Chapitre 1
Je restai figée sur ma chaise de bureau, les jambes repliées sous moi, les yeux rivés sur la feuille de papier que ma mère venait de me refiler. Une offre d’emploi. Super.
Elle l’avait dénichée je ne sais où, en tout cas pas dans la pile des factures impayées, et s’était mis en tête que c’était l’opportunité parfaite pour moi. À vingt-cinq ans, toujours sans emploi deux ans après avoir obtenu mon master en démographie – principalement parce que je négligeais volontairement d’en chercher un – elle se souciait soudain de trouver la solution miracle à ma vie.
Ma vie que j’avais jusqu’à présent presque entièrement passé dans cet appartement trop grand pour nous. Même mes études je les avait suivie à distance, parce que je déteste profondément partager mon espace avec d’autres humains. Et aussi parce que leur contact à tendance à me plonger en mode spasmophile, à hyperventiler dans un coin comme une héroïne de roman victorien.
Sa persistance m’avait surprise. Jamais mes parents n’avaient jugé utile de me coller la pression pour que je me déniche un boulot. En fait, ils semblaient carrément soulagés que je reste planquée dans ma petite chambre, loin des soucis du monde extérieur, je leur était plus utile comme ça. Je m’occupais du ménage et des repas, un petit arrangement qui leur convenait parfaitement. Mais aujourd’hui, tout était bizarre. Ma mère avait fait le ménage, un truc aussi rare qu’une éclipse solaire, et avait même préparé le petit-déjeuner, ce qui (contrairement à ces fameuses éclipses) n’arrivait jamais.
Quant à mon père, il avait fait la vaisselle – oui, sans blague – et n’avait pas touché à la bouteille de whisky de la matinée. Ce type, qui se fondait d’habitude dans le décor tel un meuble à moitié cassé, avait même osé esquisser un sourire. Entre deux tartines de confiture de fraises – sans beurre, j’avais oublié d’en acheter – ma mère m’avait tendu la fameuse feuille de papier, assortie d’un mystérieux post-it, sur lequel on pouvait lire, en petites lettres : Postule et accepte le job. C’est ce que tu attendais.
Je dévisageai ma mère, qui jouait la carte de la mystérieuse bienfaitrice. "Quelqu’un a dû penser à toi pour ce travail, un prof peut-être. C’est une super opportunité !", avait-elle dit, le sourire aux lèvres. Super opportunité, mon œil.
Mes profs ne m’avaient jamais vue en chair et en os, et ils s’en foutaient pas mal de mon avenir. On avait échangé quelques mails, surtout pour réaliser mon mémoire, mais je doutais sérieusement que l’un d’eux se soit soudainement réveillé avec une révélation divine : "Tiens, cette Véda Millar, il faut absolument lui trouver un job !" Non, c’était un coup monté, orchestré par ma mère pour me dégager de la maison. Je m’interrogeais sérieusement sur les fonds disponibles, mon père n’était pas aller travaillé à quelque reprise cet été… peut-être que nous étions sur la paille et que ma mère voulait continuer à assurer son stock de chips au vinaigre et ses mousses au chocolats allégées. Envisager qu’elle même trouve un boulot était de l’ordre du fantasme : elle ne travaillait plus depuis une dizaine d’année et ce n’était visiblement pas à l’ordre du jour.
Elle ne cessait de répéter qu’elle avait "reçu" ce papier, comme si une bonne fée l’avait glissé sous sa porte. Et bien sûr, mon père suivait le mouvement, les yeux pétillants de joie – la première fois que je les voyais aussi enthousiastes depuis une bonne quinzaine d’années. Ils n’avaient même pas évoqué ma sœur et mon frère tout les deux décédés, ce que ma mère faisait au moins vingt fois par jours histoire de s’assurer qu’aucune âme dans l’appartement ne puisse les oublier. Ils avaient l’air si heureux que je n’avais pas le cœur de leur balancer ce que je pensais vraiment de ce plan foireux. Pas tout de suite, en tout cas.
Objet : Offre d’Emploi — Agent Recenseur H/F pour NEPITER
Madame, Monsieur,
NEPITER, institution renommée dans la compréhension des disparitions, cherche un Agent Recenseur H/F pour renforcer son Service d’Enquête démographique et statistique. Vos missions incluront la collecte et l’analyse des données démographiques, l’élaboration de rapports statistiques, la collaboration avec d’autres services, et la contribution à l’amélioration des stratégies de prévention.
Profil recherché :
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Diplôme en statistiques, démographie ou sciences sociales.
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Expérience en collecte et analyse de données.
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Maitrise des outils informatiques statistiques.
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Bonnes compétences en communication et esprit d’équipe.
Modalités pratiques :
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CDI
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Lieu : Siège de NEPITER France à Paris
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Rémunération : À discuter selon expérience et qualifications.
Si vous êtes passionné(e) par les sciences statistiques, la démographie, et que vous souhaitez contribuer à des enquêtes innovantes et significatives, n’hésitez pas à nous faire parvenir votre CV ainsi qu’une lettre de motivation à Ian Delmont : recrutement@nepiter-france.com avant le 31 décembre.
Rejoignez-nous dans cette mission unique de compréhension des disparitions et de protection des individus. Votre expertise sera cruciale pour l’avancement de notre compréhension des phénomènes magiques.
Nous attendons avec impatience de collaborer avec des esprits curieux et déterminés comme le vôtre.
Ensemble pour lutter contre les disparitions.
Nepiter
Je les regardai, bouche bée. Un simple job de recensement des disparus. Vraiment ? Je ne manquai pas de leur faire remarquer le côté insipide de la chose, espérant qu'ils réaliseraient l'absurdité de la situation. Mais au lieu de ça, ils se lancèrent dans une série de justifications, comme s'ils essayaient de se convaincre eux-mêmes.
« Nous ne serons pas toujours là, tu sais. » Ma mère disait cela tous les trois jours, mais généralement c’était pour me faire culpabilisé d’avoir refusé de répondre à un caprice, ou parce que je lui avait demandé de me lacher les basques avec Valéria et Alan, pour une fois. Cette fois, elle avait un ton plus grave, il évoqué autre chose, et je n’avais pas envie d’y penser.
« Tu dois te prendre en main, il faut que tu gagnes ta vie tôt ou tard. » Un sourire triste effleura mes lèvres. C’était vrai aussi, l’argent était un problème, à la fin du mois je comptais la monnaie…
« Cet emploi est très intéressant, tu en sauras plus sur les disparitions et les pouvoirs. On ne nous dit pas tout à la télé ! » Et voilà, la théorie du complot, de plus en plus présente ces dernier temps. Prochain arrêt : la folie douce.
« Tu rencontreras des gens de ton âge, ce serait bien quand même, non ? » Ce serait bien pour qui ? Pour eux, pour moi, ou pour ce soudain enthousiasme à me voir changer de vie ? Ca sortait d’où cette histoire ?
« Tu vas beaucoup mieux maintenant, il est temps que tu t’en aperçoives. Et nous aussi ! Tu vois bien ! On est prêt à reprendre une vie normale, c’est important ! On n’a pas besoin que tu t’occupes de nous comme tu le fais. » Je sentis un nœud se former dans mon estomac. L’histoire ne collait pas, qui était ces gens ? J’était à deux doigts de leur demander ce qu’ils avaient fait de mes parents.
« Vraiment, on est curieux de savoir ce qu’ils font à Nepiter. C’est dingue qu’on explique si peu de choses sur les Disparitions! » Ah, Nepiter. Voilà l’explication ! Ils espéraient que je puisse, d’une manière ou d’une autre, leur apporter des réponses qui les apaiseraient. Mais je savais que Nepiter ne pouvait rien expliquer, si c’était le cas, on aurais déjà eu des explications censées.
Les Disparitions, toujours complètement inexpliqués, ont fait irruption il y a quinze ans. Les premiers signes ( on appelle ça les prémices, tout bêtement) ? Imaginez-vous en train de vous saouler sans une goutte d'alcool, puis sombrer dans un sommeil de plomb avant d'entrer dans un délire hallucinatoire. Et la cerise sur le gâteau ? Vous disparaissez. Littéralement. Pas de corps, pas de traces. Juste... envolé.
Depuis son apparition, environ 5 000 personnes se volatilisent chaque année, sans distinction d'âge, de sexe, ou de statut social. Ce phénomène à fait disparaître désormais près de 75 000 personnes à travers le monde, et la tendance est à la hausse, bien sûr. Parce que pourquoi pas, hein ? Les experts ? Perdus dans leurs théories. Certains hurlent à l'apocalypse, d'autres crient au complot mondial, et d’autres encore y voient un coup divin. Les sectes en tout genre se font des choux gras. Bref, tout le monde y va de son explication, mais personne n'a de réponse solide.
Comme si cela ne suffisait pas, voilà qu’un autre phénomène inquiétant était apparu : des individus se découvrent des « capacités spéciales ». Vous avez dit « magie » ? Appelez ça comme vous voulez, mais la peur est bien réelle. Même moi, je ne peux m’empêcher de frissonner à l’idée de croiser quelqu'un capable de lire dans mes pensées ou de se téléporter. La plupart du temps, ce sont des voyants qui se déclarent « dotés » ou « bénis » de pouvoirs magiques. Bref… des charlatans qui surfent sur les peurs de la population.
A priori, Nepiter, ce centre mystérieux qui s'occupe à la fois des disparus et des familles éplorées, commence à s'intéresser de près à ces « capacités ». Si même les scientifiques se penchent sur la question, ce n'est peut-être pas qu'une simple rumeur de tabloïd.
Pour mon mémoire, j’ai étudié l’impact des Disparitions sur la démographie mondiale. Un vrai désastre : des hôpitaux submergés, des administrations débordées, des conflits à n’en plus finir, des deuils nationaux à répétition. Sans parler des gourous religieux qui exploitent la situation pour proclamer la fin des temps. Quand j’ai enfin terminé mon master, c’était un véritable soulagement de tourner la page et de ne plus avoir à me plonger dans cette angoisse collective.
Mais voilà que mes parents, eux, qui semblaient autrefois si résignés, me poussent aujourd’hui à décrocher un job directement lié aux Disparitions. Moi, qui redoute chaque jour de les voir sombrer à leur tour. Nous avons été épargnés jusqu’ici, mais le sort ne nous a pas ménagés pour autant : ma sœur aînée a été fauchée par une voiture il y a quinze ans, et mon frère est mort d’une overdose dix ans plus tard. Ces drames ont marqué la fin de notre famille telle que nous la connaissions. J’ai dû assumer la plupart des tâches domestiques tandis que mes parents s’enfonçaient dans leur dépression.
Et maintenant, ils veulent que je sorte de mon cocon pour me confronter aux Disparitions, de manière professionnelle cette fois. Franchement, je ne sais pas si j’en suis capable. Mais je commence à croire que je n’ai plus vraiment le choix. L’idée d’abandonner ma routine me nouait déjà l’estomac : avec un emploi, plus possible d’aller à la piscine municipale faire mes vingt longueurs le mardi midi quand il n’y a presque personne, pas possible non plus d’aller à la médiathèque le vendredi matin, et ne parlons même pas de mon habituelle promenade dans le parc du lundi après-midi...
Je relus l’offre d’emploi encore et encore, comme si les mots allaient se réarranger par magie pour me révéler un sens caché. L’idée même de postuler me glaçait, et j’essayai de le faire comprendre à mes parents : pour rejoindre Nepiter, il faudrait que je prenne non pas un, mais deux transports en commun. Deux. Et ce lieu, qu’est-ce qu’on en savait, au juste ? Leurs activités étaient toujours aussi opaques, même après une décennie d’existence. Qui sait ce qu'ils cachaient vraiment ? Et si je faisais une de ces crises d’angoisse, comme celles qui me clouaient au sol au collège ? Nepiter, c’est aussi là qu’ils s’occupaient des gens avec des « pouvoirs ». Pas besoin d’en croiser pour avoir envie de fuir.
Mais mes parents ne voulaient rien entendre.
« Véda, c’est le moment. Regarde ce mot, c’est ce que tu attends. »
Ma mère prononça ces mots avec une telle intensité, comme si elle essayait de me convaincre par la force de sa conviction. Ça me laissa sans voix. Sans oser ajouter quoi que ce soit, je partis me réfugier dans ma chambre, la feuille d’emploi tremblante entre mes mains.
Qu’est-ce que ce mot pouvait bien signifier pour moi ? Qu’est-ce que j’attendais vraiment ? La vérité, c’est que je n’attendais rien de particulier. J’aimais ma routine. C’était mon cocon, mon refuge. M’occuper de mes parents, essayer d’égayer leurs journées, les écouter ressasser le passé en évoquant ma sœur et mon frère… C’était tout ce que je connaissais. Et ils n’avaient jamais rien trouvé à redire. Ils avaient même été soulagés que je puisse faire mon stage de dernière année à distance. Derrière un écran, j’étais dans mon élément. En présentiel, c’était une autre histoire. Pourtant, pas une ligne dans cette fichue offre n’évoquait la possibilité de travailler à distance.
Je décoinçai mes jambes, engourdies d’être restées trop longtemps repliées sous moi, et laissai échapper un long soupir. Au fond, je savais que ma vie devait changer, qu’à un moment donné, je devrais sortir de ma bulle. Peut-être que c’était le moment, peut-être que j’avais enfin la force de le faire. Depuis combien de temps n’avais-je pas fait de crise d’angoisse ? Ça faisait si longtemps que c’en était presque inquiétant. Et puis, voir mes parents aussi enthousiastes, ça me troublait. Peut-être que je devais me bouger, pour eux.
Je me tournai vers mes calmants. Ces derniers temps, j’en avais moins besoin, c’était bon signe, non ? Mais là, j’avais l’impression qu’il m’en faudrait une bonne dose.