In memoriam
L’horloge géante du hall de l’hôpital affiche 17 h 55 quand la petite voix de Lucie s’écrie : « Attendez. Retenez l’ascenseur s’il-vous-plaît. ». Un jeune homme pose ses phalanges sur le capteur et la porte s’ouvre à nouveau, permettant ainsi à la jeune fille en béquilles de pénétrer dans la cage d’acier. D’un petit sourire, elle remercie le galant qui lui demande :
« Quel étage ?
- Le deuxième. Merci. »
Dans l’ascenseur se trouve également une petite dame rondouillette d’une septantaine d’années qui salue les deux benjamins d’un petit rictus. Son parfum vanillé prend un peu à la gorge et masque difficilement l’odeur de tabac froid et de graillon qui lui colle à la peau.
L’ascenseur s’ébranle. Une voix métallique annonce mécaniquement « Deuxième étage ». La jeune femme se prépare devant le double battant qui ne lui offre qu’une immobilité inquiétante. Elle sollicite d’appuyer sur le bouton d’ouverture des portes. Le jeune homme s’exécute, répète l’opération puis laisse son index appuyé plusieurs secondes mais sans résultat apparent. Leurs trois cœurs se serrent, ce qui fait tressaillir le pacemaker de la mamie. Ils se regardent, un peu perdus, les yeux écarquillés. Dans un élan soudain, le jeune homme se rue sur le bouton qui affiche le symbole très expressif d’un combiné téléphonique. Il appuie nerveusement à plusieurs reprises. Un bruit de sonnerie intermittente commence à résonner dans l’espace réduit. Enfin un « oui » interrogatif leur redonne un peu d’espoir. Lucie prend la parole :
« Nous sommes bloqués entre le premier et le deuxième étage.
- Vous avez essayé avec le bouton d’actionnement manuel des portes ? »
Lucie s’indigne d’être prise pour une parfaite imbécile.
« Bien sûr. Mais il ne se passe rien.
- Nous allons vous envoyer un technicien. Ne bougez pas ! »
Très drôle cette dame ! Pense-t-elle qu’ils soient capables d’aller boire un verre à la cafeteria ? Les prisonniers malgré eux se regardent en chien de faïence. La vieille dame aux doigts jaunis prend l’initiative des présentations :
« Moi, c’est Agnès. Et vous mes petits ? »
Mes petits ! Cette appellation ne plaît pas trop à Lucie qui fronce les sourcils en toisant son interlocutrice. Elle finit par répondre d’un air poli :
« Moi, c’est Lucie. »
Les deux femmes se tournent naturellement vers le seul représentant du sexe fort. Ce dernier est livide. Sa respiration est rapide et saccadée.
« Asseyez-vous sur le sol. Vous allez faire un malaise, conseille Lucie. Comment vous appelez-vous ?
- Alfred. »
Lucie ne peut réprimer un petit sourire moqueur. Le pauvre ! On lui a sûrement donné ce prénom en souvenir d’un grand-père, parrain ou encore d’un chien fidèle parti trop tôt. Elle change de sujet pour lui éviter de se mettre à rire.
« Bon, j’espère que ce ne sera pas trop long. Moi qui avais rendez-vous à 18 h 10 pour une radio !
- Qu’est-ce qui vous est arrivé ? s’enquiert la petite mémé.
- Une histoire bête, comme tous les accidents. Je voulais préparer une sole pour le souper. Mais, le temps de déposer le poisson dans une assiette pour l’assaisonner, mon chat s’est précipité pour le voler et a pris la direction de la table basse du salon. Je l’ai coursé pour tenter de récupérer au moins un morceau. Il a lâché sa proie, j’ai glissé dessus et je me suis tordue la cheville. Idiot, non ? Sale chat ! Et dire que je l’ai sauvé d’une mort certaine. Il allait crever de faim dans la rue.
- Il a gardé son instinct de survie. Vous auriez dû sortir votre poisson à la dernière minute. »
Ben voilà ! C’est de la faute de Lucie maintenant si elle se retrouve avec une cheville HS. Les chats, comme les enfants, bénéficient toujours de l’impunité.
Alfred se moque bien du récit de Lucie. Rester enfermé ici est contre-nature pour lui. De la sueur apparaît sur son front, il triture ses mains et effectue des allers retours dans l’espace clos, donnant l’impression aux deux femmes d’assister à un tournoi de tennis.
« Calmez-vous s’il-vous-plaît ! lui ordonne Agnès, visiblement excédée par cette attitude.
- Désolé. Je venais voir ma sœur, déjà à contrecœur, mais alors là ! C’est le comble …
- Pourquoi à contrecœur ? l’interroge Lucie
- On est en froid depuis des années mais elle a besoin d’un rein et je dois passer les examens pour savoir si je suis compatible.
- C’est un beau geste. Même si vous êtes en froid, elle reste votre sœur. Les liens du sang, quoi …
- Mais je suis terrifié par les piqûres, les médecins, etc.
- Gardez juste la finalité à l’esprit : sauver votre sœur. Moi, si j’en avais une, je n’hésiterais pas.
- Vous voulez prendre ma place ?
- Euh … j’ai déjà une cheville amochée alors je souhaiterais garder mon rein.»
Lucie se tourne vers l’aînée des infortunés de l’ascenseur :
- Et vous, Agnès. Pourquoi vous êtes ici ?
- Je viens rendre visite à une vieille amie qui s’est cassé le col du fémur. Je lui ai ramené cette boîte de pralines. Elle était en liquidation au supermarché. Certes, la date de péremption a expiré depuis quelques jours mais des chocolats …
- Vous ne la portez pas dans votre cœur, votre amie ! s’exclame Lucie d’un air espiègle.
- Pourquoi vous me dites ça ? On se connaît depuis plus de trente ans.
- Ah, je pensais. »
Qu’est-ce qu’elle doit offrir à quelqu’un qu’elle n’apprécie pas ? Des roses séchées avec les épines, des pralines périmées depuis deux ans ? Elle raconte qu’elle a tout de même pris le soin de décoller l’étiquette à la date accusatrice au moyen de la vapeur émanant de sa vieille bouilloire en aluminium. Cette opération n’aura sûrement pas laissé les chocolats intacts. Lucie imagine la tête de sa copine à l’ouverture du cadeau.
Lucie, atteinte de crampes dans les bras et la jambe engourdie, décide de s’asseoir sur le sol glacé, adossée à la porte toujours désespérément close. Le temps passe sans avoir de nouvelles du monde extérieur. Les compagnons de Lucie sont agités. Agnès triture nerveusement les poignées élimées de son sac en skaï et Alfred effectue une sorte de danse sur place.
« Qu’est-ce que vous avez tous les deux ?
- Je suis une grande fumeuse. Il me faut une cigarette. Je peux ?
- S’il-vous-plaît, ne nous enfumez pas. Il n’y a pas d’aération ici. De toute façon, c’est strictement interdit. Regardez le panneau !
- Je fume depuis plus de quarante ans, deux paquets par jour. J’ai plusieurs fois tenté d’arrêter mais en vain. Pitié, je n’en fumerais que la moitié … »
Alfred explose :
« Ecoutez. Je suis occupé de lutter pour ne pas mouiller mon pantalon. J’ai dû boire un litre d’eau pour un examen des reins et ma vessie est prête à exploser. Alors … prenez un peu sur vous Agnès ! »
Il n’en peut plus. Sa tête, comme sa vessie, est prête à exploser. Il appuie de nouveau sur l’interphone, muet depuis trop longtemps à son goût. La sonnerie retentit longuement, de façon lancinante, pendant des secondes qui semblent des minutes. La même voix s’adresse enfin aux infortunés :
« Le technicien est en route mais il est tombé en panne. Il ne devrait plus tarder. Gardez votre calme surtout. »
La radio n’avait pourtant pas annoncé que c’était la journée de la panne aujourd’hui !
Alfred est au bord de la crise d’angoisse. Agnès retire la boîte de pralines de son sachet plastique à l’effigie d’une grande enseigne de supermarché et le colle devant la bouche du jeune claustrophobe. Elle l’invite à s’asseoir aux côtés de Lucie. Le sac se gonfle et se dégonfle avec un rythme de plus en plus lent, jusqu’à ce qu’Alfred retrouve des couleurs et un peu de sérénité.
Seule Lucie reste stoïque. A part son estomac qui commence à émettre des gargouillis retentissants. Agnès propose ses pralines à ses compagnons. Mais ils refusent poliment. Mieux vaut mourir de faim que d’intoxication alimentaire.
Soudain, de drôles de bruits se font entendre : des coups, des grincements, craquements. Est-ce bon ou mauvais signe ? Ils ne le savent pas, ce qui ravive l’angoisse d’Alfred et le désir d’en griller une d’Agnès. Mais, au moins, quelque chose se passe.
Lucie se remet debout avec l’aide bienveillante d’Alfred. Les portes commencent à s’écarter lentement, laissant uniquement un passage d’une trentaine de centimètres dans le haut, l’ascenseur n’ayant apparemment pas atteint le palier du deuxième étage. Un homme moustachu dépasse la tête pour expliquer à nos trois malheureux que leur chance de sortir rapidement est de se glisser par l’ouverture.
Lucie est hissée en premier : Alfred la prend par la taille. Elle lui semble légère, contrairement à ce que son derrière potelé lui promettait. Ou est-ce le stress qui décuple ses forces ? Il finit par lui mettre les mains aux fesses afin de la pousser hors de cet enfer. En d’autres circonstances, il aurait souri niaisement de cette opportunité. Elle est tirée par le technicien jusqu’à ce qu’elle se retrouve sur le carrelage en damier devant le service de radiologie qui est déjà fermé.
L’affaire se corse quand il s’agit d’extraire Agnès. Le jeune homme tente la même technique que pour Lucie mais la taille d’Agnès est loin d’avoir la même sveltesse. Il tente la courte échelle mais reste incapable de la lever de plus de dix centimètres. Il se met à quatre pattes et propose son dos comme escabelle mais les jambes pleines d’arthrose d’Agnès l’empêchent de grimper. Alfred est en transpiration. La cabine émet un grincement inquiétant avant de chuter de quelques centimètres. Le technicien lui conseille de remonter afin de tenter de hisser la dame à deux.
Alfred parvient à s’extraire sans aide grâce à un certain talent athlétique. Les deux hommes se penchent par l’ouverture et tendent les bras vers Agnès mais impossible de la faire passer en raison de sa corpulence. Seule la boîte de pralines est extraite de la prison métallique. Lucie et Alfred ne peuvent se résigner à abandonner leur petite mamie.
Le technicien envisage de bloquer la cabine à l’aide d’une armoire et appelle Alfred à la rescousse, quand un craquement terrible leur vrille les oreilles. Puis un silence de quelques secondes avant un bruit assourdissant et une fumée acre qui s’échappe du trou maintenant béant. Le pire scenario s’est réalisé. Il ne reste plus de la cage d’ascenseur qu’un amas métallique devenu tombe pour Agnès. Les chocolats, quant à eux, furent précipités dans la première poubelle venue afin d’éviter une victime supplémentaire dans cette histoire.
Cinq jours sont passés depuis la catastrophe. Lucie et Alfred suivent le cercueil blanc, financé par l’assurance de l’hôpital, vers le chœur de l’église. Ils ont tous les deux des cernes sous les yeux en raison de nuits blanches ou hantées de cauchemars. Et si le technicien n’avait pas dit à Alfred de remonter, il y aurait aujourd’hui deux cercueils devant l’autel. Les jeunes gens prennent place au premier rang pour écouter le discours d’un prêtre d’origine africaine. La salle est quasi vide, signe qu’Agnès avait peu d’entourage ou que sa pingrerie l’avait décimé peu à peu ! A l’injonction de se lever pour la prière traditionnelle, Lucie reprend une position verticale sur un pied et tangue. Alfred la rattrape de justesse, leurs regards tombent l’un dans l’autre. Lucie lui chuchote : « Donc, tu te prénommes Alfred en mémoire de … ».
Une plaque commémorative fut installée dans le hall de l’hôpital en souvenir de cette femme dont le surpoids a scellé le destin. Une aubaine pour Weight Watchers ….
Une petite nouvelle qui se lit toute seule. Pas mal !
La chute est malheureuse pour Agnès. La pauvre dame en surpoids qui ne s'en sort pas, c'est assez triste. Peut-être qu'elle avait des défauts, qu'elle était un peu pingre, mais je reste assez peinée par la manière dont l'histoire se termine pour elle.
Est-ce que Lucie apparait dans d'autres textes ? Tu sembles très bien maîtriser ce personnage, alors je suis curieuse.
Ta plume est assez efficace pour décrire et narrer une histoire. Pas de fautes visibles, et un déroulement de l'intrigue assez bien dosé.
Bonne continuation !
Spilou