Le tribut à la mer
Marc est pêcheur breton, comme l’étaient son père et son grand-père avant lui. Mais les temps ont changé et les techniques ont évolué. De nos jours, la concurrence est rude et les grossistes cassent les prix. Alors il faut du rendement, faire de la quantité grâce à des filets qui draguent en profondeur les eaux de la côte. Il lui arrive de remonter un marsouin ou encore des espèces qu’il ne pourra décemment pas vendre. Il rejette ces animaux à l’eau, souvent estropiés ou fatigués de s’être débattus inutilement dans ce piège mortel.
Ce matin, le temps est maussade, les nuages sont sombres comme le charbon et le ciel semble vouloir tomber sur la tête des Bretons. Mais le portefeuille est vide et le banquier est prêt à vendre la baraque, à moins que ce ne soient huissiers qui viennent saisir le bateau. Pas le choix, il faut prendre la mer même si elle ne semble pas clémente aujourd’hui et qu’un mauvais pressentiment envahit le pêcheur.
La houle est puissante et l’équilibre de Marc et son acolyte Pierre est mis à rude épreuve. Les filets ne remontent pas les poissons espérés. Le petit chalutier s’aventure plus au large lorsque qu’une terrible tempête éclate. Des éclairs zèbrent le ciel de mai, éblouissant furtivement les visages crispés des deux marins. Ces derniers tentent de rejoindre la côte mais ils sont rattrapés par une vague gigantesque qui s’abat sur leur esquif, le brisant en deux.
Marc perd son second de vue dans les flots déchainés. Il aperçoit soudain une partie de la poupe de son bateau flotter un peu plus loin. Il tente de l’atteindre dans l’espoir de s’y accrocher mais sa jambe droite lui envoie des décharges douloureuses. Il remarque également sa main gauche ensanglantée. Ses forces l’abandonnent peu à peu et il se sent glisser inexorablement vers le fond de cette mer en furie. Une fureur qui lui rappelle celle qui a habité sa femme le jour où elle a découvert qu’il avait eu une aventure avec Ariel, la fille du poissonnier. Rien de sérieux pourtant ! Il sourit à cette pensée en s’abandonnant à son triste sort, celui de mourir sur son lieu de travail pour ne pas avoir écouté son instinct. Ce sont les autres pêcheurs qui seront contents d’avoir un concurrent de moins.
Le manque d’oxygène se fait peu à peu ressentir lorsqu’il voit, à travers le brouillard des flots agités, un être étrange venir à sa rencontre. On dirait… une sirène ! Elle possède en effet un buste féminin aux formes voluptueuses et une queue de poisson à partir de la taille. La créature s’approche de lui. C’est drôle car son visage arbore les traits d’Ariel. Après un moment d’hésitation, elle pose ses lèvres délicates sur la bouche de Marc et lui insuffle brutalement une bouffée de vie. Les poumons du marin se mettent à tressauter dans sa poitrine avant de s’emplir naturellement d’eau de mer, lui apportant, à sa grande surprise, l’oxygène que son corps réclame depuis de longues minutes.
Il reprend ses esprits et gratifie celle qui l’a probablement sauvé d’un sourire un peu niais. Soudain, ses yeux s’agrandissent de terreur lorsqu’une énorme baleine bleue fond sur lui et l’avale sans autre forme de procès. Prisonnier dans la bouche du cétacé, comme un poisson rouge dans son bocal, Marc se demande ce qui va lui arriver. Être sauvé de la noyade par une créature mythique et mourir digéré par un mammifère marin, quelle ironie !
Après de longues minutes dans l’obscurité totale, la mâchoire de la baleine s’ouvre à nouveau. Là, une pieuvre vient à sa rencontre et l’entoure de ses multiples bras afin de l’emmener dans une grotte dont l’éclairage est assuré par des mollusques bioluminescents collés aux parois. Divers animaux sont couchés sur des lits d’algues vertes et c’est sur l’un d’eux que le marin est déposé délicatement par l’octopode.
Un tourteau arrive à son chevet et palpe tout son corps avec ses pinces impressionnantes mais délicates avant d’approcher ses yeux en forme de billes noires de son visage.
« Que t’est-il arrivé, humain ? »
Marc n’a pas vu bouger la bouche de l’animal. Cette question semble être parvenue directement à son esprit sans le truchement de vibrations d’une quelconque partie du corps du crabe. Le marin ouvre la bouche pour raconter son périple mais la bête le coupe.
« Seule ta pensée m’est compréhensible, pas tes braillements d’animal terrestre qui se croit supérieur aux autres espèces mais qui est incapable de survivre en pleine mer sans un de ses bateaux. Peu importe ! Je vais soigner tes pattes blessées. Même si je ne sais pas si tu le mérites. »
La pieuvre qui l’a amené dans ce lieu que l’on pourrait apparenter à un hôpital sous-marin, repasse dans son champ de vision et lui pose un coquillage multicolore sur le nez. Instantanément, l’homme perd connaissance.
À son réveil, ses paupières sont lourdes et il doit déployer un effort intense pour les ouvrir. Dans sa tête cognent des milliers de tambours, en rythme avec les battements de son cœur. Quel concert assourdissant dans ce monde dit « du silence » ! Il porte sa main gauche à son front douloureux et découvre avec horreur qu’une pince lui a été greffée à la place. Il se redresse dans son lit de fortune et découvre qu’une longue nageoire est devenue son nouveau membre inférieur droit. Le voilà devenu un monstre mutant !
Mais comment ces poissons maîtrisent-ils les techniques avancées de greffes ? D’autant plus qu’il s’agit de greffons provenant d’autres espèces ! Il remue sa pince et sa nageoire. Aucune douleur et une capacité de contrôle total sans convalescence ni rééducation. À moins que son coma n’ait été plus long qu’il ne lui semble. Impossible de le savoir dans cet environnement rythmé par la lune et les saisons et non deux aiguilles sur un cadran.
Deux énormes crabes araignées s’approchent de sa couche, suivis de près par un minuscule poisson clown. Ce dernier s’adresse à Marc.
« Humain, suis-nous ! Tu es en état d’arrestation pour meurtres et tentatives de meurtres. »
Pas le temps de protester qu’il est emmené, manu militari, ou plutôt pinceu crabitari, en direction d’un vieux galion qui gît au fond d’une vallée marine. Là, dans ce qui semble avoir été le bureau du capitaine de ce vaisseau, un requin-marteau l’attend de nageoire ferme. Dans un coin, un squelette, portant un bicorne et sa mâchoire inférieure posée sur son fémur droit, est affalé et semble observer la scène. Le requin commence :
« Humain, plusieurs de mes compatriotes m’ont rapporté que tu étais à l’origine soit de la mort d’un membre de leur famille soit de leurs blessures. Il semblerait que tu pêches sans respecter les animaux. Le gâchis est intolérable. Tu mérites une punition exemplaire. Nous sommes conscients que tu n’es pas le seul mais il est plutôt rare que nous en capturions un. Je te condamne dès lors à devenir notre esclave, et ce, jusqu’à ta mort. Tu serviras tous ceux qui te solliciteront, sans rechigner à la tâche. Si tu refuses ou tentes de prendre la poudre des crevettes, je m’occuperai personnellement de toi. J’ai déjà goûté à la chair humaine au large de la Réunion et j’avoue que c’est un mets de choix. Tu seras évidemment sous surveillance constante, je ne suis pas marteau !
- Pas question ! pense Marc. »
Il se retourne vivement et nage le plus vite possible vers la sortie du galion. La nageoire qu’on lui a greffée se révèle tout à coup un atout. Mais il sent vite derrière lui le prédateur qui le suit, le hume. Le requin se rapproche, ouvre sa gueule aux trois rangées de dents acérées avant d’engloutir le corps entier du marin breton.
Journal de bord du Merzhin, samedi 31 mai 2014,
Aujourd’hui, nous ramenons le corps inerte de l’homme que nous avons secouru ce matin. Nous l’avons retrouvé sur un morceau de bateau, dérivant au large des côtes normandes. Il était gravement blessé et atteint d’une forte fièvre qui l’a finalement emporté. Dans ses délires, il criait des choses incompréhensibles. Nous ne connaissons pas son identité mais il a plusieurs fois évoqué le prénom d’une femme, Ariel. Il me pèse déjà de devoir annoncer la mauvaise nouvelle à cette épouse devenue veuve en ce triste jour.
Quelle drôle d’histoire ! L’action est bien menée. Manifestement, notre marin n’avait pas la conscience tranquille. Ce clin d’œil à la Petite Sirène, qui a le même nom que sa fille, est joli. Le rêve – ou le délire – de Marc n’était pas très agréable, mais il a probablement été moins douloureux que la réalité de sa mort...
Coquilles et remarques :
ou encore des espèces qu’il ne pourra pertinemment pas vendre [décemment, peut-être ? Ou qu’il sait pertinemment qu’il ne pourra pas vendre ?]
à moins que ce ne soit les huissiers qui viennent saisir le bateau [J’écrirais « que ce ne soient ».]
Elle possède en effet un buste féminin aux formes voluptueuses et une queue de poisson à partir de la taille. La créature s’approche de lui. C’est drôle car son visage possède les traits d’Ariel [Tu pourrais remplacer l’un des deux par « arbore », par exemple.]
et gratifie celle qui l’a probablement sauvé, d’un sourire un peu niais [J’enlèverais la virgule]
Marc se demande ce qu’il va lui arriver [J’écrirais « ce qui va lui arriver ».]
- Pas question ! Pense Marc [- Pas question ! pense Marc ; on ne met pas de majuscule à une incise de dialogue, n’en déplaise aux correcteurs orthographiques. ;-)]
À plusieurs endroits, j’ajouterais une virgule avant « mais ».