Dans les livres que je lis, les héros n’ont jamais de fin heureuse. Ils sombrent dans la folie, tuent leurs enfants et leurs femmes, meurent d’un coup de lance ou de flèche droit dans le cœur. Dans les livres que je lis, les héros n’ont pas le droit au bonheur. Ils ont le droit à la force d’un manticore, la rapidité de la lumière, la beauté d’un dieu, la gloire d’une légende, l’autorité du Décalogue, mais ils n’ont pas le droit au bonheur.
Au travers des pages, des mythes et des contes, j’ai cherché à comprendre pourquoi les auteurs n’autorisent pas à leurs héros la chance de vivre jusqu’au siècle suivant, la joie d’assister à la naissance de son enfant, le soulagement de retrouver ses pairs vivants. J’ai cherché à comprendre pourquoi les héros méritent d’être malheureux à la fin de leur histoire.
Pour certains, les dieux ne peuvent tolérer un Homme qui tente d’obtenir tout ce qu’une vie mortelle peut offrir. Pour d’autres, le symbole du héros se retrouve dans les obstacles et la souffrance. J’ai ainsi compris que peu importe à quel point les dieux méprisent de leurs yeux omniscients l’avidité humaine de chercher le bonheur et l’éternité, les Hommes observent leurs malheurs avec davantage de sagesse et d’espoir. Les Hommes cherchent du sens à leur malheur. Alors, lorsque le plus pieux, le plus grand, le plus beau, le plus vif, le plus preux des Hommes se retrouve face à la Mort, l’esprit déchiré, le corps brutalisé, il faut un sens, une raison. Les Hommes ne peuvent pas mourir sans raison. Alors c’est parce qu’ils sont héros, qu’ils souffrent. Les héros ne méritent pas le malheur. Le malheur fait d’eux des héros.
— Encore la tête dans tes bouquins ?
Une longue chevelure sombre vient cacher la suite de ma phrase. Je lève les yeux vers elle et tombe sur son grand sourire qui dévoile une corolle de dents blanches. Ses lèvres, si rouges, comme une tache de sang sur un visage si pâle, font les plus beaux sourires.
— Qu’est-ce que tu lis, cette fois-ci ?
Elle attrape mon livre de mes mains. Elle considère les phrases d’une expression confuse, tels que les mots n’auraient de sens que pour moi, et peut-être que cela est le cas. Mon livre se retrouve ensuite jeté sur le lit, l’histoire de Chryséis qui restera un drame jusqu’à ce soir, lorsque je pourrais à nouveau lire en paix.
— Viens, j’ai une surprise pour toi !
Elle me tend une main.
Quand bien même j’aime le calme de ma chambre, le monde qui m’entoure dès que les mots prennent vie dans mon esprit, je préfère suivre Nyx. Je préfère le vacarme de sa voix, le monde qui m’entoure dès que sa main serre la mienne et me force à faire face au soleil qui perce haut dans le ciel. Nyx, déesse de la Nuit, pourtant ses sourires et ses regards m’ont toujours paru aussi lumineux qu’une journée ensoleillée. Elle a choisit ce prénom pour ses cheveux et ses yeux, d’un noir si profond qu’aucune lumière ne semble s’y refléter.
— Où est-ce que tu m’emmènes ?
— Viens, fais-moi confiance !
Nyx a déjà toute ma confiance depuis le jour où j’ai appris son numéro d’orpheline. Elle avait le numéro 11. Signe de la démesure, de la rébellion, du péché humain, du meurtre, comme les auteurs le disent. J’aurais voulu démentir ce que j’ai lu, mais Nyx crit, coure, frappe. Nyx est la démesure, la rébellion. Alors parfois, je l’observe et me demande à quel point le 11 définira ce qu’elle est. Puis, parfois, je pense au fait que j’ai vécu les quinze premières années de ma vie derrière le chiffre 5, la quintessence des éléments, l’équilibre du Monde, la Liberté, et cela ne me définit en rien. Alors, si je ne suis pas le chiffre 5, Nyx ne peut être le nombre 11. Nyx est Nyx. Et je suis…
— Erebe ! Ferme les yeux !
Comme j’accepte sans lutter qu’elle me prenne mon livre, ma main, j’accepte de perdre la vue. Je sens ses doigts autour des miens, ses cheveux dans le vent chatouiller ma joue, la terre boueuse sous mes pieds. Nous marchons un moment, le temps capricieux de l'automne qui s’infiltre par bourrasques à l’intérieur de mon t-shirt, la bruine qui dépose une fine couche humide sur mon visage gelé. J’entends les feuilles bruisser, les oiseaux chanter, les autres adolescents discuter et s’amuser. Puis l’environnement se fait de plus en plus inanimé, seuls nos pas qui s’enfoncent sur le sol humide pour me permettre de savoir que ce n’est pas un rêve.
— Ok, à trois tu peux ouvrir les yeux, d’accord ?
Elle lâche ma main. Je réalise à quel point j’ai froid, sans sa main. Ma vie a toujours été froide, sans sa main.
— Un, deux, trois !
J’ouvre les yeux. Un énorme fourgon gris patiente en plein milieu d’un terrain vague, sa peinture métallisée qui reflète les arbres morts et les hautes herbes autour de nous. Nyx a les bras grands ouverts pour présenter sa fière surprise : un des véhicules du groupe.
Le klaxon retentit soudain et fait bondir mon cœur hors de ma poitrine. Nyx en rit à gorge déployée, tandis que l’une des vitres du fourgon s’abaisse. A la place du conducteur, un sourire triomphant qui mange la moitié de sa face, Éros me regarde.
— Tu aurais vu sa tête quand tu as klaxonné ! On aurait dit qu’il faisait une crise cardiaque !
— Oh non, je suis désolé ! Je ne voulais pas te faire peur !
Éros a les cheveux de la couleur des forêts d’hiver, d’un brun froid, et les yeux de l’ambre. Quand je le vois au volant du fourgon, quand je l’observe jouer aux cartes avec les autres garçons, quand je l’espionne s’assoupir pendant les cours, quand je l’admire dès qu’il sourit, je peux discerner le monde sur ses traits. Il me suffit de toucher ses cheveux pour fouler toutes les terres, caresser ses joues pour naviguer toutes les mers, sentir son souffle pour voler jusqu’aux étoiles, me perdre dans ses yeux pour expérimenter la chaleur du soleil contre ma peau. Si quelqu’un doit être la quintessence des quatre éléments, l’équilibre de tout ce qui constitue l’Univers, ce serait Éros. Dieu de l’Amour et de la puissance, il est “celui qui fait le plus de bien aux Hommes” selon les philosophes. Son prénom semble avoir été fait pour lui. Éros n’est en rien le nombre 35, son numéro d’orphelin. Il est l’Amour, le Bien, le Monde.
— Tu ne demandes pas pourquoi on a volé un fourgon ?
— Vous l’avez volé ?! m’écrié-je, paniqué à l’idée d’être pris sur le fait.
— Oui, mais chut, tu ne voudrais pas qu’on soit vus, si ?
Nyx me fait un clin d'œil, puis m'entraîne à l’intérieur du véhicule.
J’ai l’habitude des transgressions de Nyx et Éros. Ils ont toujours désobéi aux ordres, même s’ils risquent une violente punition. A l’orphelinat, ils se fichaient de se faire battre, humilier, parce qu’à ce moment-là, voler une tranche de pain supplémentaire, se cacher sous le lit, jouer jusqu'à minuit, en valait la peine. Nyx et Éros vivent leur vie comme ils l’entendent, sans se soucier des gardiens, des infirmiers, des médecins, de Connor. Ils sont libres, téméraires, courageux. Tout ce que je ne suis pas. Et je suis certain que si je n’étais pas dans leurs vies, ils auraient déjà accompli des milliers de réussites.
Éros met fin à mes pensées.
— Attachez bien vos ceintures, direction Cumberland !
— Cumberland ?
— C’est le grand lac juste à côté du QG ! s’exclame Nyx, d’un grand sourire. Celui que l’on peut voir lorsqu’on part en mission !
— Tu voulais le voir de plus près, non ?
Éros attend ma réponse, ses yeux enjoués qui m’observent depuis le rétroviseur. Je ne peux jamais maintenir le contact visuel longtemps, sinon mes mains deviennent moites, ma poitrine prête à exploser. Pourtant, même si je ne peux le voir que quelques secondes, cela me suffit à être heureux.
— ...Oui.
— Bon anniversaire ! Tu es content ?
J’avais oublié qu’il y a quelques mois de cela, nous avons choisi nos dates d’anniversaire. Les premiers ordres de Connor ont été de se trouver un prénom, un nom et un anniversaire. C’est ainsi que je suis devenu Erebe Owens, né le 8 novembre 2068. Nyx Waltz est née le 1er janvier 2068. Éros Oak est né le 14 février 2068. Juste avec ces informations, nous nous débarrassons d’une identité liée à des années de maltraitance, de solitude et de rejet. Avec ces prénoms, ces noms, ces dates de naissance, nous devenions à la fois de nouvelles personnes et nous-même pour la première fois.
— Oui, merci. Vous n’étiez pas obligés.
— Mais tu as fait tellement d’efforts pour nos anniversaires, on doit bien te rendre la pareille ! contredit Éros, alors que nous nous engageons sur la route.
— Ce n’était pas grand chose…
— Bien-sûr que si ! Combien de temps ça t’a pris de faire ces bracelets ? Au moins plusieurs heures, non?
— Trois jours…
— Oh, Erebe, tu es vraiment trop mignon !
Nyx me sert contre elle, frotte son poing contre mon crâne. Pour leur premier anniversaire, je voulais leur offrir un cadeau, puisque c’est une tradition à cette occasion. Je n’ai pas d’argent, pas de talent, alors j’ai fais ce que j’ai pu avec ce que j’avais. Quelques morceaux de ficelles colorées, de la patience, et j’ai pu créer trois bracelets assortis. Nous ne les avons jamais enlevés depuis.
— Qu’est-ce qu’on va faire, une fois au lac ? demandé-je, tandis que j’essaie de me recoiffer.
— Tu verras !
Éros est le seul d’entre nous à savoir conduire. Nyx préfère les entraînements physiques, incapable d’apprendre assise pendant plusieurs heures le code de la route. Moi, la conduite ne m’a jamais intéressé. Je ne vois pas d’intérêt à voyager, à arpenter les chemins de campagne ou les autoroutes à quatre voies. Les paysages sont toujours les mêmes, construits de bâtiments aux milles fenêtres qui s’élèvent jusqu’aux nuages, les écrans publicitaires incrustés comme des parasites, l’humidité et la poussière qui alourdissent l’air jusqu’à le rendre irrespirable. Même lorsque je lève les yeux, je ne vois pas d’étoiles, de constellations, juste une toile de ténèbres, son bleu sinistre éclairé par les hologrammes et les panneaux électriques. Le jour et la nuit n’ont pas de sens ici, le ciel qui ne connaît ni aube ni crépuscule, juste un bleu fade parfois parsemé d’épais nuages. Il n’y a rien de beau dans cette ville, alors les autres villes ne m’intéressent pas.
Mais lorsque nous partons en mission vers Nashville, les fourgons se suivent sur la montée et un horizon se dessine. En bas, il n’y a pas d’horizon. Les façades détériorées, les voitures d’une autre époque, la foule de passants, il y a toujours de quoi bloquer la vue. Mais en haut, entre les skylines qui s’étendent à perte de vue, il y a ce lac qui paraît ne jamais se finir. Le soleil s’y reflète, les arbres l’entourent, le lac de Cumberland est la seule chose de ce monde pour qui j’accepterais d’apprendre à conduire.
De l’autre côté de la vitre du véhicule, l’étendue d’eau se rapproche et n’est désormais plus qu’à quelques pas. La météo nous repousse de son vent inhospitalier, sa pluie de plus en plus torrentielle, à croire que je n’ai aucun droit à observer le calme du lac, les canards se pavaner, l’herbe frémir. Une fois sur le parking, j’hésite à sortir. Mes livres m’ont appris à écouter le tonnerre qui gronde, les tempêtes ravageuses. Il ne peut pas y avoir de hasard dans ce vaste univers, le mauvais temps signifie une colère, un ordre. L’univers me hurle que je n’ai pas le droit de voir ce lac.
— Le temps se gâte, on devrait sûrement rentrer, signifié-je, tandis qu’Éros coupe le moteur.
— Qu’est-ce que tu racontes ?! s’écrit Nyx, tournée vers moi en un mouvement vif. On est à deux pas du lac ! C’est pas le moment de baisser les bras !
— Mais-...
— Ce n’est que de la pluie, me coupe Éros, d’une voix douce. La pluie ne peut pas gâcher ton anniversaire.
— Oui, écoute-le ! Allez, ne perdons pas plus de temps ! Il faut qu’on soit rentré avant le couvre-feu !
Nyx sort du fourgon et crit pour défier l’averse, les nuages, le ciel. Déjà trempée, ses cheveux qui lui tombent sur les yeux, elle me tire hors du véhicule et s’élance jusqu’à la rive. Mes jambes peinent à tenir sa course folle, son rire si puissant qu’il couvre le bruit de la tempête. Éros nous poursuit, avant d’imiter la fougue de Nyx, sa voix qui perce mes tympans, ses cris qui se mêlent à ses rires. A bout de souffle, la pluie qui me fouette la face, le vent qui m’empêche de voir clair, j’ose enfin affronter la colère des cieux. Moi aussi, je pousse un râle effronté, capable de me battre même avec le dieu des dieux s’il le faut.
Nous nous effondrons ensuite au bord du lac, dans l’herbe humide, la terre molle, collante. Nos visages proches les uns des autres, nos respirations saccadées s'apaisent à mesure que nos battements de cœur se synchronisent. Puis, comme vaincue par notre fougue juvénile, la pluie s’arrête enfin.
— Tu vois ? remarque Éros, ses lèvres si près des miennes lorsqu’il se penche vers moi. La pluie ne peut pas gâcher ton anniversaire.
Je détourne le regard, mon rythme cardiaque qui s’emballe de plus belle.
— Merci. C’était marrant. Et le lac est vraiment plus joli de près.
— Oh, mais ce n’est pas fini ! clame Nyx, debout d’une traite à la manière d’un ressort. Il reste le clou du spectacle ! Éros, tu as pris ton texte avec toi ?
— Bien entendu.
Il se lève à son tour et rejoint Nyx face au bassin, encore mouvementé après une telle tempête. Ils sortent tous les deux quelques feuilles, alors que je me redresse pour mieux les observer. Nyx me sourit, puis brandit son bras vers le ciel de façon théâtral, pour captiver toute mon attention.
— L’amour et Psyché ! annonce-t-elle, le ton grave. “Il y avait une fois, dans un certain pays, un roi et une reine qui avaient trois filles, toutes trois forts belles.” Mais la beauté de Psyché dépassait de loin celle de ses sœurs.
Je comprends immédiatement que Nyx lit le mythe de Psyché et Cupidon. C’est une histoire d’amour si vieille qu’elle semble avoir été créatrice de toutes les romances qui l’ont suivies. Je ne l’ai jamais lu, mais elle fait partie de ces mythes que je ne m’autorise pas à lire. Les histoires d’amour ne sont pas pour moi.
— “Mon fils”, prononce Nyx d’une voix niaise, le menton levé pour imiter la grâce d’Aphrodite, “au nom de la tendresse qui vous unit à moi, par les douces blessures de vos flèches, par ces flammes avec lesquelles vous brûlez délicieusement les coeurs, vengez votre mère.”
Ils ont restructuré le mythe pour le rendre davantage dynamique, j’en suis certain. Les descriptions littéraires sont moins rébarbatives, les personnages s’expriment de façon plus concise. Cela n’enlève en rien l’ambiance poétique du récit, avec une Aphrodite jouée à la perfection par Nyx et un Cupidon humoristique interprété par Éros. Je me demande ce que cela fait de jouer le rôle de son propre prénom. J’assiste à leur scène de théâtre sans pouvoir m’arrêter de rire ou de sourire. Chacune de leurs exclamations, de leurs gestes dramatiques, à se moquer de la narration dramaturgique, me plonge dans l’histoire au point d’oublier que nous ne sommes pas en Grèce mais dans le Tennessee.
— “Est-ce là ce que m’avait promis ma Psyché ?” questionne Éros, main sur le cœur. “Votre mari ne pourra-t-il rien attendre, rien espérer de vous ? Le jour, la nuit, même dans les bras d’un époux, vous ne cessez de gémir cruellement. Eh bien !”
Cupidon représente tout de l’amour. Il représente le bonheur d’étreindre son bien aimé à la peine de devoir s’en séparer. Il est à la fois l’amour fou et passionnel, l’amour de longue date qui s’apaise avec le temps, l’amour subit, l’amour vécu. L’amour à sens unique.
— “Prends, Psyché, et sois immortelle”, tonne Éros d’une grosse voix pour représenter la grandeur de Zeus. “Jamais Cupidon ne se dégagera des liens qui l’attachent à toi. Je vous unis ici par les nœuds du mariage.”
Éros retourne ensuite dans son rôle de Cupidon, Nyx de Psychée et ils font mine de s’embrasser, leurs bouches à quelques centimètres l’une de l’autre, les yeux clos. Mon cœur rate un battement quand je crois les voir s'échanger un baiser. Mais Nyx met fin à la scène, conclut sur la naissance de Volupté, fille de Cupidon et de Psyché, avant de faire une révérence et d’attendre mes applaudissements.
Alors je les applaudis, le sourire aux lèvres.
— Alors, qu’est-ce que tu as pensé de notre prestation ?! s'enthousiasme Nyx, dans des petits sauts surexcités.
— Vous êtes de grands comédiens, ironisé-je. Vous devriez faire carrière.
— Ma Psyché était convaincante, non ?! J’ai même su pleurer sur commande, tu as vu ?!
— Oui je l’ai vu, elle pleure beaucoup.
— Ça c'est sûr !
— Toi aussi, tu étais convaincant, en Cupidon, ajouté-je sans oser poser mon regard trop longtemps sur le visage d’Éros.
— Je devais faire honneur à mon nom, après tout. Même si je ne suis pas convaincu du romantisme de Cupidon.
— Pourquoi ? s’étonne-t-elle. Il la sauve à plusieurs reprises et ils se marient pour l’éternité, c’est super romantique !
— Il devrait être plus compréhensif envers Psyché. Elle subit les ordres de son mari, qui ne lui donne que peu de compassion. Je trouve leur relation très triste.
Sur ses propos, Éros s’assoit à mes côtés. Leurs textes sont chiffonnés à force d’avoir supporté le vent et leurs mouvements brusques.
— Tu es juste aigri ! Psyché et Cupidon sont super romantiques ! Ce n’est pas pour ça que tu as choisi ce mythe pour l’anniversaire d’Erebe ?
— Non, ce n’est pas pour ça, déclare-t-il, la tête en arrière, paupières closes. Au lieu de me prendre la tête, pourquoi est-ce que tu n’irais pas chercher le gâteau ?
— Oh oui, le gâteau ! Donne-moi les clés de la voiture !
Éros lui les lance et Nyx parvient à les attraper d’une main avant de s’élancer à grandes enjambées vers le parking. Lorsque nous ne pouvons plus entendre les lourds pas de la brune frapper contre le sol, juste le vent pour siffler entre les branches, Éros repose son dos contre le mien. Le contact me fait frissonner, mes pommettes bouillantes. Pendant quelques secondes, nous paraissons être les seuls êtres vivants sur cette planète. Mon cœur bat si fort dans ma poitrine que je crains qu’il ne l’entende et j’espère qu’il confonde cette cacophonie avec le bruit environnant.
— Tu ne me demandes pas pourquoi j’ai choisi d'interpréter le mythe de Psyché et Cupidon ?
Je me fiche des raisons de ce cadeau. Savoir qu’il a cherché une histoire que je n’ai pas lu, qu’ils l’ont travaillée des heures durant, dans le simple but de me voir sourire, me suffit à comprendre cette décision. Et, peut-être que, d’une manière ou d’une autre, je voulais figer ce moment de silence, mon corps contre le sien.
— Parce que Cupidon est l’autre nom d’Éros et que tu voulais jouer ton propre prénom ?
— Ah, ça a sûrement dû jouer aussi, ahah. Mais non. Tu n’en as vraiment pas la moindre idée ?
Si je ne m’autorise pas les récits d’amour, c’est pour éviter mon coeur de trop espérer. Si j’évite les contes de fée, c’est pour ne pas m’imaginer à la place du prince ou de la princesse qui reçoit le baiser qui résout tous les maux du monde. Si j’ignore l’amour, peut-être qu’il ne me verra pas et que je pourrais éviter ses flèches.
— Non, aucune.
— Tu trouves que je ressemble à Cupidon ?
Je pouffe sans pouvoir me retenir.
— Est-ce que c’est ce que tu souhaites ?
— Non ! s’insurge-t-il avant de m’infliger un coup d’épaule. Mais répond-moi : est-ce que tu trouves que je lui ressemble ?
— Eh bien, ça dépend de quelles versions tu parles.
— Celle de ce mythe.
— Nyx a raison : il est fidèle et courageux. Alors, je dirais que oui. Et puis…
Il est beau.
— Et puis ?
— Ce n’est pas la réponse que tu souhaites ?
— Pas vraiment, soupire-t-il alors qu’il s’effondre sur l’herbe humide, ses yeux ambrés qui se perdent sur le ciel au-dessus de nos têtes.
— En quoi es-tu différent de Cupidon alors ?
— Je ne pense pas séduire les femmes avec mon corps, déjà ! s’esclaffe-t-il, et je le rejoins dans son rire sans hésiter. Et comment pourrais-je infliger à celle que j’aime le fait de ne pas connaître mon nom, mon visage ?
— Mais et si tu venais à mourir, si elle voyait ton visage ? lui demandé-je, tourné vers lui, amusé.
— Alors je le lui décrirais. Je lui permettrais de connaître jusqu’au moindre de mes grains de beauté. Et elle pourra le toucher, jusqu’à connaître par cœur la forme de mon nez ou de mon menton.
— Et si cela ne lui suffit pas ?
— Alors c’est qu’elle ne m’aime pas. Quelle femme préférerait la mort de son mari à l’absence de son visage ? Et je lui permettrais de trouver un nouveau visage à aimer, si elle aime tant les visages !
Sous son sarcasme, ses éclats de rire, je perçois toutes les raisons de pourquoi Éros se nomme Éros, pourquoi je me refuse les histoires d’amour, pourquoi je l’aime.
Il ferme les yeux tandis que j’observe les mèches de ses cheveux effleurer ses longs cils bruns, son torse se soulever au rythme de sa respiration, l’esquisse d’un sourire sur ses lèvres. Puis il reprend, le ton bas :
— Tu vois ? Je ne ressemble pas à Cupidon. Alors même si j’ai choisi de m’appeler Éros, ce n'est pas pour autant que je vais devenir le dieu de l’amour. Tout comme tu ne deviendras pas le dieu des ténèbres.
— Et voilà ! s’écrit Nyx, surgit de nulle part. Le gâteau !
Je cherche à comprendre les mots d’Éros alors qu’il se relève pour installer une nappe, afin de poser un petit gâteau rond et blanc en son centre. Nyx y dépose deux bougies : un 1 et un 6, formant à eux seuls les années qui m’ont créées, façonnées, puis détruites, brisées. Elle tente de les allumer, mais le vent, intrépide, refuse que je formule un vœu pour le reste de ma vie. Ils s’excusent de la météo, me couvrent d’accolade et de paroles d'encouragement, mais, au fond, je suis soulagé de ne pas faire de vœux. J’aurais été déçu qu’il ne s’exauce pas, de toute manière.
Le gâteau est au citron, peu sucré, acide, puisque je ne suis pas un adepte des pâtisseries. Nyx ne passe pas un bon moment à déguster ce cake au citron, marquant chaque bouchée d’une grimace, mais motivée à apprécier mes préférences alimentaires. Nous rions de ses idioties, à nos blagues qui ne cessent de la martyriser, aux paroles de vipères prononcées dans le dos des adolescents du groupe que nous n’aimons pas, à nos imitations de Connor lorsqu’il nous punira d’être rentré après le couvre-feu.
Nous rangeons ensuite le pique-nique puis nous partons en direction du parking, Nyx en tête de ligne pressée de rentrer pour aller aux toilettes.
— Qu’est-ce que tu voulais dire par “tu ne deviendras pas le dieu des ténèbres” ? osé-je demander, mon attention sur le sol face à moi.
— Ah… Ce prénom, tu ne l’as même pas choisi. Je ne voulais pas que tu t’appelles comme ça.
— Pourquoi ?
— Bah… Tu es bien trop adorable pour représenter les enfers.
Son affirmation me surprend et je crois sentir la flèche cupidonesque transpercer mon cœur de plein fouet, pile entre l’aorte et l’artère pulmonaire, mon sang qui ne fait qu’un tour. Je sers la nappe contre moi, pour empêcher l'hémorragie amoureuse.
— Ce que je veux dire, reprend-t-il face à mon mutisme, c’est que : ok, c’était marrant de jouer Cupidon et on était déterminé à te faire mourir de rire, mais je voulais aussi que tu comprennes qu’ici, ce n’est pas comme dans tes histoires. Les baisers ne résolvent pas tout, les dieux ne dirigent pas nos vies et nous n’incarnons pas les personnages de nos prénoms. Donc… Ne t’enfermes pas dans le noir parce que tu penses que ça te colle à la peau, jusqu’à ton prénom. Cette vie, c’est notre nouvelle chance. Ne la gâche pas.
Éros prend ensuite sa place de chauffeur, alors que je charge le coffre du matériel de pique-nique.
Pendant le trajet en direction du QG, je ne dis pas un mot, mon esprit encore en tête à tête avec celui que j’aime face à ce lac, mes yeux dans les siens, nos sourires qui n’existent que pour nous. Ses paroles restent accrochées à mes pensées et ne semblent pas prêtes de me quitter avant longtemps. Je suppose que j’ai toujours été ainsi, à m’accrocher à la moindre de ses paroles attentionnées, au moindre de ses gestes affectueux. Et à chaque fois, je ferais tout pour que ses mots, ses yeux, ses mains, aillent plus loin. Mais ce serait trop espérer, comme croire aux contes de fée. Et les contes de fée ne sont pas pour moi.
Si Nyx est Nyx pour ses yeux et ses cheveux aux couleurs de la nuit, belle comme le crépuscule et Éros est Éros pour sa beauté et son amour inconditionnel, alors je dois être Erebe pour des raisons similaires. Peut-être pour mes yeux sans nuance, comme deux tâches d’encre. Ou mes cheveux sans lumière, comme le Tartare. Ou ma passion pour lire dans le noir, à m’abimer les rétines, comme le dit Connor. Ou peut-être que, comme la divinité primordiale, ma vie ne sera que mort, pitié et discorde. Éros me dit que c’est faux. Que je ne suis pas Lui, qu’ils ne sont pas Eux. Alors qui suis-je ?
— Ne regardez pas ! gronde Nyx, embarrassée, alors qu’elle s’éloigne vers les arbustes sur le bord de la route.
— Pourquoi on regarderait ?! se révolte Éros avant de lui pointer un doigt accusateur. Va pisser !
Nyx n’a pas su se retenir, au final. Éros a dû s’arrêter sur le bord d’une route longée d’une forêt décomposée. Elle disparaît entre les troncs, Éros qui ne sait où poser son regard par peur de tomber sur sa silhouette dans une position ridicule. Je joue avec mon bracelet, aux ficelles rouge, noir et bleu foncé. Les croyances disent qu’ils se cassent lorsque l’amitié n’est plus.
— Tu as entendu les adultes, hier soir ? questionne-t-il soudain, le ton grave, sans me regarder.
— A propos de Caïn ?
— Oui.
— Oui.
Il s’enfonce dans son siège, les traits crispés. Je sais ce qu’il ressent, lorsque ses doigts serrent le volant, ses muscles tendus, ses yeux dans le vague. Je n’ai pas besoin de ses mots. Mais lui, il a besoin des siens, pour se comprendre, pour se savoir.
— Si c’est vrai, on devra peut-être bientôt combattre pour de vrai d’ici quelques semaines.
— Tu as peur ?
— Pas de me battre. Mais de vous perdre. D’avoir des regrets.
— Quels regrets ?
Il laisse passer un rire amer entre ses lèvres.
— Que tu ne t’autorises pas d’être heureux avant de mourir.
Je sens la flèche rendre chacun de mes battements de cœur passionnés douloureux.
— Et de ne pas avoir clarifié mes sentiments pour Nyx.
Puis on me l’arrache, sa pointe qui emporte des morceaux de ma chair et de mon espoir, jusqu’à laisser un creux, un vide, à l’intérieur de mon être. Je déteste l’amour. Je déteste Cupidon. Je ne déteste pas Éros, pourtant.
— Tu penses que tu l’aimes vraiment, alors ?
Parler me fait mal. Respirer me fait mal. Vivre me fait mal. Aimer me fait mal. Cela ne devrait pas être si pénible, parce que je le sais depuis toujours que les histoires d’amour ne sont pas pour moi. Qu’Éros éprouve des sentiments pour Nyx. Mais comme j’ai cru pouvoir être différent d’Erebe, dieu des ténèbres, j’ai cru pouvoir devenir celui qu’on aime avec fidélité, avec courage.
— Je n’en suis pas certain. Je ne sais pas encore exactement ce que ça veut dire, “aimer”, mais ça vaut la peine d’essayer. Avant que nous n’ayons plus le temps. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Ce que j’en pense ?
Nyx ne voit pas comme ses yeux contiennent l’or de tous les trésors. Elle ne sait pas comme ses cheveux sont doux, comme sa peau est chaude, même lors des hivers les plus froids. Elle ne l’observe pas s’endormir, seule la Lune pour éclairer son visage. Elle ne connaît pas les détails de ses sourires, de ses colères. Elle n’écoute pas ses plaisanteries, ses conseils, ses plaintes, comme s’ils étaient les seuls sons, les seuls chants du monde. Nyx ne l’aime pas comme je l’aime. Voilà ce que je pense.
— Tu as raison. Tu ne devrais pas avoir de regrets avant de partir au combat.
Un sourire soulagé le débarrasse de son inquiétude. Il parvient enfin à poser ses yeux sur moi. Mais lorsqu’il le fait, c’est déjà trop tard : je ne supporte plus de le voir.
— Et toi ? Tu n’as pas des choses que tu veux faire avant de partir au combat ?
— Finir l’histoire de Chryséis.
Ma réponse le fait rire, puis Nyx arrive dans ses cris habituels, persuadée que nous nous sommes moqués de sa petite vessie.
J’observe mon bracelet. Si je le casse, est-ce que cette amitié pourrait devenir de l’amour ?
Je suis stupide de le penser.
— Tiens, c’est bizarre, il n’y a plus les fourgons, remarque Éros, tandis que nous nous enfonçons à l’intérieur du garage souterrain du QG, d’un vide suspect. Vous croyez qu’ils sont partis faire une mission d’urgence ?
Soudain, un grondement retentit dans le sous-sol, résonne dans le véhicule, tonne dans nos corps et nos crânes. Semblable à la puissance d’un tremblement de terre, les murs du garage se retrouvent secoués par le choc, les suspensions du fourgon qui ne cesse de soubresauter. Nous nous échangeons des regards terrifiés, perdus entre l’idée de fuir ou de comprendre le responsable de ce phénomène glaçant.
Nyx sort la première.
— Nyx ?! panique Éros, incapable de la retenir. Qu’est-ce que tu fais ?!
— C’est peut-être un simple tremblement de terre ! Arrêtez de faire les mauviettes !
Éros coupe le moteur, mais ses doigts ne se décident pas à retirer les clés. Un mauvais pressentiment nous envahit tous les trois, quand bien même la brune avance vers les escaliers d’un pas décidé. La silhouette de Nyx devient de plus en plus indistincte à mesure qu’elle s’enfonce dans l’obscurité et la sensation de la voir courir à sa perte me prend aux tripes. Et, comme pour confirmer mes craintes, les échos de coups de feu se font entendre et nous paralysent tous.
Ce n’est pas normal.
— Nyx ! gronde Éros, hors du fourgon. Reviens ici, c’est trop dangereux !
— Mais les autres sont encore là-bas ! On ne peut pas les laisser !
Lâche, faible, s’ils n’étaient pas dans ma vie, j’aurais fui les lieux sans hésitation. A vrai dire, je n’aurais même sûrement jamais quitté le QG et serais probablement mort. Mais aujourd’hui, je suis avec Éros et Nyx, intrépides, braves, qui s’élancent dans les escaliers sans regarder derrière eux, sans que leurs jambes ne vacillent, leur volonté ne plie. Alors, effrayé à l’idée de rester seul dans les sous-sol, je les suis avec peine, persuadé que je me rapproche de ma propre fin.
Le QG est méconnaissable. La cantine est ravagée, les tables qui ont servi de bouclier pare-balles, les chaises renversées, jetées au sol dans le désespoir de survivre. Les trous laissés par les balles de plomb suivent la trace de flaques de sang, encore poisseuses, écarlates, qui s’infiltrent entre les rainures du carrelage. Il ne me faut que quelques coup d'œil pour apercevoir le bras en charpie d’une jeune fille, le corps sans vie d’un homme, la tête arrachée d’un adolescent sur lequel nous pestions un peu plus tôt dans la journée. La pièce a pris l’odeur immonde et métallique des balles et du sang, si forte que je suis capable de la sentir jusqu’au fond de ma langue, appuyer sur mon palais au point de me donner la nausée. Je me fige lorsque le liquide rouge touche la semelle de ma chaussure, obligé de marcher dans ce qu’il reste du corps d’un jeune avec qui j’ai mangé le déjeuner.
Nous voyons des formes toutes de noir vêtues passer en direction des dortoirs, leurs contours déforméés par une vitesse affolante, pareille à des carnivores chassant leur proie. Et dans ce QG sanguinolent, nous sommes leurs proies.
Nyx se laisse envahir par le décor cadavérique autour d’elle, ses yeux embués de larmes horrifiées qui ne peuvent s’empêcher de se perdre sur chaque détail. Éros passe une main sur son regard curieux et vient lui chuchoter près de son oreille, l’air sévère :
— Arrête de t’infliger ça. On doit partir maintenant.
Elle se tourne, se débarrasse de sa main d’un geste brutal, avant de le fusiller de ses deux iris noir de colère. Elle ne veut pas faire marche-arrière. Avant de pouvoir se décider à combattre, de nouveaux coups de feu se font entendre sous des cris de terreur. Les voix écorchées par les balles, l’effroi face à sa propre mort et celle de ses camarades, les appels à l’aide coupés par la fatalité qui laisse des plaies béantes sur leur corps sans vie, tous ses sons sont horribles à supporter. Je tremble, incapable d’avancer. Comment pourrais-je m’enfoncer dans ce bâtiment peuplé de meurtriers, juste pour des valeurs que je ne partage pas ?
Ce n’est pas une question que se pose Nyx. Les souffrances de ceux qu’elle considère comme des amis, des connaissances, ne serait-ce que des vies qui méritent d’être sauvées, éveillent chez elle un élan de courage qui la pousse à s’élancer en direction des dortoirs. Éros ne parvient pas à l’en empêcher. Il cherche mon soutien, alors que je reste immobile, mes pieds dans les flaques de sang. J’aimerais pouvoir lui sourire, lui assurer que tout va bien se passer. J’aimerais pouvoir prendre sa main et rattraper Nyx, les sauver du danger et m’enfuir dans un nouvel État à leurs côtés. J’aimerais réussir à les protéger, le protéger. Mais je n’y arrive pas.
— Je dois y aller, prononce-t-il, voix basse, la mâchoire crispée.
— Je sais.
— Viens avec moi.
Un hurlement féminin éclate dans les couloirs, m’empêche de suivre Éros. Paralysé, je ne parviens pas à attraper la main qu’il me tend. Lorsque je m’apprête à reculer, persuadé que l’urgence va le pousser à m’abandonner dans cette cantine couverte d’hémoglobine, il prend mon poignet et me tire hors de la pièce. Nous courons à vive allure vers les dortoirs, le stress coincé au fond de la gorge. Un vacarme infernal, comme une symphonie désaccordée menée par un chef d’orchestre démoniaque, se fait entendre dans chaque coin du bâtiment. Les coups de feu se mélangent aux cris, eux-mêmes étouffés par les meubles et les vitres qui se brisent. Je veux quitter cet endroit, fermer les yeux, me boucher les oreilles. Je ne veux pas voir tous ces morts. Je ne veux pas sentir tout ce sang. Je ne veux pas entendre ce cauchemar.
Je veux partir.
— Nyx !
Elle est là, debout, ses jambes droites et incapables de faillir. De dos, nous ne reconnaissons que sa longue chevelure ébène. A ses pieds, des silhouettes androgynes à l’uniforme noir, leurs visages couverts par des masques à gaz, gisent au sol. Des mains cherchent sa clémence, alors que dans les siennes se trouvent une arme et la tête d’un des leurs. Pendant un instant, j’ai l’impression de ne pas voir celle qui m’a toujours souri, consolé, mais une statue de granit, dont la fière combattante se dresse par-dessus les Hommes, entourée de ses ennemis vaincus.
Éros me lâche sous le choc.
— Nyx..?
Elle jette la tête contre un mur. Le bruit est lourd, la boîte crânienne presque fendu par le coup. Elle assène les derniers survivants de plusieurs balles, le choc des tirs qui me fait sursauter au point d’avoir des sueurs froides. Et à chacun de ses actes, Éros la fixe sans comprendre.
— Je n’ai pas réussi…
Sa voix est presque imperceptible. Lentement, elle nous révèle les larmes qui coulent le long de ses joues, les traces du combat qui marquent chacun de ses traits, la peine et la colère qui les déforment dans une expression anéantie.
— Je suis arrivée trop tard…
Derrière elle, je vois certaines de ses amies sur leur lit, les yeux tournés vers le plafond, leurs membres las attirés par le sol. Éros ne bouge toujours pas. Moi, je parviens à faire un pas.
— J’ai… J’ai essayé…
Elle ne nous regarde pas quand ses plaintes passent ses lèvres tremblantes avec difficulté. Elle ne cherche pas à s’expliquer. Sa douleur est si grande qu’elle déborde en larmes, en spasmes et en paroles désespérées.
D’autres coups de feu retentissent.
— On doit y aller, clame Éros, le ton ferme.
— N-Non, on doit… On doit…
Je n’ose pas me frayer un chemin entre les cadavres, ni même accepter qu’ils sont réels, que leur état est causé par celle qui a toujours été à mes côtés depuis l’enfance. Mais je pose le bout de mes doigts sur la mitraillette qu’elle tient encore avec force, prête à se battre une seconde fois. Son regard affligé rencontre le mien, je l’espère davantage rassurant.
— Tu as fait tout ce que tu pouvais.
Ses yeux s’écarquillent. Des ordres sont proférés au loin, les pas qui se rapprochent. Éros est sur le pas de la porte, sa panique qui se perd entre Nyx et le champ de bataille.
— J’ai essayé, Erebe, répète-t-elle.
— Je sais.
— Je ne comprends pas…
— Il n’y a rien à comprendre.
— Je ne veux pas mourir.
Éros grogne une insulte entre ses dents avant de se préparer à lutter. Les assaillants du QG ont dû nous repérer. Nous devons faire vite.
— Alors prends ma main.
Éros projette les trois combattants masqués plusieurs mètres plus loin. Leurs balles pleuvent sur nos corps sans défense et son bras est blessé. Il recule, souffle, mais sa détermination reste intacte.
Nyx prend ma main. Elle observe une dernière fois ses amies, puis sèche ses larmes d’un revers de manche. Éros propulse une nouvelle fois les trois silhouettes et nous profitons de leur surprise pour nous précipiter vers le garage souterrain. Si des membres du groupe ont survécu, ils ont dû fuir le QG il y a de nombreuses minutes. Dans ses allées qui ont abrité un an notre nouvelle vie, il n’y a désormais plus que des morts.
J’entraîne Nyx sans m’arrêter, sans hésiter, même s’il faut écraser un corps, sauter dans une flaque de sang qui éclabousse mon jean et le carrelage Éros reste en arrière afin de nous assurer une sécurité, ses pouvoirs aux aguets.
Nous parvenons à rejoindre le dernier fourgon, à bout de souffle. Alors que je cherche Éros du regard pour ouvrir les portes du véhicule, je l’aperçois s’effondrer devant les escaliers. Ses blessures ont dû s’aggraver et l’adrénaline n’est plus assez puissante pour lui permettre de sprinter.
— Passe un bras autour de moi, lui conseillé-je après avoir accouru à son secours.
— Je suis désolé d’être aussi faible…
— Tais-toi.
Son corps est lourd de fatigue et de douleur. Avec mon aide, il marche d’un pas vacillant jusqu’au fourgon. Les portes s’ouvrent.
— Tu ne peux pas conduire dans cet état ! s’affole Nyx, avant de l’empêcher de prendre le volant.
— Je suis le seul qui sache conduire.
— Je peux le faire.
— Non, tu ne peux pas, tu n’as fait que trois sessions du code.
— C’est déjà trois sessions. Mets-toi à côté de moi, tu seras mon copilote.
Nyx ne lâche ni sa poigne ni son regard intransigeant et Éros finit par céder. Je l’aide à s’installer sur le siège passager tandis que Nyx se familiarise avec le tableau de bord.
Puis, dans ce garage silencieux dont les bruits de l’attaque ne peuvent s’entendre avec distinction, un rire résonne. Un rire arrogant, son écho qui vient habiter mon corps d’une terreur invivable. Je suis le dernier à devoir m’installer, le seul qui peut discerner un homme se détacher des ténèbres d’une démarche nonchalante. Lorsque je peux distinguer ses cheveux d’un blond pâle, ses iris livides, ses dents luisantes qui prennent la forme d’un croissant de lune, son rire s’arrête. Aucun de nous n’ose faire quoi que ce soit, peut-être que nous n’y arrivons même pas, comme s’il était capable de figer le temps. Habillé d’un costume sophistiqué aux couleurs pourpres, il ne paraît pas être l’un de ceux qui ont attaqué le QG. Pourtant, est-ce son expression hautaine ou l’aura malveillante qui l’entoure, mais il ne semble pas être un sauveur.
— Ah ! s’écrit-il, amusé. Qu’avons-nous là ?!
Il avance.
— Il me semblait avoir réuni toutes mes créations ! Certains sont passés entre les mailles du filet, visiblement !
Je ne parviens pas à détacher mon attention de sa silhouette. Éros me chuchote quelques mots, mais je ne les distingue pas. Cet inconnu accapare tous mes sens. Nyx allume le moteur.
— Oh non, ne partez pas déjà !
Je me sens soudain attiré, tous mes organes plaqués contre les parois de mes muscles, prêts à sortir par ma bouche et mon nombril. Il ne faut que de brèves secondes pour que cette force d’attraction puissante me tire jusqu’à l’homme, qui tient désormais ma tête entre ses doigts maigres. J’entends Nyx et Éros hurler mon prénom tandis qu’ils se précipitent hors de la voiture. Et tout ce que je peux voir, c’est le sourire carnassier de l’inconnu, qui me considère avec un plaisir que je saisis pas. Un plaisir qui pourrait me tuer.
— Quel âge as-tu ? me demande-t-il. Tu parais bien frêle.
— Lâche-le ! ordonne Nyx, de plus en plus proche.
L’attention de l’inconnu se dirige avec ennui vers mes deux meilleurs amis. Sa lassitude me terrifie davantage. J’ai la sensation qu’il pourrait se débarrasser d’eux en un claquement de doigt, juste pour satisfaire sa distraction. Alors, l’angoisse qui me noue les intestins, je me hâte de répondre pour le distraire :
— Seize ans. J’ai eu seize ans aujourd’hui.
— Nyx ! crie Éros, la voix détruite par la peur.
J’ignore ce qu’il se passe. Des larmes me montent aux yeux, dans la crainte de perdre ceux que j’aime le plus sur cette Terre. Les seuls que j’aime. L’inconnu me sourit.
— Oh mais bon anniversaire ! se réjouit-il. Si tu as seize ans, tu m’appartiens bien, dans ce cas. N’est-ce pas merveilleux ?
Je sens une force magnétique tout autour de moi. Elle me compresse les membres, me fait vriller jusqu’à avoir envie de vomir, une migraine parasite qui monte petit à petit. Piégé entre deux forces psychiques, je comprends que l’inconnu est un possesseur, comme nous. Mais il ne paraît pas être un possesseur comme les autres, non. Il est bien plus puissant.
— Est-ce que tes petits camarades ont aussi ton âge ?
— O-Oui. Mais, mais, ne leur faites pas de mal, s’il vous plaît…
— Oh voyons, pourquoi ferais-je du mal à mes créations ? C’est pour vous que je suis ici, après tout !
A ses dires, il m’observe avec insistance, son sourire toujours plus grand, son regard fantomatique toujours plus effrayant. L’effet du psychisme sur mon corps me comprime la poitrine, puis, sans connaître la raison, une profonde fatigue alourdit mes paupières. Je ne parviens pas à rester éveillé, alors que les cris de rage d’Éros cessent, que les yeux gris de l’inconnu me fixent jusqu’à devenir la seule image du paysage. Je sens une larme couler jusqu’à mes lèvres, alors qu’une dernière pensée me traverse avant de sombrer dans le sommeil.
Ce cauchemar est ma punition pour avoir osé affronter le ciel.
C'est vraiment un début passionnant. J'aime beaucoup le trio, et je trouve Erebe très touchant. Tu les caractérises tous très vite et de manière très subtile, j'adore!
Petit conseil par contre, divise ce chapitre, en deux, voir en trois morceaux (car c'est un peu massif à lire d'une traite)!
hate de découvrir la suite!