Les flocons venaient tout juste de cesser de virevolter, ne laissant derrière eux qu’un fin voile blanchâtre sur la plaine. Rhéa était immobilisée depuis quelques instants déjà, le regard rivé sur le ciel.
« Tu as vu Maman ? Ça y est, les nuages se dissipent. »
Sur l’horizon, l’imposante courbe de Saturne écrasait les lointains monts escarpés. Rhéa ne se lassait pas d’observer la géante gazeuse. Sa présence était d’une apaisante bienveillance. Une nature morte lui prodiguant un agréable vertige, une sensation d’abandon devant cet astre, si grand dans son monde, mais si petit au sein de l’Univers.
Durant ces moments de contemplation, plus rien n’avait d’emprise sur elle. Cette vision majestueuse était sûrement l’une des dernières choses qu’elle appréciait encore sur Titan.
Une suite de tonalités aigües vint rompre le silence, l’extirpant de sa transe. Elle jeta un regard à l’un des cadrans accroché sur son avant-bras. Il était temps pour elle de reprendre sa marche si elle ne voulait pas vider son réservoir d’oxygène et s’effondrer au bord du lac de méthane.
Rhéa saisit les poignées et recommença à tirer. Le poids des bombonnes entassées dans son chariot, plus remplies que d’habitude, rendait sa progression ardue. À chaque pas, ses grosses bottes boueuses s’enfonçaient toujours un peu plus lourdement dans la neige. Mais elle ne se démoralisait pas, au contraire. Elle n’avait pas trouvé un si grand gisement d’azote liquide depuis plusieurs semaines. C’est satisfaite que, rythmée par le seul son de sa respiration, elle longea le rivage en direction de la colonie.
La lumière des projecteurs des zones de culture couvrait l’éclat des rares étoiles visibles depuis l’extérieur de la base. Rhéa interrompit sa marche pour lancer un nouveau coup d’œil vers son avant-bras.
« Parfait, il m’en reste assez en stock pour faire une pause, » dit-elle entrecoupée d’inspirations bruyantes avant de se laisser tomber au sol.
Les ultraviolets émis par les lampes plusieurs mètres au-dessus d’elle étaient suffisamment puissants pour pénétrer sa combinaison. Minute après minute, elle sentit l’énergie regagner son corps. Cette chaleur réconfortante lui donna le courage pour entamer les dernières centaines de mètres au cœur des champs asséchés.
Rhéa remit sommairement en ordre ses longs cheveux bruns libérés de son casque. Elle agrippa le chariot qu’elle dirigea vers le sas de désinfection puis vers la salle commune. Les poussières tournoyèrent lentement dans le halo des néons qui s’allumèrent à son approche.
« Salut Amasandji, je suis rentrée ! » lança-t-elle joyeusement.
La plante grasse située dans l’angle le plus proche garda le silence.
Le contenu des bombonnes avait été transvasé dans le dewar. Rhéa pianota sur le clavier et analysa les données affichées sur l’écran de contrôle. Elle ne put retenir un léger cri de jubilation à la lecture des courbes.
« Oui, j’ai enfin de quoi reprendre les tests ! »
Elle fit tournoyer son siège, les bras dressés en signe de victoire, avant de se lever et quitter le centre de propulsion en sifflotant.
« Mengettu, je le sens, cette fois-ci sera la bonne. »
Son visage était si proche de la plante que ses grandes feuilles vertes parsemées de tâches jaunâtres lui apparaissaient brouillées. Comme dans le champ, la chaleur de la lampe vint la ressourcer. Elle enlaça le bac rempli d’eau dans lequel le végétal prenait racine, puis fit le tour de la pièce.
« Bonne nuit Mengettu, bonne nuit Amasandji, bonne nuit Jiguur. »
Elle salua la dizaine de plantes, un tendre sourire aux lèvres. Seul l’un des pots eut comme traitement à part un regard assombri.
Rhéa alluma l’écran situé face au lit sur lequel elle s’étendit. Elle prit la télécommande et choisit un dossier constitué de peintures impressionnistes. Défilèrent des paysages verdoyants, le bourdon émis par la ventilation en toile de fond. Elle se sentit apaisée malgré la froideur de cet espace sans fenêtres. Elle arrêta le diaporama sur un tableau lui ayant toujours tout particulièrement plu : un champ de coquelicots immortalisé par Vincent van Gogh. Ses yeux se perdirent dans les taches colorées. La sensation étrange d’une mélancolie d’un temps jamais connu la submergea. Elle en frissonna.
« Moi aussi bientôt, je verrai des coquelicots, » fit-elle dans un murmure.
Des coquelicots. Des coquelicots à perte de vue. Recouvrant tout, des plaines les plus éloignées aux sommets des montagnes les plus élevées. C’était le printemps. Rhéa riait, courrait, profitait de la faible gravité pour sauter toujours plus haut. Elle se réjouissait du soleil qui illuminait le décor d’une intensité rare, et s’émerveillait du spectacle offert par Saturne qui arborait des motifs somptueux aux teintes azur et turquoise.
« Regarde toutes ces fleurs, Maman ! On dirait que c’est van Gogh qui les a peintes pour nous ! »
Sa mère ne lui répondit pas. Rhéa se retourna et ne la vit pas. Elle était seule au beau milieu de l’étendue florale. Elle chercha du regard partout autour d’elle, renouvela ses appels alors que la crainte la gagnait progressivement et que le vent se levait. Mais personne ne vint. Plus elle criait, plus le ciel se couvrait de nuages menaçants, plus les bourrasques arrachaient aux fleurs leurs pétales brillant d’un rouge sanglant, dernières couleurs survivantes d’une obscurité qui comprimait la plaine. Au loin, un gigantesque vaisseau quitta la surface en une boule de feu au milieu des éclairs dans un silence assourdissant. Et Rhéa continua de crier, implora sa mère, lui conjura de revenir, de ne pas l’abandonner ici. Mais plus aucun son n’accepta de sortir de sa gorge.
Le bruit du vaisseau lui parvint enfin, en un crescendo tonitruant d’un orchestre de cuivres, une fanfare grandiose et macabre d’une puissance inégalée. Dans un point d’orgue d’une consonnance ironique, la foudre toucha l’engin, et tout, la plaine, les montagnes, Saturne, le ciel nuageux, furent enveloppés par les flammes.
Rhéa ouvrit les yeux. Le vacarme avait laissé place au solitaire bruit blanc de la ventilation. Les détails de son rêve changeaient d’une fois sur l’autre, mais la trame demeurait identique à chaque fois. Si, pendant son sommeil, cette scène lui procurait toujours autant d’horreur, sa récurrence lui avait permis de s’en réveiller sans plus rien éprouver d’autre que de l’indifférence. L’indifférence qu’on lie aux choses coutumières.
Quand elle se leva quelques secondes plus tard, son esprit avait déjà chassé toute image, ne laissant que le goût d’une nuit noire vide de tout
L’écho des clinquements s’était réfléchi des heures durant sur les collines bordant l’immense base de lancement. Rhéa était affairée sur son vaisseau depuis l’aube. Éreintée par sa journée de labeur, elle posa finalement son outil au sol.
« Les préparatifs sont enfin terminés pour la prochaine phase de test. Maman, si tout se passe comme prévu, la Terre est à portée de main. »
Rhéa poussa un long soupir. Son regard longea la rampe de lancement dont la courbe plongeait vers le cosmos. Pour une fois, la voûte céleste était parfaitement dégagée.
Dans cet océan de vide, un mouvement attira son attention.
« Maman, une étoile filante, elles sont si rares ici ! »
Le point lumineux transperçait une grande partie du ciel sans se dissoudre dans l’atmosphère. Il grossissait, grossissait encore, au point de rapidement devenir bien plus brillant que le soleil bleuté situé à un milliard et demi de kilomètres. Rien ne voulait freiner sa course dont l’arrivée semblait être la surface de Titan.
« Tu as vu Maman ? On dirait que cet objet se dirige droit sur nous. »
J'ai beaucoup aimé ce premier chapitre, on en ressort pleins de questions auxquelles on a hâte de trouver des réponses. Le rapport aux plantes de Rhéa, que ce soit celles qui l'entourent ou celles qu'elle admire sur l'écran, est bien posé (et cette plante qui mérite un regard noir est également très intrigante).
Je trouve ton style d'écriture agréable et mature, rien ne m'a coupé dans la lecture. J'irai découvrir la suite avec plaisir.
Bonne écriture !
Belle entrée en matière! Je suis très, très intriguée! On sent bien la solitude de Rhéa, en particulier les mécanismes qu'elle met en place pour ne pas devenir complètement folle -ça m'A fait penser à une expérience d'un des Vault de Fallout tout ça!.
Très intriguée donc, et j'ai hâte de lire la suite!
à bientôt! :)