'y baigner. Dans l'eau, rendue houleuse par les sauts hasardeux et les bouées qui s'entrechoquaient, se reflétait un soleil brûlant et bien jaune. Les filles, dans leur monokini coloré et leur mini-jupe Mary Quant, dévoilaient sans vergogne des jambes à n'en plus finir. Parmi le monde agglutiné sur la plage se trouvait un jeune garçon du nom de Arthur François Buvard. Ses cheveux étaient blonds, sa peau blanche se cachait derrière d'épaisses bandes de crème solaire, et ses yeux, bleus comme l'azur d'un autre pays, fixaient un cahier dont les pages étaient recouvertes de ratures et d'annotations que lui seul pouvait lire.

- Arthur ! s'écria une voix empreinte d'un fort accent bulgare. 

Clovis Fournier était fils d'immigrés ; né de l'union d'un homme français et d'une femme bulgare. Son père, Charles Alexandre Fournier, était un avocat de prestige. Il allait sans dire qu'un titre comme celui-là exigeait une relève assurée de la part de son fils unique. Sauf que comme le disait souvent Clovis ; les lois, il n'y comprenait rien.

- Dis-moi que toi aussi t'as vu le nouveau maillot de bain de Claire. Cette fille est en train de me rendre zinzin.

Les cheveux roux du garçon dégoulinaient le long de son buste pendant qu'il s'asseyait à côté de son ami. La clarté de sa peau lui conférait une apparence laiteuse : il errait comme un fantôme près du pont de la Tournelle. L'adolescent au physique étranger était devenu la cible des jeunes de son établissement ; c'est pourquoi les deux amis s'étaient assis en retrait du reste du groupe, au grand désarroi de Mme. Pommade, professeur accompagnant.

-  C'est bien vrai, confia Arthur, le sourire aux lèvres.

- Marre-toi bien ! Au fait, t'as trouvé quelque chose pour ton article ?

La vérité était que ce dernier n'avait pas avancé d'un poil sur l'article qu'il devait écrire. Chaque idée qui traversait son esprit était écartée par la suivante et ce schéma semblait se répéter encore et encore. Cette réalisation le fit soupirer. Clovis comprit quant à lui toute la difficulté d'être auteur. Lui, faisait la guerre aux mots. Il préférait jouer avec les chiffres et voyait les pépins de la vie quotidienne comme des équations à solutionner.

- Allez, baisse pas les bras ! et pis sans doute qu'l'inspiration te viendrait si tu sortais le nez de tes cahiers, ajoutait le rouquin en haussant les épaules. François organise une surprise-partie chez sa mère ce soir. Y paraît que ses parents sont partis à Madalascar ou je sais pas trop où. Je sais qu'il est encore plus ringard que nous, mais ce serait l'occasion de s'amuser un peu. Y dit qu'il connaît un type qui se fait appeler Platon et qui distribue des pétards comme des pralines.

Le fils du primeur André Léopold Buvard connut un court moment d'absence face à l'excitation sans précédent de son ami. Il n'eut besoin de rien dire ; Clovis renchérissait, bien décidé à entraîner son acolyte de toujours dans une nouvelle aventure.

- Enfin bon, on a seulement quinze ans, on va pas rester là et passer la soirée à la kermesse de ta petite soeur avec tous ces croulants quand même. Tu te souviens quand on a volé les oranges de M. Simon et que ce vieux pourri nous a coursé jusqu'au bar le plus proche, où il s'est arrêté prendre une bière ?

Le sourire d'Arthur en disait long ; Clovis l'avait convaincu. Il fallait dire qu'ils en avaient vécu des choses entre magouilles et farces à gogo... Les années passées ensemble les avaient rendus inséparables. Les deux copains étaient tous deux issus de la petite bourgeoisie mais tenaient de leurs anciens des mœurs agrestes toutes droites venues du sud du pays. Il fallait voir cavaler Clovis les quelques secondes suivant l'une de leurs innombrables turlupinades avant que les conséquences ne lui retombent dessus comme une enclume lourde d'une demi-tonne. La machinerie estivale était lancée depuis quinze jours : les fleurs enjolivaient d'ores-et-déjà les balcons des dames que l'on voyait sortir dans leur liquette en coton blanc et étendre sous leur fenêtre jupettes et culottes à frou-frou. Les jeunes du collège Henri IV s'étaient quant à eux réunis autour d'un pôle philosophie en plein air sur le sujet de la doctrine marxiste et du prolétariat. Le cul planté dans l'herbe à l'ombre d'un platane, Arthur marmonnait à l'attention de Clovis : "Dernière ligne droite, le brave". Dans dix minutes tout au plus, l'heure des vacances d'été retentirait. 

Le crépuscule de Juillet tenait la capitale dans une étreinte amène. Les bateaux-mouches prenaient leur dernière balade, les garçons de café allaient commencer leur service et les chats de gouttière, maigres et tristement pelés, baguenaudaient alléchés aux flancs de la boucherie Morel & Fils en attente des invendus de la journée. Quartier Clignancourt, les enfants terminaient leur dernière partie de trappe-trappe pendant que les aïeules préparaient le souper au chaud dans les chaumières. Le foyer d'André Buvard se situait à deux pas de la place du Tertre, dans une impasse peu fréquentée de l'ancien village. Le quadragénaire vivait là avec sa compagne, Elise Busset et leurs deux enfants : Arthur et Catherine Buvard, tous deux scolarisés dans des établissements publics du dix-huitième.  A dix-neuf heures pétantes le son de la pendule à coucou importée directement d'Allemagne par Alphonse Busset, grand-parent maternel d'Arthur, annonçait comme à son habitude le début du repas. La famille se réunissait alors autour d'une soupe de pomme de terre accompagnée à de rares occasions de viande blanche. Ce soir-là, les enfants Buvard avaient aidé leur mère à débarrasser la table et étaient montés dans leur chambre respective avec, caché dans la paume de la main, un bout de pain dur pour plus tard.

- Tu crois que papa et maman s'en rendront compte un jour ? lança Catherine d'un air satisfait.

- Aucune chance, répondit Arthur avec un sourire complice. Papa est absorbé par la radio et maman est bien trop occupée avec ses aiguilles. Moi, je sors ce soir alors motus et bouche cousue !

Catherine hocha docilement la tête. Elle fit mine de sceller ses lèvres avec une clé imaginaire et de la jeter par-dessus son épaule ; elle serait muette comme une carpe. En signe de gratitude, Arthur ébouriffait affectueusement les cheveux de la fillette qui partit aussitôt se mettre au lit. À l'extérieur, un klaxon de bicyclette retentissait, annonçant l'arrivée imminente de Clovis sur sa monture supersonique ; la motobécane dernière génération offerte par ses parents pour son quinzième anniversaire. La plaque d'immatriculation était toujours d'un blanc immaculé ; véritable fierté pour le garçon aux deux mains gauches.

    - Arthur ! Pssst ! dépêche-toi un peu, même ma mémé va plus vite, bougonnait-il à califourchon sur son vélo.

La fenêtre de la chambre d'Arthur donnait directement sur l'arrière-cour de la maison où graviers et morceaux de grillage s'amoncelaient depuis des années maintenant. Là, il pouvait récupérer sa bicyclette et, en bonne compagnie de son ami Clovis, se lancer à toute vitesse sur les rues pavées et escarpées de la butte Montmartre. Le poids sur le vélo de Clovis le faisait gentiment osciller de gauche à droite comme s'il traversait à pédales une chaîne de montagnes haute de deux-mille-mètres au moins ! difficile de ne pas imaginer le rouquin en alpiniste équipé jusqu'à la moêle, frère des ours et grand mangeur de plats à base de fromage puant les pieds. Arthur était sur le point d'éclater de rire lorsqu'il aperçut au loin un couple d'hirondelles en patrouille. Il mit alors un bon coup de pédale et, dépassant Clovis par la gauche, il le somma de le suivre d'un geste de la main avant de s'engouffrer dans la première ruelle qui se présentait ; si la police les trouvait à cette heure du soir avec les tord-boyaux que Clovis avait fauché à son père, ils seraient rentrés chez eux illico-presto. 

– Qu'est-ce-qui te prend ? questionna le garçon qui posait un pied au sol pour s'immobiliser. 

– Les flics rôdent près du pont, dit-il, certain de ce qu'il avait vu. 

– Ah, merde merde merde ! jura Clovis en poussant son vélo jusqu'au trottoir. Si mon père apprend pour l'alcool, il me tue.

– François habite le coin j'te parie, Arthur bondit de la selle de son vélo à la recherche d'une échappatoire. La rue donnait la chair de poule au bulgare ; droit comme un piquet sous la lumière froide d'un réverbère, il observait Arthur crier "Eureka !" et montrer du doigt une échelle en fer rouillée à l'arrière d'un immeuble. L'idée de jouer à l'équilibriste n'était pas des plus réjouissantes mais à moins qu'une brigade de police ne se déplaçait en parachute, ils seraient au moins laissés tranquilles. 

- T'es maboul, qu'est-ce-qu'on fait des vélos ? questionna Clovis, dubitatif. Si le garçon acceptait de faire le zouave sur le zinc râpeux des toits de la capitale, il était hors de question qu'il abandonne son vélo au premier voyou assez chanceux pour fouler le trottoir de l'heureux gain. 

- Tu n'penses pas à ce que je pense que tu penses quand même, ajoutait-il peureusement en voyant son ami ouvrir la poubelle et y engouffrer péniblement sa bicyclette. Le rouquin secoua la tête : il acceptait beaucoup de choses mais cacher son vélo flambant neuf dans une poubelle puante ; ça c'était du délire !

- C'est notre seule chance, rétorqua Arthur. Clovis se mit à soupirer en conduisant sa monture toute neuve à son triste sort. 

- Adieu Sammi, t'étais un chouette vélo, dit-il quasi éploré. L'odeur de pourri qui se dégageait du conteneur vînt interrompre le rite funéraire du siècle. 

– Pouah, ça sent comme mémé Jeannette ! s'exclama-t-il, le visage tordu de dégoût. Avec l'aide de son ami, le garçon jeta sa bicyclette aux ordures comme s'il s'agissait d'un vieux poisson rouge tout sec. Il gardait secrètement espoir que Sammi ne finirait pas dans le ventre de la benne à ordure demain matin. 

– Si jamais Sammi est emmené au dépotoir, je te tue Arthur ! 

Arthur riait devant le comique de la scène. Le tragique Shakespea-rien pouvait aller se rhabiller séance tenante : la belle Juliette gisait à présent entre les têtes de maquereaux royalistes du restaurant d'à côté.

La main sur le cœur, les deux bons amis chantonnaient la gloire de Sammi. 

– Tu m'as même pas offert de fleurs, tu parles d'un bon copain, plaisanta Clovis.

– Les fleurs c'est pour les filles et les charognes, objectait Arthur. 

— Moi j'aime bien les pivoines, avouait le simplet tandis qu'une silhouette ventripotente émergeait de l'obscurité de la rue. Caban, vareuse et pantalon bleu pétrole à large passe-poil noir... pas de doute : c'était un gendarme ou ex-gendarme à en juger l'embonpoint de ses joues, rouges de froid et de beuverie. 

– Est-ce que tout va bien, m'sieur l'agent ? questionna Arthur. 

– Mhprf. 

– Un roussin qui s'enlumine la trogne, tu parles d'un fait divers, chuchotait le rouquin.

– On s'promène juste m'sieur. 

– Oui m'sieur, on fait rien de mal, c'est juré. 

L'homme restait immobile et prodigieusement taciturne. Les minutes passèrent au détour d'un mutisme parfait entre les deux camps. 

– Il est plein comme une barrique enfin, tu n'vois pas ? Lança enfin Arthur qui commençait à perdre patience. Clovis, quant à lui, avait aidé le bonhomme à s'asseoir sur le trottoir mais la léthargie dont il était saisi l'avait collé au sol dare-dare. Le benêt dormait maintenant comme un nouveau-né, entre les dépouilles de gauloises bleues et les affiches électorales. 

- Le pépère est assez grand pour se débrouiller tout seul, satané bon dieu, jura Arthur qui avait jeté ses mains dans le fond des poches de son pantalon. Fini le cirque ! A ce rythme là, la fête de François allait leur passer sous le nez et puis quoi encore ? Le Français tournait les talons vers l'échelle de secours sans même s'assurer que Clovis le suivait ; chose que ce dernier, bien trop pétochard à l'idée de rester tout seul, fit sans tarder. Au rythme d'un pied après l'autre sur les barreaux, les deux béjaunes se hissèrent au dessus du monde.

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Adela Rune
Posté le 31/05/2023
Salut,
Je n'ai pas l'habitude des romans historique et je n'y connais rien. Ce sera l'occasion de découvrir.
J'aime bien ce début. Les descriptions ont failli me lasser au début, mais l'escapade en vélo m'a réveillé et j'étais parfaitement avec toi. Finalement, c'est mieux d'avoir un décor aussi bien planté dès le départ. L'ambiance est tellement réelle, je sens la chaleur et le siècle dernier.
Ton écriture est classique et belle. J'aurais eu tendance à faire le reproche des termes rares un peu vieillis ou argotiques, mais ils nous plongent encore plus dans le passé. J'ai appris : "moeurs agrestes", je ne connaissais pas. Voilà, je commence à apprendre.
J'ai des remarques de typographie. Il manque des majuscules après les ! et certains dialogues ont un tiret simple au lieu d'un tiret quadratin. Je reviendrai systématiquement à la ligne à la fin d'une réplique. Des fois, la narration reprend dans la réplique d'une personnage et je trouve que cela le rend moins lisible. Illico presto se met en italique.
Est-ce que "Madalascar" est volontaire ? Je suppose.
Enfin, j'ai été un peu perdu au début : on est au bord de l'eau ou pas. Tu parles d'un professeur accompagnant (jusque-là, c'est toujours une sortie), mais aussi de cahier et de cloche qui va retentir...
Il y a aussi une ellipse entre l'histoire de la cloche et le crépuscule. Je crois que tu devrais indiquer cette ellipse par un saut de ligne et peut-être même un symbole.
Merci d'avoir partagé ce début.
A bientôt.
maanu
Posté le 31/05/2023
Salut !
Ah, tiens, c’est chouette de lire un roman sur cette période historique ! Je crois que je n’en ai jamais vu passer par ici (faut dire que j’ai jamais vraiment cherché non plus… ^^)
J’aime beaucoup ton écriture, elle est très jolie et bien maîtrisée, et nous fait très bien ressentir le décor de ville tranquille en début de soirée et l’atmosphère estivale et légère dans laquelle sont plongés les personnages
On sent bien aussi la distance chronologique avec notre époque grâce à tous les détails que tu donnes et le langage des personnages
(Juste une toute petite remarque de rien du tout : il me semble qu’il faudrait plutôt dire « tout droit venues » plutôt que « toutes droites venues » ;) )
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