Chapitre 1

Par Honey
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L’autoroute

 

Cette fois, ce gros con a dépassé les bornes : j’en ai assez!

— Tania, qu’est-ce que tu fais? hurle-t-il à mon endroit.

Je l’ignore et saute de la voiture sans considération pour l’endroit où je me trouve. Je l’entends claquer la portière derrière moi et au lieu de me retourner, je marche d’un pas ferme et décidé. On est sur le bord de l’autoroute. Enfin, si on peut appeler ça comme ça. Une autoroute, c’est supposé avoir un débit de circulation intense, sinon régulier. Or, il n’y a pas âme qui vive dans ce coin pourrit. L’état du New Hampshire c’est vraiment trop nul. Je veux retourner dans mon Québec bienaimé.

— Ok, Tania, je m’excuse. On oublie tout ça, tu veux? Revient ma puce, je t’aime.

Oh, il m’aime? C’est nouveau ça. Je renifle dédaigneusement et continue ma route sur le pavé désert. On est au mois d’octobre et la nuit est fraiche. J’ai oublié de prendre ma veste en m’enfuyant et je croise les bras sur ma poitrine. Une chance que j’ai une bonne laine, sinon je serais gelée en moins de temps qu’il n’en faut pour crier «Â connard ».

Entêtée, je l’ignore complètement et je marche. Je finirai bien par recroiser la ville que nous venons de passer. De là, je pourrai faire le point. Il me semble y avoir vu une enseigne de Burger Queen. J’imagine que c’est le pendant féminin de Burger King. Ils sont vraiment trop cons, ces Américains. Comme cet abruti que je traine depuis maintenant deux ans. Quand on dit que l’amour rend aveugle, je veux bien le croire. Comment ai-je pu fermer les yeux sur ce monstre d’égoïsme? L’objet de cette rupture : monsieur n’est même pas capable de m’offrir généreusement un café alors que nous faisons de la route depuis bientôt huit heures. En me donnant mon gobelet, il m’a bien spécifié que je devrais le rembourser plus tard. Deux dollars! Il veut que je lui rembourse ses deux dollars! Par contre, quand est venu le temps de payer sa part de logement le mois dernier et qu’il n’avait plus un rond, il lui semblait tout à fait naturel que je m’en charge. Et maintenant, il me réclame deux dollars! C’est vraiment trop. Didier et moi, c’est terminé! Même si je dois retourner à Montréal à pied. Je préfère ça que de me coltiner ce gros radin.

— Ok Tania, tu veux rester là, tant pis pour toi. Je te laisse dans ta merde. Tu l’auras bien cherché. J’en ai plus qu’assez de tes sauts d’humeur bizarres.

Il est vraiment culotté ce pauvre débile. Il retourne vers sa caisse et me plante là, dans le noir. Je m’en fiche. Je préfère être seule que mal accompagnée. Je poursuis ma route sans prêter attention au démarrage en trombe que fait mon ex-petit-ami. Mais soudain, un bruit de ferraille percute mes oreilles et je me retourne d’un coup, le cœur battant. Je ne vois strictement rien sur la route déserte. Il n’y a pas de lune, si bien que c’est l’obscurité totale. Mais je sais d’instinct que derrière la courbe où vient de disparaitre Didier, son véhicule a percuté quelque chose.

— Oh mon Dieu, Didier…

Une décharge d’adrénaline m’envahit tout entière et je m’élance vers l’horrible grincement de métal. Mon cœur tambourine dans ma cage thoracique, mon souffle est court et mes jambes sont en compote même si je viens d’entamer ma course. J’ai peur. Terriblement peur. Mais aussi étonnant que ça puisse paraitre, ça me donne des ailes. Une partie de moi me souffle de ne pas y aller. Elle m’avertit que le danger n’est pas celui que je crois. Mais je l’ignore. Je ne vais pas laisser crever Didier. Je ne peux pas. Je dois le sauver!

J’arrive enfin au bord du virage. Au pas de course, j’amorce la courbe, mes yeux scrutant douloureusement la pénombre. Où est la lumière des phares? Où sont les feux arrière?

— DIDIER! DIDIER! que je hurle.

Aucune réponse. Silence total. Même la faune s’est tût. Cette autoroute bordée de grands conifères me parait soudain tellement hostile que j’en ai un haut-le-corps. En arrivant de l’autre côté du virage, il n’y a rien. Pas de voiture, pas de Didier et pas d’accident. Seulement la route et le silence. C’est tout.

Affolée, je scrute les parapets pour y déceler une brèche, quelque chose qui m’indiquerait que Didier serait allé s’écraser au fond du ravin. Tout est en ordre. Alors je commence sérieusement à douter. Ai-je imaginé tout ça? Je tourne sur moi-même. C’est bizarre. Tout me paraissait tellement réel… Et maintenant que je suis complètement seule au milieu de l’autoroute qui traverse le New Hampshire, je commence à avoir les chochottes. J’ai peut-être cru à tort que c’était Didier qui venait d’avoir un accident, mais je n’ai pas imaginé ce bruit de ferraille tordu. C’est impossible. C’était trop fort. Mais alors qu’est-ce que c’était?

Déboussolée, je reviens sur mes pas. Il faut que je quitte cet endroit lugubre. Quelle idée j’ai eu de m’enfuir au beau milieu de nulle part. Il me semble qu’après deux ans de vie commune avec ce trou du cul, j’aurais pu le supporter jusqu’à Montréal où je lui aurais fait sa fête dans le confort et la sécurité de ma ville. Je vous jure qu’il l’aurait bouffé par le nez son deux dollars de merde…

De nouveau furieuse, avec en prime une sourde angoisse au cœur, je reprends ma marche sur la route déserte. C’est complètement noir et silencieux. Il n’y a pas âme qui vive. Je distingue seulement mes pieds et la ligne blanche de la route. Et juste parce que mes yeux sont habitués à l’obscurité. Sans quoi, je pourrais marcher au beau milieu de l’autoroute sans m’en apercevoir.

Puis, soudain, il y a un bruit derrière moi. Je fais volte-face prête à réagir en cas d’attaque. J’ai suivi des cours d’autodéfense l’année dernière. Une chose dont je me félicite, car mon petit gabarit me donne à penser que je ferais une proie idéale pour un agresseur. Je serre les dents et positionne mes mains devant moi. Amène-toi si tu l’oses, sac à merde! Mais il n’y a personne.

Ok, l’endroit est vraiment trop sinistre et je dois m’enfuir d’ici. Je prends mes jambes à mon cou. J’ai si peur que mon imagination se délie d’un coup. Et si c’était  un animal féroce? Il y a des ours dans le coin ? Des loups, peut-être? Je peux presque sentir une haleine fétide sur ma nuque malgré les coups d’œil répétitifs par-dessus mon épaule qui m’indiquent que je suis seule. Et pourtant… Pourtant je jurerai que je ne le suis pas.

Tout à coup, j’entends quelque chose. C’est ténu… Comme un chuchotement. Est-ce mon souffle, mon imagination débridée, une mauvaise plaisanterie de Didier? C’est une voix, je crois. Légère d’abord, puis de plus en plus forte. Une voix froide. Désincarnée.  Non… Des voix désincarnées. Elles m’appellent. Soufflent mon nom. Je panique. Mes jambes deviennent du plomb.

— Tania… Taaanniiiaaaa…

Malgré ma terreur, malgré le souffle qui commence à me manquer, je lutte. J’essaie de poursuivre ma route. Je regrette tellement. Pourquoi ne suis-je pas restée dans la voiture. Pourquoi me suis-je enfuie au beau milieu de la nuit? Un sanglot s’échappe de ma gorge sèche. Mes poumons sont en feu et les voix continuent de scander mon nom.

— Tania… Taaannniiiiaaaa…

C’est plus fort que moi, je hurle :

— Laissez-moi tranquille! Partez ou je vous jure que je vous tuerai de mes propres mains…

Je n’y crois pas une seule minute, mais je vocifère tout de même des menaces à l’encontre de ces murmures qui me terrorisent. C’est la seule chose que je peux faire. De cette manière, j’espère les effrayer. Leur faire comprendre qu’ils n’ont pas affaire à une victime sans défense. S’ils veulent m’avoir, ils devront batailler ferme.

L’adrénaline pulse dans mes veines et me fait crier un tas d’insanités. Mes jambes sont si lourdes qu’elles se trainent maintenant comme deux blocs de béton. Mais le plus effrayant c’est que je sens cette paralysie s’emparer de tout mon corps. De mes bras, de ma poitrine, de ma tête et même de ma bouche. Je ne peux presque plus respirer. Encore moins crier. Et j’ai peur… Si peur. Je voudrais m’enfuir, mais je ne sais pas où aller. C’est un cauchemar. Et je me déteste tellement de m’y être fourrée moi-même.

Mes genoux cèdent. Brusquement.

D’un coup, je m’écrase face contre terre. Le gravier rafle mon visage et la douleur irradie dans tout mon crâne. Les voix résonnent toujours dans l’écho de la nuit et me terrifient. Je ne les connais pas, mais j’ai l’impression d’être cernée. Que me veulent-elles, là sur cette autoroute. D’où viennent-elles et pourquoi moi?

Un liquide chaud semble couler dans ma bouche. Puis je réalise que je saigne du nez. Je voudrais l’essuyer, mais je suis toujours au sol complètement paralysée. Lentement, je convulse et la douleur me fracasse toute entière. Comme des centaines d’aiguilles qui me transperceraient le corps.  Les voix poursuivent leurs appels incessants. Puis, subitement, je sens que l’on me saisit par les chevilles et que l’on me tire vers l’arrière à une vitesse fulgurante. Je hurle de terreur. Mon cœur explose dans ma poitrine et j’en fais pipi dans mon jean. Mes doigts râpent l’asphalte et tente d’agripper quelque chose. N’importe quoi pourvu que j’arrive à freiner cette descente aux enfers. Je ne veux pas mourir. Je veux vivre. Je veux revoir mes parents, mes amis, mon chien laid, mon prof d’histoire de l’art, ma patronne si gentille, mon ours en peluche et même Didier. Je veux faire tellement de choses. Je veux aller en Inde, écrire un bouquin, avoir des enfants, rencontrer Brad Pitt, promouvoir l’écologie, faire mon sapin de Noël, me déguiser pour Halloween. Je ne veux pas mourir sordidement sur une autoroute, tuée par quelque chose que je ne peux même pas voir. Je ne veux pas qu’on voie mon portrait dans le journal accompagné de mes mensurations et de la mention : Disparue. Je veux vraiment vivre! AIDEZ-MOI, S’IL VOUS PLAÎT!

Puis tout s’arrête. Plus de voix, plus rien qui me tire par les pieds. Juste mes sanglots et mes dents qui claquent. Je suis revenu au point de départ. Là où je suis sortie de la voiture. Je me relève lentement, de nouveau libre de mes mouvements, et guette autour de moi. Mes cheveux blonds, collés sur mon visage barbouillé, m’empêchent de bien voir, mais je ne suis plus seule. Il y a des gens là-bas, de l’autre côté de la courbe. Des gyrophares blancs et rouges éclairent la route et une partie d’un parapet défoncé. Il y a bel et bien eu un accident…

Encore une fois, je me sens tirée brusquement par une espèce de cordon invisible. Là, juste où il y a mon cœur. On me tire si fort que j’avance sans m’en rendre compte. Mais je ne me fais plus prier. Je ne me pose plus de question. Je me sens rassuré par la lumière des secouristes. Ils tentent probablement de repêcher un véhicule accidenté. Je suis donc en sécurité, plus personne ne me fera de mal. Merci mon Dieu, je suis sauvée.

Et tout devient noir…

Il y a des voix… Des voix désincarnées. Ou peut-être pas. Non, je pense que ce sont des voix qui me parlent comme dans cette émission de télé que j’aime bien : Dr Grey, leçon d’anatomie…

— Tania? Vous êtes avec nous Tania?

Je gémis. J’ai mal…

— Ça y est, on l’a ramené. On l’embarque dans l’hélico…

J’entends des cris victorieux tout autour de moi. Je n’ai plus peur, je suis heureuse. Même si j’ai terriblement mal. Je m’élève rapidement dans les airs et une voix d’homme me dit :

— Content de vous voir parmi nous Tania. Toi et ton ami avez bien failli y rester, mais la mort n’aura pas gagné cette fois. Tenez bon, on vous emmène à l’hôpital…

Finalement, je ne suis jamais sorti de cette voiture. C’est moi qui ai eu l’accident. Je me souviens de ma querelle avec Didier, de lui avoir ordonné de me laisser partir et de ses refus obstinés. J’aurais vraiment voulu sortir de cette voiture, mais je n’ai pas eu le temps. Peu importe… Moi et Didier, c’est vraiment terminé.

Et je suis en vie.

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Diogene
Posté le 17/02/2014
Bonjour Honey,
C'est la première fois que je lis l'un de tes textes et je ne suis pas déçu de cette promenade. J'ai particlièrement aime la transition entre entre les deux accidents, sans à coup, ni heurt. 
Merci Honey pour cette balade.
Beatrix
Posté le 10/11/2012
C'est assez inattendu... On pense d'abord à une histoire d'horreur classique... avant de découvrir une sorte de "near death experiment" horrifique, à la frange du fantastique ! C'est bien joué ! :)
 Heureuse de découvrir ta plume, dans un texte très bien maîtrisé qui plus est !
Seja Administratrice
Posté le 07/11/2012
Ah bah ouais, je me disais aussi que c'était très louche de se balader comme ça sur l'autoroute xD
C'est une approche intéressante du sujet. Il y a beaucoup de touches d'horreur avec cette nana qui se retrouve seule dans la nuit, qui entend des voix l'appler, qui se fait trainer par une force invisible. Beaucoup de clichés du genre, en fait. Du coup, la fin casse tout ça en donnant une explication carrément différente de ce à quoi on s'attend. Et ça, c'est cool :P 
BeuldesBois
Posté le 06/11/2012
"Sinon je serais gélée en moins de temps qu'il n'en faut pour crier connard"... excélent Honey xD. J'ai adoré ton personnage ! Ton style et ta "voix", aussi ! J'étais accrochée du début à la fin à me demander ce qui allait se passer.
Haaa ! C'était trop ouf ! Géniale l'idée ! J'aurais jamais pensé à la traiter comme ça (enfin si je l'ai bien comprise xD. D'ailleurs, tu vas l'éclairer).<br />En gros Tania, comme elle le dit, n'a jamais eu le temps de auter de la voiture, et était donc depuis le début dans un sorte de songe, ou de coma... (Ou même en train de voyager vers le monde des morts au fil de sa marche, wouuhou ! Je me calme) Du coups les voix... ce sont celles les sauveteurs, en fait, déformées dans son délire ? Au fur et à mesure qu'elle est rappelée à la vie la douleur se fait de plus en plus ressentir et elle le vit à travers son genre de sommeil où son esprit s'invente une autre réalité...
Arrête moi tout de suite si je délire XD.<br /><br />Enfin, même si la solution ne se trouve pas là, tu m'as porté. L'ambiance, les personnages... tout y était !<br />Bravo Honey ! ♥
Jamreo
Posté le 05/11/2012
Elle est quand même drôle ta narratrice, imaginer sortir de la voiture au beau milieu d'une autoroute ... et heureusement ça s'avère être une sorte de "délire" , elle ne l'a pas fait. Ca ma paraissait bizarre aussi xD
Je ne comprenais pas trop bien qu'il lui arrivait. Jusqu'à avoir la fin. Mais justement, c'en était plus inquiétant, ces voix qui murmurent et ces trucs qui la traînent sur le bitume ... et puis quand elle se met à chercher Didier, sans le trouver. J'avais l'impression d'évoluer comme en plein noir, parce que j'avais perdu tout repère en même temps qu'elle.  Finalement elle retourne vers lui au moment de l'accident (enfin, le faux accident dans sa tête, ou l'accident déformé, enfin ... >.< ) pour essayer de le sauver alors ... ce n'est peut-être pas si fini que ça ^^
Nascana
Posté le 04/11/2012
J'ai dévoré ton texte et j'ai adoré. C'est effrayant mais en même temps, il y a un message d'espoir à la fin. 
Ton personnage feminin est attachant. Ses reflexions sont vraiment réaliste. Elle sature et ça se voit.
La peur qu'elle ressent et son envie de revoir son chien, sa patronne et autre, c'est vraiment touchant.
Nascana 
 
 
Dan Administratrice
Posté le 02/11/2012
Je me rends compte que j'ai lu très peu de textes de toi, Honey, je connais si mal ta plume ! Et elle est pourtant si agréable ! =D
J'ai tout de suite eu un faible pour ta narratrice, rien que sa façon de s'exprimer, je me suis glissée tout de suite dans ses baskets, et évidemment, y'a rien de mieux pour compatir au malheur d'un personnage.
Etrange, cette façon de "rebooter" l'histoire, jusqu'à finalement arriver à la catastrophe qu'elle craignait à la base. Je me demande du coup si c'était juste un mauvais rêve prémonitoire, ou si elle est bien descendue de voiture avant d'être poursuivie par ces affreuses voix... mais tout l'intérêt, c'est justement de ne pas savoir, je suppose !
Bravo Pot de Miel ! J'ai beaucoup aimé ! Les descrisptions étaient tout à fait dans le ton, et le rythme était parfait =D
Elka
Posté le 02/11/2012
Je me disais aussi que pour quelqu'un qui quitte une voiture sur l'autoroute elle avait eu sacrément de la chance "x)
J'ai beaucoup aimé en tout cas ! On doit te le dire souvent Honey mais... tu écris bien ! Plus que bien même ! Cette acidité qu'éprouve Tania envers super-Didier, ces piques, cette petite rage de couple : on la partage totalement.
En tout cas pour moi l'immersion a été pleine et entière dans la psyché de cette femme qui réagie au quart de tour et regrette ensuite, d'abord son gilet, ensuite de pas avoir tenue jusqu'au bout de la route (ça doit pas être facile au quotidien si elle est sujette à ce genre de cup de sang "xD)
Beh la preuve elle a failli mourir (imagine mourir pour ce radin, brr, suis bien contente qu'elle n'ait pas pu progresser plus loin sur cette autoroute).
Changer l'appel fantômatique et cette scène digne de film d'horreur où elle se fait tirer par les chevilles en la tentative des pompiers pour la ranimer c'était bien trouvé ! On bascule de l'angoisse au soulagement tout naturellement... Non vraiment ta plume était parfaite pour porter cette nouvelle d'Halloween !
Bravo Honey !