Elle marchait dans la neige avec ses souliers trop petits et son paquet d’allumettes tout serré contre elle. Les badauds passaient à côté d’elle par dizaines. Aucun ne voulait lui donner une piécette en échange d’une allumette. Aucun ne voulait se pencher sur cette pauvre marchande, sur ses cheveux gras qui pendaient en lourdes mèches blondes, sur son visage rond aux joues rougies par l’hiver, sur son sourire qui ne semblait être qu’un mince trait de crayon tracé par erreur. Certains discutaient entre eux, nerveusement. Un nom revenait dans toutes les conversations : Ravachol.
Elle arpentait les rues en évitant difficilement les calèches et les colonnes de soldats. Elle avait passé toute la journée à marcher comme ça. Elle avait mal aux pieds dans ses petites chaussures. Et surtout elle avait froid. C’était le dernier jour de l’année, un jour terriblement froid. Malgré les couches de vêtements sous son vieux tablier, malgré sa grosse écharpe mitée, malgré ses mitaines, elle était gelée. Elle aurait voulu rentrer chez elle et se reposer près du poêle. Mais elle ne pouvait pas. Elle n’avait pas vendu une seule allumette et sa mère la battrait pour ça.
Elle s’assit sur un banc pour soulager ses pieds endoloris. Elle retira ses tout petits souliers et les posa à côté d’elle, soigneusement. Elle y tenait comme à la prunelle de ses yeux, à ses vieux godillots qui lui faisaient mal. C’était les seules chaussures qu’elle avait. Elle frotta ses petons rougis et pleins d’ampoules pour ne pas les laisser geler. Par terre, il y avait quelques pages de journaux emportées là par le vent de fin d’année. On pouvait y lire des titres comme : « L’anarchiste Ravachol frappe encore » ou bien « Nouvel attaque à la bombe de Ravachol ». Et dessous, les articles qui narraient ses actions spectaculaires et ses évasions rocambolesques. Il y avait aussi une photo détrempée de celui qui faisait tant trembler : une moustache fine et échevelée. Des traits tirés qui évoquaient la lassitude et la violence tout en voulant, du bout de ce menton relevé et fendu, partir à l’aventure. Et ses yeux qui, derrière le papier délavé, donnaient l’air de rêver. Même si un semeur de mort comme lui ne devait pas rêver souvent.
Elle pencha la tête en arrière et poussa un grand souffle de fatigue. Son regard montait vers le ciel comme les grandes cheminées d’usines en briques rouges. Ces colonnes herculéennes étaient si hautes et si puissantes qu’on aurait dit qu’elles soutenaient la voute céleste. Elles soufflaient leurs volutes charbonneuses nuit et jour, sans jamais prendre de répit. Mais leur souffle n’avait rien à voir avec celui de la fille aux allumettes. C’était un souffle conquérant qui marchait sur le ciel comme les colonnes de soldats marchaient sur les pavés.
La fille aux allumettes aurait bien aimé chercher du réconfort parmi les étoiles. Mais au-dessus d’elle il n’y avait que les nuages couleur de suie. Un enfant attrapa ses souliers en passant. Elle cria et tenta de le rattraper. La vendeuse courut pieds nus sur les pavés. Elle slaloma entre les tas de neige en tenant son gros paquet d’allumettes. Impossible de rattraper un enfant espiègle comme ça. Il riait en tournant sur lui-même, bondissant comme un singe avec son béret bien enfoncé sur sa tignasse rousse. Il disait que lorsqu’il aurait un bébé il lui mettrait ces chaussures. La fille arrêta de courir. Elle n’en pouvait plus.
Après quelques minutes de désarroi elle reprit sa ronde à travers la ville, toujours avec ses allumettes. La neige se glissait entre ses pauvres orteils et la froideur les serrait comme un étau. Ses petons avaient échangé ce rouge douloureux pour un bleu anesthésiant. Pas le bleu de la mer mais celui des taches qui parsemaient son corps, pour autant de coups qu’elle avait reçus. Les passants se faisaient de plus en plus rares et les calèches ne roulaient plus. Mais les colonnes de soldats marchaient toujours. Elle regarda à nouveau ce ciel de charbon. Toujours pas d’étoiles. Les seules lumières étaient celles des fenêtres ; les lueurs du réveillon, des bulles champagne et des dindes à la peau dorée.
Transie de froid, elle se dit qu’elle pourrait bien craquer une allumette pour se réchauffer un peu. Elle hésita quelques minutes, puis considéra que de toute façon elle n’échapperait pas aux coups de manche à balai de sa mère. Elle se persuada même qu’elle y était habituée, depuis le temps. Ce qui était entièrement faux. Elle sortit délicatement une allumette du paquet.
Ces gens qui réveillonnaient bien au chaud dans leurs foyers lui rappelèrent la seule personne à avoir été bonne avec elle. Le souvenir de cette tendresse lui serra le cœur. La fille aux allumettes pensa à sa chère grand-mère, elle qui avait quitté ce monde. Elle se remémora tous les beaux contes de fées qu’elle lui racontait. Leur magie reprit vie dans sa mémoire. La magie de forêts enchantées où les nains coupaient du bois, les enfants parlaient aux oiseaux et les ondines jouaient dans les ruisseaux. La magie des châteaux où les beaux chevaliers festoyaient avant de partir combattre les dragons pour sauver veuves et orphelins.
L’idée étrange qu’avec un peu de lumière elle pourrait voir de belles choses, des bulles et des dindes, comme derrière les vitres, germa dans son esprit. Elle frotta l’allumette. Le petit bâtonnet entra en combustion. Elle tenta de se réchauffer. Hélas, la maigre flamme disparut avant même de lui avoir procuré un quelconque réconfort. Frustrée, elle en frotta immédiatement une deuxième. Le craquement sec. La combustion rapide et intense du mélange de soufre et de phosphore. La petite main avec sa mitaine effilochée qui entourait l’allumette. La flamme timide qui projetait sa lumière sur ce visage aux joues rouges. La fille protégeait cette flammèche avec sa mimine mais n’osait pas l’approcher de trop près, de peur de l’étouffer. Elle se concentra sur la lumière qui dansait entre ses doigts. Elle imagina que c’était le feu de cheminée auprès duquel elle écoutait les contes. Elle imagina que la dinde se levait de la table pour prendre une coupe de champagne et trinquer avec la grand-mère aux belles boucles d’argent.
« Si tu les brules au lieu de les vendre ce n’est pas étonnant que tu ne puisses pas t’offrir des chaussures. »
Elle se retourna vers celui qui venait de décocher cette phrase dans l'écrin de ses illusions. Elle voulut lui renvoyer sa morgue mais aucun mot ne parvint à sortir de sa toute petite bouche. L'homme qui venait de la railler avait déjà tourné au coin de la rue. Il devait être très satisfait de lui et de la leçon qu'il venait de donner à une gamine inconséquente. Elle se pencha sur sa flamme. L’espace d’un instant le vent s’était engouffré jusqu’à cette dernière. Il l’excita et la fit danser de plus en plus vite. Trop vite. Elle s’éteignit. La fille n’avait plus qu’un bout de bois brulé entre ses doigts.
Elle frotta immédiatement une troisième allumette. Elle se concentra à nouveau mais ne vit plus rien. Les éclats de rire traversaient les fenêtres jusqu’à elle et la détournaient de ses rêveries.
Elle devait bouger si elle ne voulait pas être terrassée par le froid. A cette heure tardive, les rues étaient quasiment désertes. Il était plus que temps pour elle de rentrer. Le voleur au béret ressurgit alors dans son esprit. Etait-il encore dans ces rues, à danser et à rire d'elle ? Elle se dit qu'elle lui mettrait bien un coup de manche à balai, à ce sale garnement.
C’est là qu’elle brula sa quatrième allumette. Elle l’enflamma en un geste rapide et n’attendit même pas qu’elle se consume pour la jeter sur le sol humide. A peine la flamme s’était-elle évanouie dans la neige qu’une autre allumette brulait. Puis encore une autre. Elle les allumait les unes après les autres, simplement avec l’ongle de son pouce. Il était suffisamment dur pour ça. Ses pieds étaient maintenant suffisamment gelés pour ne plus sentir la neige dans laquelle ils s’enfonçaient. Elle marchait sous ce ciel de suie, dans la dernière nuit de l’année, en jetant ses allumettes. Les larmes coulaient abondamment sur les joues rouges que cet horrible hiver avait rendues presque écailleuses. Elle ne rentrerait pas. Ce jour avait été son dernier. Elle n’en verrait pas d’autre. Elle ne savait pas encore comment mais elle était décidée à en finir. C’était une évidence pour elle, et cela lui faisait encore plus mal que les coups de manche à balai sur son dos. Le paquet d’allumettes était vide. Il ne lui en restait qu’une.
Des cris et des coups de feu remontèrent de la rue. Elle se glissa sous un escalier. Il montait le long d’un mur gris où des affiches déchirées côtoyaient des slogans anarchistes aux trois quarts effacés. Les soldats sommaient quelqu’un de se rendre. Le fuyard arriva au niveau de l’escalier et de la fille aux allumettes. Il tenait un paquet de dynamite contre lui. Il se retourna sur ses poursuivants, une fraction de seconde, sans ralentir sa course. Il tendit son bras droit au bout duquel il tenait fermement un pistolet. Les fusils crépitèrent. Il s’effondra sous les yeux de la marchande. Elle reconnut Ravachol. Il était comme sur la photo mais il n’y avait plus d’aventure au bout de son menton, juste le sang qui coulait de sa bouche et qu’il crachait à travers sa moustache. Il se tourna vers elle. Cherchait-il de l’aide ou du réconfort ? Elle ne s’en préoccupait pas. Elle sortit de sa cachette et s’approcha de lui avec sa dernière allumette. Les soldats dans leurs uniformes usés et leurs bandes molletières trempées ne faisaient déjà plus attention au mourant et à la souillon. L’un d’eux, pourtant, comprit ce qu’elle allait faire. C’était un caporal qui n’avait jamais vu la guerre mais était habitué aux pelotons d’exécution. Il épaula son fusil comme il avait l’habitude de le faire. Comme lorsqu’il exécutait les condamnés que l’on attachait devant un vieux mur. Il fixa la gamine, ses yeux de charbon, ce trait de crayon légèrement courbé en un sourire tiède qui lui tenait lieu de bouche et ne s’animait jamais. Le soldat ne posa pas le doigt sur la détente. Il avait compris ce qu’elle allait faire et il lui aurait suffi, pour l’arrêter, de tirer comme il l’avait déjà fait tant de fois. Au lieu de ça il lui demanda doucement et avec une voix monocorde : « Pourquoi ? »
Elle frotta sa dernière allumette. Le soufre et le salpêtre qui imprégnaient la mèche de la bombe s’enflammèrent si rapidement qu’ils irradièrent toute la rue. La terre trembla sous l’explosion. Les vitres se brisèrent en mille éclats tranchants. Les murs gris se fendirent sous le souffle de feu. Des corps disparurent dans les flammes. Les soldats aux uniformes brulés tombèrent dans la neige. Du sang coula de leurs tympans crevés. Seul le ciel ne vacilla pas, soutenu par les colonnes de briques rouges.
Fin
En tout cas je découvre ta plume et c'est une très bonne surprise :) j'aime la façon dont tu devrais les lieux, c'est très imagés et fluide à la lecture. Je reviendrai lire d'autres choses chez toi, c'est sur !
L'esprit n'est pas très noël en revanche, mais de toute façon, le conte original ne l'était pas non plus trop trop, avec sa fin tragique..
Bravo pour cette participation détonante !
C'est vrai que j'ai pas lésiné sur la qualité de la dynamite. Quitte à tout faire pèter autant y aller franchement ^^
Voilà une histoire radicalement différente !
Mais, on comprend le cheminement de la petite marchande : volée, battue, condamnée à vendre des allumettes dans le froid...
Je peux comprendre son envie de vengeance. Après de là à passer à l'acte en supprimant d'autres personnes. Il y a un monde qu'elle n'a pas hésité à franchir.
Je voulais quelque chose de pas du tout esprit-de-noël. ^^
Je trouve ton histoire très originale, tant dans la fin, que dans la figure de ce Ravachol.
Avec ce Ravachol anarchiste, et ces soldats qui nous poursuivent ça nous ramène 150 ans en arrière et j'aime bien cette atmosphère.
Ca se lit très bien, c'est bien écrit. Bien joué !
Chris
je suis content que l'atmosphère historique ressorte.
c'est bien triste comme nouvelle. Très triste.
Cette fin est abominable. Le choix qu'elle fait... Pourquoi? Pourquoi faire exploser sa ville?
Ensuite, le reste ,tu vas me dire la fin aussi, est bien. Tu écris magnifiquement bien.
Pour la fin, on a compris qu'elle voulait mourrir mais pouquoi faire mourir d'autre personnes avec?
Super histoire très triste. J'aurais voulu un conte de noel mais bon... Bonne chance pour toi, pour le le concours!
ah, j'étais d'humeur à écrire une histoire triste.
j'aurai peut être du plus expliquer là fin.
Quelques coquillettes à signaler :
"Transit (transie) de froid, elle se dit qu’elle pourrait bien craquer une allumette"
"mais n’osait pas l’approcher de trop prêt (près), de peur de l’étouffer"
"« Si tu les brules (brûles) aux lieux (au lieu) de les vendre ce n’est pas étonnant que tu ne puisses pas t’offrir des chaussures. »"
"ce trait de crayon légèrement courber (courbé) en un sourire tiède qui lui tenait lieu de bouche"
Hé bien, le moins qu'on puisse dire c'est que ce n'est pas très joyeux tout ça ! Mais j'ai trouvé la fin très bien amenée, ça ne tombe pas comme un cheveu sur la soupe, on sent pourquoi la petite marchande d'allumettes en est arrivée là...
J'ai trouvé très forte la scène où elle marche dans la neige, au hasard, en pleurant et en jetant ses allumettes. On sent qu'elle a abandonné, avant même que tu ne le précises, on a compris qu'elle ne survivra pas.
Et puis aussi, le fait qu'on retrouve Ravachol (bon, on s'en doutait, mais quand même), avec sa description qui a changé, et puis aussi les cheminées des usines qui masquent les étoiles...
Très belle participation !
J'ai corrigé ces sales petites coquillettes ^^
Je suis très content que les différents éléments de l'histoire se tiennent.
Faire tout exploser, c'est quand même un peu excessif, non ?<br />Cette histoire est terrible, mais elle est bien écrite.<br />Tu exprimes bien ce que la petite fille ressent, du froid au désespoir. On sent bien la progression. Les choses sont tellement bien amenées que tout semble venir naturellement. Bon, l'anarchiste qui tombe là avec sa dynamite, c'est un hasard hautement improbable, mais malgré tout, ça n'a pas l'air forcé.<br />Chapeau !
J'ai quand même quelques remarques sur la forme :
Aucun ne voulait se pencher sur cette pauvre marchande [il y a des doubles espaces au début et avant "pauvre"]<br />Elle aurait voulu rentrer chez elle et se reposer près du poêle [il y a un double espace avant cette phrase]<br />Il y a aussi des espaces indésirables à la fin de plusieurs paragraphes.<br />les articles qui narraient ses actions spectaculaires et de ses évasions rocambolesques [et ses évasions]<br />Elle cria et tenta de le rattrapé [rattraper]<br />et la froideur les serraient comme un étau [serrait]<br />Ses petons avaient échangé ce rouge douloureux pour un bleu anesthésiant [on échange une chose contre une autre]<br />mais n’osait pas l’approcher de trop prês [près]<br />A cette heure tardive les rues étaient quasiment désertes [il faudrait ajouter une virgule après "tardive"]<br />Le voleur au bèret ressurgit alors dans son esprit [béret]<br />A peine la flamme s’était-elle évanouie dans la neige [À peine ; l'Académie française recommande de mettre les accents sur les majuscules parce qu'ils ont pleine valeur orthographique]
N.B. En écrivant "voute" ou "bruler" sans accent circonflexe sur le "u", tu appliques les rectifications orthographiques de 1990. Dans les cas du verbe "bruler", pour être cohérent, il faudrait omettre le circonflexe partout, y compris dans "tu les brules".
La confusion entre la gâchette et la détente d'une arme à feu est très répandue. <br />On appuie sur la (queue de) détente. La gâchette est à l'intérieur de l'arme.<br />https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A2chette
Merci beaucoup, Donna
Je ne t'imaginais pas passionné d'armes à feu ^^ (faudra qua je me souvienne de la différence entre gâchette et détente)