Panique
C’est une belle matinée du mois de juin. Au CPAS, tout le monde s’affaire aux tâches quotidiennes : rangement de courriers, encodages divers, réponse téléphonique, paiement de factures essentielles ou pas. Chacune, car ce service est exclusivement féminin, a dans l’esprit l’idée des vacances qui approchent à grands pas et présagent un repos bien mérité afin de se ressourcer dans des activités estivales proches ou lointaines en fonction des moyens de chaque foyer.
Un jeune homme débarque au secrétariat et réclame d’un ton sec et tranchant une entrevue avec son assistante sociale, prénommée Catherine, actuellement occupée à profiter pleinement du soleil méditerranéen. Cela amène Sylvie, brune au carré parfait et secrétaire de son état, à lui demander la raison de sa requête. Le jeune homme lâche un « J’veux des sous ! » très significatif. Monsieur étant un habitué de ce genre de comportement, il lui est poliment répondu qu’il connaît le système de ses versements et qu’il percevra son pécule d’ici deux jours. Mais il s’entête et réclame, plus menaçant, une « avance ». Afin de trouver quelque renfort, notre brunette lui demande de patienter dans le couloir, le temps d’interpeller la collègue de Catherine. Sylvie se dirige donc sans conviction vers le bureau de Nathalie, seule dans la grande pièce aux couleurs rose. En effet, de son trinôme, l'une est en vacances et l'autre se remet peu à peu d’une grippe intestinale. Nathalie est au téléphone aux prises avec une personne de mauvaise foi prétextant une énième perte de portefeuille afin de bénéficier d’un quelconque supplément d’argent. La conversation est animée et se termine par un raccrochage rageur du combiné. C’est dans cet état d’énervement que Nathalie est mise au courant de la présence de l’importun.
Dans le couloir, ce dernier sent sa colère monter comme la moutarde au nez. Il pose sa main sur un objet dur placé dans la poche de sa veste en jean élimée jusqu’à la corde. Il rumine un plan dans sa tête, celui qu’il a élaboré toute la nuit. On ne pouvait plus se moquer de lui indéfiniment. Il leur montrera, à ces pétasses, que c’était LUI qui choisissait « quand » et « combien » il lui fallait. Sa respiration devient saccadée lorsqu’il voit la grande blonde s’approcher d’un pas déterminé. Il sait ce qu’elle va dire ; il le devine dans ses yeux bleus semblant lancer des éclairs. A la simple prononciation du mot « non », il saisit l’arme qu’il avait soigneusement préparée et la colle sur la tempe de notre pauvre assistante sociale, en la poussant violemment vers le secrétariat où Sylvie assiste à la scène avec une expression de terreur.
En murmurant, il s’adresse à la secrétaire : « Et maintenant, tu me fais le versement. » D’une voix tremblante, Sylvie lui répond que son compte n’est pas encore approvisionné. Elle tapote sur son clavier et retourne l’écran faisant état d’un solde de compte de soixante-deux centimes. Il maintient son otage en joue en ajoutant : « Trouve une solution ! VITE ! ». Nathalie sent la pression de l’arme se renforcer. Elle n’est pas croyante mais elle se surprend à émettre une prière à l’attention d’un quelconque dieu, si possible qui existe, qu’il soit celui des chrétiens, musulmans ou des hindous. Peu importe ! Elle voit sa vie défiler devant ses yeux : une enfance sans histoire, un mariage ordinaire, deux enfants qui ne font pas des étincelles à l’école et un boulot à vocation alimentaire. Elle imagine furtivement ses funérailles financées par l’assurance du CPAS. Pourvu qu’ils n’appliquent pas le « tarif indigent » !
La chef de service, Isabelle, est dans son bureau. Zut ! Il lui manque un élément pour terminer son rapport. Sylvie pourra l’aider. Elle passe la porte communicante et ne s’aperçoit pas du drame qui se trame à quelques mètres devant elle. Juste le temps d’entendre : « Stop !» suivi d’une détonation sourde et elle s’écroule. Les jeunes femmes poussent des cris de terreur.
Dans le troisième bureau faisant face au secrétariat, Lucie et Anne-Marie discutent de visites à domicile à effectuer dans des endroits à faire fuir les assistantes sociales même les plus courageuses. Mais un bruit effrayant suivi de cris met fin à leur bonne humeur. Non, ce n’est pas possible ! On ne vient quand même pas de tirer avec une arme à feu dans le service. Les deux jeunes femmes restent figées quelques instants, les yeux ronds. Que fut-il faire ? Personne ne leur a dispensé de formation exposant l’attitude à adopter dans ce genre de situation. Elles savent qu’il y a un bouton d’alerte sous un bureau. Mais lequel ? Ah oui, ils l’ont déplacé quand les tables ont été réarrangées afin d’éviter que leur collègue Aurélie ne finisse cuite par le chauffage. Le voilà. Lucie appuie de toutes ses forces sur le déclencheur rouge. Mais comment savoir s’il est encore branché ? Il vaut mieux s’en assurer et appeler la police de manière traditionnelle. Les deux assistantes sociales, sous le coup de la panique, ne savent plus quel numéro composer. Le 100 ? Non, c’est l’ambulance, elles en auront peut-être besoin plus tard. Le 101 ? Les pompiers ! Mais y’a pas le feu. Enfin si, mais leur lance ne pourra pas sauver les collègues. Tant pis, Anne-Marie tente de contacter la centrale du CPAS qui fera le nécessaire. Mais le standard sonne occupé. Quelle pipelette cette Maryse. Ce n’est pas le moment, des vies sont en danger. Ah ! Anne-Marie retrouve un pense-bête avec le numéro de la police qu’elle compose immédiatement. Pendant ce temps, Lucie, mue par une curiosité malsaine, s’avance prudemment par le bureau d'Isabelle pour atteindre l’arrière du bureau rose. Son cœur bat la chamade lorsqu’elle dépasse sa tête par le chambranle. Quelle horreur ! Sa chef est étendue par terre dans une mare de sang qui semble s’écouler lentement de sa cuisse droite. Lucie ne l’apprécie peu mais elle ne méritait pas un tel sort. Bon, il va quand même falloir l’appeler cette ambulance. Elle voit le manège du jeune homme et n’ose pas s’approcher.
Ce dernier continue sa négociation : « Alors, t’as une idée ? » Sylvie pose sa main sur le combiné téléphonique en proposant : « On peut appeler le receveur. » Une autre détonation retentit, le téléphone vole en éclat et une douleur vive traverse la main droite de Sylvie. Le revolver à nouveau posé sur la tempe trempée de sueur de Nathalie, le jeune homme commence à crier tous les jurons possibles et imaginables. La jeune assistante sociale, les idées confuses, tente d’échafauder un plan de sauvetage. Il faudrait qu’elle puisse lui asséner un coup de pied dans les parties sensibles mais il est derrière elle. Pourquoi n’a-t-elle pas pris de cours de self-défense ? En plus, le pervers semble en profiter pour la peloter. Il est pourtant plus petit qu’elle. Il faut dire qu’avec une stature d’un mètre quatre-vingt et des talons de dix centimètres, peu arrivent à sa hauteur.
Sylvie retire en tremblant le foulard bleu qu’elle porte au cou afin d’enrober sa blessure et ne pas tacher son nouveau pantalon. L’agresseur lui jette sa carte arborant le logo rouge de la banque.
« T’as qu’à piocher d’un autre compte. »
Il retourne l’écran et pointe du doigt un solde affiché de 1301,79 euros. Les idées se bousculent dans la tête de la secrétaire. C’est elle qui est chargée, avec des supérieurs, de vérifier la légitimité des paiements effectués, et ce, pour éviter les fraudes et malversations diverses. Comment va-t-elle expliquer cela ? Elle se rend compte que sa réflexion n’a aucun sens en cas de force majeure. Elle ne va pas risquer sa vie ni celle de sa collègue pour sauver un maigre pécule de 1300 euros uniquement par conscience professionnelle !
Sylvie se résigne à entamer l’encodage de l’opération financière malgré les élancements lancinants de sa main et le foulard dont le bleu vire au violet. Elle se prépare à taper le dernier chiffre de son code secret lorsque des hommes en bleu débarquent, armés eux aussi. « Lâche ton arme ! »
Le garçon, surpris, resserre son étreinte sur la poitrine volumineuse de la pauvre Nathalie, au bord de l’évanouissement. Celle-ci est prise d’une irrésistible envie d’en griller une. Les condamnés à mort ont droit à une dernière volonté tout de même !
Pendant ce temps, des policiers pénètrent par la fenêtre du bureau de Lucie et Anne-Marie afin d’assurer une arrivée plus discrète. La jeune femme leur montre comment accéder derrière le preneur d’otage. Un tireur se poste dans l’embrasure de la porte. Lentement, le professionnel installe son arme, vise la partie supérieure gauche de la veste en cuir et attend.
Les négociations vont bon train. Le preneur d’otage tente de justifier son geste : un besoin d’argent, une dette à un pote, un manque de … hasch pour calmer des douleurs. Et tout cela à cause de ces assistantes sociales totalement butées. Son énervement atteint son paroxysme et son index se resserre peu à peu sur la gâchette.
Un mot dans l’oreillette du tireur d’élite et un bruit sec résonne dans la pièce. Le fou s’écroule dans un râle pendant que Nathalie, enfin libre, part se réfugier dans les bras d’un policier musclé.
Quelques mois sont passés depuis ce drame. Dans le service, tout a changé. Un guichet a été installé avec une vitre pare-balle. Un passe est nécessaire afin de pénétrer dans les bureaux. Une formation à la situation de crise est prodiguée à tous les nouveaux engagés. Les employées sont toujours là, fidèles au poste. Mais elles ont changé aussi. Leur chef avance d'une démarche mal assurée. La secrétaire a la main qui tremble au moindre bruit violent. Anne-Marie et Lucie ont affiché en grand dans leur bureau le numéro de téléphone de la police. Mais les pires traumas sont invisibles. Nathalie vous le dira. Ce sont ceux qui vous réveillent la nuit … vous font ressentir la froideur d’un canon sur la tempe et entendre le cliquetis d’une gâchette pressée !