Il était une fois une petite fille très pauvre qui vendait des allumettes.
Tous les jours, du matin au soir, elle arpentait les rues dans la neige et le froid, appelant à la bonté des passants.
Souvent, elle rentrait bredouille et son père la battait et la privait de souper.
Elle était sale et maigre, et c'était bien difficile de lutter contre le baiser de l'hiver.
Un jour, elle croisa la route de quatre jeunes et riches demoiselles. Elles étaient très jolies. Et pourtant, elles étaient si laides.
***
Bruxelles, 24 décembre 1895
- Rappelle-moi pourquoi on fait ça ?
- Hum... parce que tu es fauché comme les blés et que ta dignité mal placée t'empêche d'accepter mon aide ? Et accessoirement, il n'y a pas de « on », cette fois. Moi, je me tiens du bon côté du cordon de la police. Ce qui n'est pas ton cas.
Oscar de Valbreuze émit un grognement agacé et se pencha de nouveau sur le cadavre. Enfin, sur la chose qui était couverte d'un drap blanc et qui était vraisemblablement le cadavre de la victime. Il repoussa lentement le drap, fronçant le nez en découvrant l'étendue des dégâts. Derrière lui, il entendit Henri Berghmans lancer un sifflement admiratif.
- Oh ! On dirait un spéculoos trop cuit ! C'est merveilleux ! En plus, c'est de saison !
- Je vais faire comme si je n'avais rien entendu.
- Allons, ne sois pas si coincé. Ce n'est pas comme si elle pouvait nous entendre !
Oscar ignora Henri pour se concentrer sur la victime. Les parents promettaient une coquette somme à celui qui trouverait l'assassin. Et Oscar en avait bien besoin. Henri avait raison : la victime ressemblait à un toast qu'on aurait oublié dans le four. C'était pourtant bien Charlotte Neusy comme en témoignaient ses effets personnels retrouvés près d'elle. Des indices, il n'y en avait pas beaucoup ; la police avait déjà fait le ménage. Oscar remarqua toutefois une allumette. Près du corps. Pratiquement intacte. Sa tête avait brûlé, comme ce qu'on attend de toute bonne allumette qu'on craque. Ce qui était étonnant, c'est que bien qu'elle fût confite de gras humain fondu, elle n'avait pas brûlé outre mesure. Comme les deux autres allumettes retrouvées près des deux autres cadavres découverts dans des circonstances similaires.
- De Valbreuze ! Sacré nom d'un chien ! Qu'est-ce que vous fabriquez sur ma scène de crime ?
L'inspecteur Van Piperzeel et son bon quintal de muscles venaient de surgir dans la ruelle. Il était rouge de colère. Il s'avança vers Oscar, ses yeux lançant des éclairs sous ses épais sourcils roux.
- J'en ai plus qu'assez de vous voir fourrer votre nez partout. Cette fois, la coupe est pleine ; je vous arrête !
- Quoi ? s'écria Oscar.
Ce n'était pas la première fois que l'inspecteur le menaçait et cela ne s'était jamais concrétisé par aucune mesure particulière.
- Pourquoi moi ? Et lui alors ?
- Que c'est vilain de dénoncer ses amis, le fustigea Henri, hilare.
- Lui, il ne fait rien d'illégal. Et il est du bon côté du cordon.
- Ne t'inquiète pas, je vais envoyer quelqu'un payer ta caution. Je suis certain que tu passeras une excellente veillée de Noël au commissariat !
Oscar lança un regard incrédule à Henri qui se contenta de lui sourire. L'inspecteur agrippa le jeune homme par le bras et le mena à son coupé.
***
Les quatre riches demoiselles se promenaient bras dessus, bras dessous, léchant de leurs regards gourmands, les vitrines somptueusement décorées pour Noël. Leurs pieds chaussés de bottes en fourrure bien chaude crissaient dans l'épais édredon neigeux qui recouvrait les trottoirs.
La petite marchande reprit espoir en les voyant. Elle était convaincue que les demoiselles lui achèteraient ses allumettes. Après tout, c'était bientôt Noël !
Quand elles virent la petite marchande s'approcher d'elles, sale, en guenilles, les pieds nus et bleus de froid, les demoiselles échangèrent un regard entendu et un hideux sourire étira leurs belles lèvres roses.
***
Oscar avait mal aux fesses. Cela faisait des heures qu'il était assis sur un banc inconfortable dans une cellule dégoûtante qu'il partageait avec un nain revêche dont la barbe noire lui mangeait la moitié du visage.
La grille de la cellule s'ouvrit alors sur l'inspecteur Van Piperzeel qui tenait une cage entre les mains et affichait un sourire particulièrement satisfait. La cage contenait une toute petite fée, pas plus grande qu'un pouce, couverte de pétales de rose et dont la peau émettait une lueur douce et chaleureuse.
- ça vous en bouche un coin, n'est-ce pas ? lança l'inspecteur.
- Impressionné que vous ayez mis aux arrêts une fée-lumière qui, à vue de nez, fait un dix-millième de votre masse ? J'en suis muet d'admiration, répondit Oscar.
- Ce que vous avez sous les yeux, mon cher, c'est notre criminelle ! rétorqua l'autre d'un ton triomphant. Cette créature est défectueuse et dangereuse. C'est la famille d'Eugénie Valois, notre seconde victime, qui l'a dénoncée. Elle était embauchée pour les luminaires. Elle a blessé Eugénie quelques jours avant le drame. Elle a foutu le feu au sapin de Noël ! ça a bien failli réduire la maison en cendres. Ses maîtres l'ont renvoyée et pour se venger, elle a attaqué Eugénie finissant ainsi le travail.
La petite fée, jusque-là silencieuse, se mit à tinter énergiquement, agrippant les barreaux de sa cage et la faisant danser sur son socle.
- Voyez, elle est agressive !
- Et en quoi cela est-il lié aux deux autres victimes ?
- Les trois demoiselles étaient amies. Elles passaient beaucoup de temps chez Eugénie. D'après les parents, cette fée-lumière les incommodait toujours. Elle avait déjà été menacée de renvoi à plusieurs reprises. Quoi qu'il en soit, l'affaire est résolue. J'ai gagné et vous avez perdu !
De nouveau, la fée-lumière tinta nerveusement, secouant sa cage de plus belle.
- Vous n'auriez pas l'idée de faire venir un interprète à tout hasard ? On dirait bien qu'elle essaie de faire passer un message, suggéra Oscar.
- Elle aura un interprète et un avocat d'ici deux jours. Maintenant, si vous voulez bien, je vais rentrer chez moi afin de passer ce réveillon au calme, au coin du feu. Ne vous inquiétez pas trop, il y a un sceau magique sur la cage. Elle ne pourra pas vous transformer en grillade durant la nuit. Oui, vous restez ici ! Quelqu'un a payé la caution, semble-t-il, mais la personne chargée de la transmission du document de libération l'a égaré en route. D'ici à ce qu'on le retrouve, je vous souhaite de passer une merveilleuse veillée de Noël !
L'inspecteur s'en alla en éclatant de rire alors que la porte de la cellule se refermait en claquant. La lumière se tamisa et ils furent bientôt seuls dans la pièce.
La petite fée-lumière continuait de carillonner vigoureusement.
- Ri'an - c'est son nom - dit que ce n'est pas elle qui a tué la gamine, maugréa le nain. Mon Faey est un peu rouillé, mais en substance, c'est plus ou moins ça.
Oscar l'observa, surpris.
- Quoi ? Vous imaginiez que tous les nains étaient des brutes épaisses tout juste bonnes à tailler des cailloux. Eh bien non ! Certains d'entre nous sont très cultivés et même très sensibles si vous voulez tout savoir.
- Les fées-lumières ne sont pas violentes, murmura Oscar soulevant la cage pour regarder de plus près la petite créature. Elle est blessée, elle a une aile abîmée.
La fée tinta en réponse.
- C'est cette Eugénie qui l'a blessée. C'est pour cette raison qu'elle a réagi, bien malgré elle, en brûlant le sapin. Elle ne voulait pas lui faire du mal. Elle dit qu'Eugénie et ses trois amies étaient de véritables chipies, qu'elles la tourmentaient toujours.
- Trois amies ?
***
Les demoiselles la bousculèrent si fort que la petite marchande s'écroula dans la neige. Transie de froid et de honte, elle voulut reprendre son panier afin de protéger ses allumettes de l'humidité. Mais l'une des demoiselles donna un coup de pied dans le panier qui se retourna et éparpilla tout son contenu. Les allumettes étaient trempées. Elles ne pourraient plus être vendues.
Fières de leur ouvrage, les quatre demoiselles s'en allèrent en riant, abandonnant la petite marchande à ses larmes et à ses allumettes gâchées.
***
- Vous êtes sûr de ce que vous faites ? s'enquit le nain qui recula d'un pas prudent.
- Eh bien, je serai bientôt diplômé en anthropologie et histoire d'Erret alors, je crois que je sais ce que je fais, répondit Oscar en lui lançant un sourire lumineux.
Le jeune homme souleva la cage et effaça du revers de la manche le sceau de protection que le mage de la police transvoile avait tracé à la craie à la va vite sur le fond de la cage.
- écoute-moi bien, Ri'an. Il va falloir que tu produises la chaleur la plus infernale dont tu es capable pour faire fondre les barreaux. Après cela, nous irons aider la dernière amie d'Eugénie, je te le promets.
Une expression déterminée apparut sur le visage de la fée et elle opina du chef. Oscar déposa la cage près des barreaux de la cellule et rejoignit le nain à une distance qu'il espérait suffisante.
- Vous êtes Oscar de Valbreuze, n'est-ce pas ? Votre nom est bien connu parmi les créatures d'Erret. C'est un honneur de vous rencontrer ! Je me nomme Radogeir.
- Tout le plaisir est pour moi, répondit Oscar en serrant la main du nain avec enthousiasme. Mon ami, préparez-vous, la température va grimper en flèche !
***
Quand elle rentra chez elle, une nouvelle fois bredouille et de surcroît sans la moindre allumette, le père de la petite marchande la battit si fort qu'elle crut qu'elle allait mourir pour de bon. Il l'abandonna alors dans une ruelle, à la merci du froid et de la vermine.
C'était un soir de pleine lune. Il était minuit. Et la petite marchande d'allumettes, du plus profond de ses entrailles, fit le Vœu Impardonnable.
C'est alors que lui apparut l'Ombre du Soir.
***
Oscar suivait avec peine Ri'an qui, malgré son aile blessée, filait dans les airs telle une comète. La fée-lumière avait expliqué que les quatre demoiselles étaient en danger et que quand elle avait voulu les avertir, attirer leur attention, les filles l'avaient malmenée et frappées comme un insecte nuisible. Ri'an l'avait ressentie sur elles immédiatement, la marque de l'Ombre de Soir, le Faiseur de Vœux.
Elle mena Oscar jusqu'à une ruelle déserte d'où retentit un cri perçant. Une jeune fille était assise sur le sol, tremblante de terreur. Face à elle se trouvait une petite fille qui n'avait plus rien d'humain. Ses cheveux pâles tombaient raides de part et d'autre d'un visage bleuté à la peau translucide couverte de givre et aux lèvres blêmes, brisées par le froid. Ses yeux opalescents n'arboraient aucune expression. Ils étaient simplement posés sur ce qu'elle tenait entre ses mains : une boite et une allumette qu'elle s'apprêtait à craquer.
Derrière elle s'étendait une ombre immense et étroite. Elle s'étirait sur toute la longueur de la ruelle. Il n'y avait pas assez de lumière pour donner vie à une ombre si grande. Ce n'était pas la sienne. C'était l'Ombre du Soir.
Ri'an fondit sur l'ombre en tintant. La lumière qu'elle émit devint si vive qu'Oscar dut se protéger les yeux. Les fées-lumières étaient les ennemies naturelles du Faiseur de Vœux car il ne se nourrissait que de ténèbres et de noirceur. L'Ombre du Soir recula, s'arrachant à la silhouette de la petite marchande et disparut en gémissant.
Oscar se précipita sur la petite marchande pour lui arracher sa dernière allumette des mains. La fillette fit un pas en arrière et glissa. Quand elle toucha le sol, elle se pulvérisa en une multitude de cristaux coruscants qui tombèrent sur le sol en scintillant.
Plus tard, quand la police transvoile vint prendre sa déposition, c'est avec une certaine satisfaction qu'Oscar entendit l'inspecteur Van Piperzeel présenter ses excuses à Ri'an. Et alors que la ruelle se vidait lentement de toute agitation, le jeune homme tendit une main vers la petite fée qui s'y posa en souriant.
- Est-ce que par hasard tu chercherais un nouvel employeur ?
Je m'attendais plutôt à lire quelque chose du genre conte donc j'ai été surpris de découvrir cette enquête, ça a été une bonne lecture. J'ai bien aimé l'alternance avec les passages en italique et l'univers que tu as créé a l'air vraiment intéressant. Le policier, le nain, la fée etc ça me fait un peu penser à l'univers d'Artemis Fowl. Cette nouvelle est une bonne ouverture et en même temps ça reste très accessible.
J'ai bien aimé les petites touches d'humour, les personnages sont assez vite bien délimités, on comprend rapidement le caractère de chacun. La chute de la nouvelle est très mignonne (=
Mes remarques :
"leurs regards gourmands, les vitrines somptueusement décorées pour Noël" enlever virgule après gourmands ?
"elle a attaqué Eugénie finissant ainsi le travail." virgule après Eugénie ?
Un plaisir,
A bientôt !
Je suis contente que cette lecture t'ait plu ^^
Celinours
Oh, je suis tellement contente de lire à nouveau quelque chose de toi, ça m'avait manqué <3 Il y a toujours un petit truc magique qui se dégage de tes histoires. Et là spécialement, ce monde entre époque victorienne et fantastique me fait vraiment rêver !
On sent un univers bien plus large derrière cette simple nouvelle, mais en même temps elle se suffit à elle-même à mon avis. Puis c'est intéressant de voir comment tu as réussi à adapter le conte à ta propre histoire !
Non vraiment, c'est vraiment bien trouvé et bien écrit, j'adore <3 Bravo !!
Cool si tu penses que la nouvelle se suffit à elle-même car j'avais quelques doutes ^^
A la base, je voulais faire un truc totalement parallèle mais dans le même univers. Mais Oscar et Henri me font tellement rire que je n'aj pas pu m'empêcher de les inclure ^^
Franchement, j'ai beaucoup aimé cette lecture !
Héhé, oui c'est un peu sombre ^^ C'est un retour à me premières amours (j'ai toujours eu cette tendance à écrire des trucs pas joyeux).
Merci pour ton gentil commentaire. Je suis contente que ça t'ait plu.
Celinours
néanmoins, on y rentre très vite et sans difficultés. Cela se lit tout seul.
Une belle participation.
En même temps, je pense que même sans rien savoir de ton histoire principale, ta nouvelle se suffit à elle-même.
Ce qui est bien aussi, c'est que les victimes ne sont pas innocentes, mais tu as à coeur d'en suaver une quand même. ^^
Belle participation !
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C’est la première fois que j’ai l’occasion de lire un de tes textes. C’est intéressant comme tu as transposé la petite marchande d’allumettes dans un univers préexistant. La forme aussi est originale : d’abord, on dirait que tu racontes deux histoires en parallèle et on se rend compte que les passages en italique sont des flash-back.
J’aime bien les personnages ; il y en a beaucoup pour un récit aussi bref, mais leur caractère est bien marqué. Je trouve dommage que ça finisse mal pour la marchande d’allumettes.
En tout cas, ton univers est très prenant, très crédible, et ton histoire est bien écrite. C’est un plaisir de te lire.
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Voici quelques petites remarques :
léchant de leurs regards gourmands, les vitrines somptueusement décorées pour Noël [Je ne mettrais pas la virgule]
ça a bien failli réduire la maison en cendres [Ça]
Mon Faey est un peu rouillé [faey ; on ne met pas de majuscule pour une langue]
je serai bientôt diplômé en anthropologie et histoire d'Erret alors, je crois que je sais ce que je fais [Je mettrais la virgule avant « alors »]
les filles l'avaient malmenée et frappées [frappée]
Il me semble que le pluriel de fée-lumière devrait être fées-lumière
N.B. « une boite » est l’orthographe rectifiée. L’orthographe classique est « une boîte ».
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Désolée pour les nombreuse modifications : l’éditeur de PA me joue des tours.
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alors cette nouvelle est bien. Elle me donne envie de lire les fiancée de papier.
si j'ai bien compris la petite marchande se fait nuire ces allumettes par 4 chipies. Triste, elle ait un vœux et l'ombre du soir arrive qui la possède et la fait tuer 3 des chipies. Quand la fée supprime l'ombre du soir, la petite fille meurt. C'est bien triste.
en tous cas, j'aime beaucoup!
Je dois encore répondre à ton commentaire sur la fiancée de papier, mais j'ai eu une IRL un peu chargée dernièrement.
Et oui, tu as bien compris l'action. Mais l'ombre du soir va refaire surface dans la fiancée de papier donc tu auras l'occasion d'en apprendre plus :D
Encore merci.
Celinours