Le parfum
Monsieur Leblanc entre dans l’unique parfumerie de sa petite ville natale. La vendeuse adresse un sourire très commercial à son premier client de la journée.
« Bonjour, Michel. Comment puis-je t’aider ?
- Bonjour Line, je voudrais un parfum assez corsé pour ma femme.
- Marie en a marre de son éternel Anaïs Anaïs ?
- Oui. Que me conseilles-tu ? »
La spécialiste des fragrances enfermées dans des bouteilles multicolores se plante devant sa vitrine bien garnie et réfléchit longuement. Elle revient avec une dizaine de flacons aux formes toutes plus originales les unes que les autres. Les languettes vaporisées sont présentées au vieil homme puis passent une à une sous son nez d’où dépassent de longs poils gris. Après une longue hésitation, il opte pour un parfum très puissant, presque entêtant, et qui porte le nom évocateur de « Ne m’oublie jamais ». La boîte à dominante rouge et or est emballée avec soin et remise à Monsieur Leblanc, qui laisse galamment le surplus de monnaie à titre de pourboire pour le temps que Line lui a consacré.
De retour chez lui, il crie joyeusement :
« Chérie, je suis rentré ! »
Il pose sa veste sur la patère de l’entrée et se dirige vers le salon. À la télévision passe un jeu qui met en scène des couples soumis à des batteries de questions. C’est l’émission préférée de Marie. Michel caresse les longs cheveux gris de son épouse qui pendent sur le dessus du canapé en cuir acheté à l’occasion de leur cinquantième anniversaire de mariage. Qu’est-ce qu’ils avaient dansé jusque tard dans la nuit dans cette petite guinguette en face de l’hôtel de ville. Les yeux dans les yeux, ils en avaient oublié toutes les épreuves que la vie leur avait fait traverser : l’incendie qui avait failli coûter la vie à Michel et lui avait ravagé la peau du dos, le bébé qu’ils avaient perdu quelques heures après avoir pu le bercer, le cancer qui s’était installé subrepticement dans le cerveau de Marie et qu’elle avait vaillamment combattu pendant de longs mois.
Michel retire la boîte aux couleurs chatoyantes du sachet en plastique.
« Je pense que celui-ci devrait te plaire. Joyeux anniversaire ma chérie. Quatre-vingt-cinq ans. Qui aurait cru qu’on les fêterait un jour ? Ces médecins ne savent pas ce qu’ils disent parfois. Condamnée ! J’entends encore le professeur Lecrabe m’annoncer qu’il fallait se résoudre car la récidive était virulente. Et tu es là, toujours à mes côtés. »
Michel adresse un regard amoureux à sa chérie assise dans le canapé. Il ouvre l’emballage et sort la petite bouteille à la forme oblongue. Il se met à vaporiser abondamment Marie. Les gouttelettes de parfum se déposent sur ses mains blanchâtres marbrées de brun, sur son visage dont la lèvre inférieure pend jusqu’au menton et la peau des joues commence à s’affaisser de manière à laisser apparaître le dessous de ses orbites. Un petit ver blanc sort alors de son nez, donnant un semblant de vie à ce corps devenu inerte depuis de nombreux jours au cours d’une émission politique. Marie s’endormait souvent au son des joutes verbales des candidats aux élections. Elle se plaisait alors à dire en se réveillant : « C’est d’un ennui mortel, ces programmes, mais je les regarde rien que pour te faire plaisir, mon amour. »
Peu à peu, on devine, puis on voit venir la chute et on comprend pourquoi il lui fallait un parfum plus fort. C’est délicieusement sordide et malsain. <br /> Tu as un don pour ces histoires courtes à l’humour grinçant.
Coquilles et remarques :
devant sa vitrine bien achalandée [« bien achalandé » veut dire « qui a beaucoup de clients » ; ici, il faudrait dire « bien garnie »]
aux formes toutes les plus originales les unes que les autres [toutes plus originales]
l’incendie qui avait failli coûter la vie de Michel [à Michel : il avait failli lui coûter la vie]
« C’est d’un ennui mortel ces programmes mais je les regarde rien que pour te faire plaisir mon amour. » [J’ajouterais une virgule après « mortel », une après « programme » (ou un point-virgule) et une autre après « plaisir ».]