Chapitre 1

En ratant le dernier train …

Nous sommes le 30 août. L’automne qui se profile à l’horizon déverse des trombes d’eau sur la ville de Nantes. Lucie se trouve dans le taxi qui l’amène vers la gare. Les vacances sont finies et elle repart vers Paris. Mais un bouchon soudain empêche la progression de la Mercedes noire.

« Que se passe-t-il ? s’enquiert Lucie auprès du chauffeur africain, aussi sombre que son véhicule.

- Je pense qu’il y a un accident devant. Je vais voir. »

            L’homme sort sur l’averse et s’avance de quelques mètres avant de revenir prestement dans la voiture. En s’essuyant le visage, il annonce.

« Une jeune fille a été renversée[1]. Elle est au milieu de la route et on ne sait pas passer. »

            A ce moment, une ambulance, tente de se frayer un chemin. Lucie espère qu’ils ne vont pas traîner à embarquer la blessée et lui permettre d’attraper son train. La manœuvre dure plus de vingt minutes. La police finit par libérer la file interminable de voitures.

Un billet laissé dans la main du chauffeur et Lucie, valise à la main, court vers la gare. Elle manque d’embrasser un réverbère car ses lunettes, non pourvues d’essuie-glaces, ne lui apportent qu’une vision trouble. Elle pénètre enfin dans le grand hall dont l’horloge majestueuse accueille les voyageurs. Celle-ci affiche 22 h 46. Dégoulinante, Lucie laisse des traces humides sur son passage. Elle prend la direction des quais au pas de course. Son train est prévu à 22 h 45. La SNCF n’étant pas réputée pour sa ponctualité, Lucie garde espoir. Un coup d’œil rapide vers le panneau d’annonce qui lui indique le quai 8. La jeune fille se met à sprinter à perdre haleine dans la direction indiquée par les flèches arborant un 8. La locomotive grise s’ébranle devant ses yeux larmoyants. Ses signes désespérés envers les voyageurs confortablement installés n’ont aucun effet, à part la rendre ridicule à leurs yeux. Haletante, elle reste pantelante dans ses habits trempés, formant une flaque dans laquelle baignent ses mocassins roses.

Elle repart vers les guichets.  Un seul est encore ouvert. Lucie expose son problème au petit homme moustachu aux grands cernes. Il doit sûrement être abonné aux horaires tardifs. Il lui annonce inexorablement qu’il n’y a plus de train vers Paris avant demain matin. Il lui échange le billet, moyennant un complément financier. Lucie se rend dans les toilettes « Dames ». Pour trente cents, elle peut profiter du sèche-mains électrique afin de se réchauffer, après avoir enfilé des vêtements secs.

La voilà dans de beaux draps ! Si cette jeune fille n’avait pas décidé de se jeter sous les roues d’une voiture, elle n’en serait pas là.

Dehors, la pluie a cessé. Peut-être trouvera-t-elle une chambre pas trop chère dans un hôtel pas loin. Il lui reste vingt euros en poche. Lucie sort de la gare et s’engage dans une petite rue. Plus loin, des vitrines commencent à s’enfiler. Certaines avec des néons roses, ou encore mauves. Une jeune femme à la tenue légère et aguichante sort d’un établissement à l’enseigne « Mon petit lapin ». Ses talons aiguille lui donnent plutôt un aspect de girafe. Elle se frotte les bras pour calmer la chair de poule qui la gagne. Lucie l’interpelle :

« Excusez-moi, Madame. Je cherche un hôtel pas cher.

- Y’a assez de concurrence ici. Va dans un autre quartier, Poulette !

- Vous vous méprenez sur mes intentions. J’ai raté le dernier train et je souhaite me reposer. »

            La prostituée allume nonchalamment une cigarette. Lucie remarque une blessure béante sur son avant-bras droit.

« Que vous est-il arrivé ? questionne Lucie en désignant la plaie.

- Oh. Un client bourré a cassé son verre et tout s’est répandu dans le lit. Je n’ai pas vu un morceau et voilà. Pas encore eu le temps de m’en occuper.

- J’ai des pansements et du désinfectant dans mes bagages. Je suis moi-même très maladroite. »

            Lucie ouvre sa valise et sort son inséparable trousse de secours. Elle applique de l’alcool avec une gaze avant d’appliquer un grand pansement couleur chair sur la plaie.

« Merci jolie demoiselle. Essaie l’hôtel « Cliton », première à gauche.

- Merci du tuyau. Tenez, gardez la trousse. Elle vous sera utile. J’en ai d’autres chez moi. Au revoir. »

            Lucie suit la direction indiquée. L’enseigne « HOTEL » clignote de manière irrégulière. À la réception, un homme dégarni l’accueille froidement sous un éclairage jaunâtre.

« Bonsoir. Combien pour la nuit ?

- Avec ou sans petit déjeuner ?

- Avec, c’est combien ?

- 35 euros.

- Et sans ?

- 25 euros.

- Ecoutez. Il ne me reste que 20 euros.

- C’est 25.

- Mais il est déjà tard. Vous pourriez me faire un prix.

- Ce n’est pas la braderie de Lille ici ! »

            Et il part dans un fou rire compulsif. Lucie, vexée, reprend la direction de la sortie. Elle se sent perdue. Et la pluie qui recommence à tomber ! Elle retourne dans la gare quasi déserte. L’horloge affiche 23 h 50. Une voix suave annonce : « Chers voyageurs, la gare fermera ses portes dans dix minutes. Veuillez vous diriger vers les sorties. »

            A l’extérieur, ce sont maintenant des trombes d’eau qui s’abattent sur les coupoles vitrées qui ornent le toit de l’édifice centenaire. Lucie panique un instant. Elle se demande s’il est possible de dormir dans une des toilettes automatisées qui se trouvent dans les rues. Il lui faudra introduire une pièce chaque heure pour éviter de se retrouver dans le noir ou douchée par le nettoyage automatique.

            Elle aperçoit un photomaton et une idée lui traverse l’esprit. Un rapide coup d’œil aux alentours pour vérifier que personne ne la voie. Elle s’engouffre dans le petit espace, ferme le rideau à moitié et grimpe, avec sa valise, sur la banquette. Elle est tremblante. La peur de se faire repérer lui noue les boyaux. Les éclairages s’éteignent, quelques bruits indéfinissables résonnent avant que le silence de la nuit s’installe. La jeune fille, rassérénée, sort de sa cachette. Il fait très sombre. Lucie erre un peu lorsqu’une scène surréaliste s’offre à elle. Au bout d’un quai, une ombre semble lentement s’extirper du sous-sol. D’abord effrayée, puis intriguée, Lucie s’approche de la silhouette à la démarche de zombie. Elle parvient à distinguer le visage sale d’une dame à l’âge indéfinissable. Ses cheveux, hirsutes, lui pendent jusqu’aux yeux. Lucie lui adresse un timide bonsoir.

« Bonsoir ma jolie. T’es nouvelle ici. Où t’étais-tu cachée pour éviter les matons ?

- Dans le photomaton … qu’on pourrait qualifier d’anti-maton !

- Bonne idée. C’est du temporaire ou à long terme ?

- Quoi ?

- Ton séjour ici.

- Temporaire. J’ai raté mon train et ne je n’ai pas trouvé d’hôtel dans mon budget.

- C’est notre lot quotidien : l’hôtel hors budget ! »

            La dame se met à frissonner violemment.

« Ils n’avaient pas encore de pulls à la Croix Rouge. Je suis gelée. »

            Lucie ouvre sa valise et en sort un gros chandail qu’elle tend à la clocharde décharnée. Un quart de seconde d’hésitation et la pauvre femme s’empare du vêtement tendu pour l’enfiler prestement. Elle hésite en jetant un regard sur le bagage béant.

« N’aurais-tu pas un pantalon pour moi ? Le mien est troué de partout. »

            Lucie fouille et lui donne son pantalon de jogging. Pendant la séance de déshabillage, la généreuse donatrice interroge sa protégée.

« Que vous est-il arrivé ? Pourquoi vivez-vous dans la gare ?

- Oh ! C’est une très longue histoire. Viens. Allons nous installer sur un banc. »

            En passant devant un automate qui propose des sandwichs, Lucie s’immobilise. Elle a l’estomac dans les talons et la vue de cette nourriture fait monter des grondements intérieurs ignorés jusqu’alors. Elle attrape son dernier billet de vingt euros. Il ne lui a pas permis de trouver une couche, au moins servira-t-il à lui remplir la panse. Elle introduit l’argent dans la fente prévue pour les billets mais celui-ci, très abîmé par le voyage en boule au fond de la poche du jean de Lucie, lui est rendu. La jeune fille effectue plusieurs tentatives, sans succès !

            Elle retourne près de la vieille dame qui a pris place sur les sièges du hall. Elle lui propose de partager le reste de sandwich laissé, par un voyageur trop pressé, sur le bord d’une poubelle. Celle qui prétend se prénommer Rita entame le récit de sa vie. De déboires amoureux, en enfants placés par la DAS, en passant par la perte de son emploi de caissière et de son petit studio, elle s’est retrouvée ici.

« Mais je ne suis pas seule. Il y a Maurice. Tu devrais le trouver dans la salle d’attente en face du quai 1. »

            Lucie, poussée par la curiosité, prend congé de Rita et part vers le quai 1. Il y a en effet un homme d’une quarantaine d’années qui tente de trouver une position confortable sur les sièges métalliques.

« Bonsoir ! lance Lucie.

- Oh ! T’es une nouvelle matonne ?

- Non. Je suis bloquée ici pour la nuit.

- Pas de chance. C’est une mauvaise journée pour moi aussi. On m’a volé ma brosse à dents et mon dentifrice. Je suis sûr que c’est un coup de Pierre. Il ne respecte rien. Il a trouvé ma cachette. »

            Lucie ouvre à nouveau sa valise et en sort sa trousse de toilette qu’elle remet à Maurice.

« Tenez, gardez-la. Il y aussi du savon, des lingettes et un peigne.

- C’est tout pour moi ! Vous êtes sûre ?

- Oui. Cadeau.

- On ne m’en a pas offert depuis longtemps. »

            Il sert à Lucie un sourire de dents noires de caries avant d’entamer à son tour l’évocation de son périple, qui passe par une phase d’alcoolisme, de dépression, un divorce difficile pour finir dans les sous-sols de la gare.

            Lucie est exténuée. Presque deux heures du mat’, il lui faut trouver un coin pour se reposer. Elle quitte Maurice, occupé à faire l’inventaire de son cadeau. Elle jette son dévolu sur le morceau de tapis rouge qui orne l’entrée d’un grand restaurant. Elle dépose son drap de plage à terre afin de diminuer la dureté du sol. Sa valise en guise d’oreiller, elle parvient à s’endormir, bercée par le cliquetis des aiguilles de l’horloge du hall.

            Des bruits la réveillent en sursaut. Il est 5 heures et la gare reprend peu à peu son activité. Lucie ne voit plus Rita ni Maurice. Son train part à 5 h 30. Juste le temps de se rafraîchir, d’acheter un croissant et un café avec son billet chiffonné. Lucie se poste sur le quai 8. Son train entre en gare. Elle est heureuse de pouvoir enfin profiter d’un siège douillet. Par la fenêtre, elle observe la gare s’éloigner au coup de sifflet du chef de train.

            Elle repense à cette nuit. Si sa valise est plus légère, son esprit est rempli de cette expérience hors du commun. Elle ne regardera plus jamais une gare de la même façon. En ratant le dernier train, elle a découvert que d’autres, plus malchanceux, ne remontent plus dans celui de la vie.

[1] En fait, c’est Delphine. Elle a accepté le rôle. 

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