Chapitre 1

La brise lui caressa le dos comme une mise en garde. Ses yeux, rendu humide par le froid, peinaient à distinguer la dentelle de nuages qui se déchirait sur les crêtes des sommets enneigés. Pourtant le ciel était clair, moucheté d’étoiles qui scintillaient plus ou moins, rompant la monotonie de la voute céleste. 

Ariane venait de retenir un bâillement alors, qu’à ses côtés, Bélina s’étirait pour mieux se vautrer contre la rambarde la terrasse en bas. 

– Une vraie vie de chien ma grande, lança la jeune femme en sentant l’animal poser sa tête sur ses pieds.

Accoudée sur le bois glacé, emmitouflée dans un épais manteau et un tour de cou qui lui cachait la moitié du visage, elle contemplait la montagne silencieuse, figée par l’hiver qui avait commencé il y a quelques semaines. 

Elle aurait pensé retrouvé ce qu’elle avait laissé, la saison dernière : les crêtes rocheuses balayées par le vent, les forêts de résineux qui bordaient les crevasses et les torrents gelés par le froid. Pourtant, la jeune femme avait l’impression de tout redécouvrir. Là où, dans la vallée, chaque saison se suivait et se ressemblait, la montagne se transfigurait sans cesse et ne laissait pas de place à la monotonie. 

Ariane aurait du s’en douter, après plusieurs années à pister les égarés dans les montagnes voisines, plus au sud, là où il restait une chance de survivre après s’être perdu. Elle pensait que de s’établir en un point fixe, un repaire dans lequel revenir au lieu de battre les massif, atténuerait ce vertige de l’inconnu. Bien évidemment, la montagne lui avait donné tord. 

Soudain, elle entendit s’agitait derrière elle. Des bruits de sabots qui piétinaient le sol et elle tourna la tête en direction de l’étable qui jouxtait le refuge. Alors que sa chienne levait une oreille distraite, Ariane partait ouvrir la lourde porte en bois et allumait la vieille lampe à huile avec son briquet. Deux ânes lui rendirent un regard interloqué, l’un tirait sur sa bride alors que l’autre continuait à marteler le plancher d’un pas nerveux. 

– Qu’est-ce qui vous arrive à la fin ?

La jeune femme fit le tour de l’étable, vérifia que l’eau n’avait pas gelé et que la mangeoire était pleine. Elle s’approcha du mur mitoyen au refuge, brûlant grâce à la cheminé qui se trouvait derrière et qui servait à maintenir une température vivable à l’intérieur des deux habitations. À peine cet état des lieux fait, un aboiement craintif lui parvient de l’extérieur. Elle reconnut sans mal le son rauque de son chien et se figea à côté des deux animaux. 

Car Bélina était une chienne de troupeau, un berger du Caucase entraînée depuis qu’elle était chiot à veiller les bêtes et sa maîtresse, à détecter le danger et avertir quiconque se trouvait au alentour qu’elle était là et qu’elle n’hésiterait à en découdre. La chienne tenait en respect les meutes de loups et certains ours, sans parler des rôdeurs des crêtes. Elle n’aboyait que lorsque sa présence ne suffisait pas et qu’une arme était nécessaire pour résoudre l’équation qui se présentait à elle. Cette arme, un fusil superposé hérité de son père, se trouvait dans à l’intérieur du refuge, sous le canapé du salon. Et entre elle et le salon, Bélina avait senti un danger. 

Alors qu’Ariane faisait l’inventaire de ses chances d’atteindre la terrasse sans encombre, un nouvel hurlement de la chienne déchira la nuit et le silence, l’obligeant à réfléchir à toute vitesse. Si c’était un ours, il devait être énorme mais la jeune femme avait ses chances, elle était plus rapide et Bélina pouvait le tenir à distance le temps nécessaire. Si c’était des rôdeurs, la tâche serait plus compliquée car ils ne sont jamais seules : ils tendent des embuscades et ne rechignent pas au corps à corps si la prise en vaut la peine. 

Le temps de rassembler ses pensées, un silence pesant tombant dans l’étable. Ses deux ânes s’étaient figés, cessant de marteler le sol de leurs sabots et, quand Ariane glissa son regard dans leur directions elle vit leurs yeux exorbités, leurs naseaux dilatés, la respiration difficile. Puis se fut comme si le jour se levait.

L’intérieur du bâtiment fut éclaboussé d’une lumière éclatante, brillante comme si de l’or tombait du ciel, obligeant la jeune femme à plaquer son bras contre ses yeux de peur de finir aveugle. Dehors, Bélina aboyait à s’en déchirer les cordes vocales et Ariane se mit alors à courir vers la porte grande ouverte. Avançant à tâtons, le bras toujours contre son visage, elle trébucha contre un tas de bûche qu’elle aurait du prendre le soin de ranger plus tôt dans l’après-midi, se dirigeant uniquement aux sons affolés de Bélina quand elle sentit finalement sa queue lui fouetter le visage. 

Sans réfléchir, Ariane s’agrippa à sa chienne de toutes ses forces et alors elle vit. Les montagnes et les alpages enneigés étaient inondés de lumières, le ciel était d’un blanc aveuglant comme si on avait étalé toutes les étoiles sur la voute céleste. Ce n’était pas comme voir en plein jour mais plutôt comme de constater que le monde brûle car jamais le soleil n’avait ainsi irradié la terre. La jeune femme contemplait, impuissante, ce spectacle de fin du monde qui lui sembla durer une éternité quand la nuit retomba aussitôt. 

Hagarde, le dos contre le mur en bois du refuge, Bélina entre ses jambes qu’elle serrait contre sa poitrine, elle sentit soudain le froid s’immiscer le long de sa colonne vertébrale. Puis le ciel se déchira à nouveau et une lumière pâle s’en échappa, elle cheminait si vite qu’Ariane ne vit pas le moment où elle sembla se scinder en deux. Ce n’était pas une mais deux comètes qui fendaient le ciel, comme si l’une chassait l’autre, à la différence que la seconde était bien plus grande et sa queue était comme fendue, donnant l’impression de voir un oiseau gigantesque, d’éther et de poussières, parcourir le firmament. 

Finalement, les deux objets célestes disparurent de son champs de vision, cachés par l’avancée du toit qui couvrait la terrasse. Le ciel s’obscurcissait un peu plus à mesure que les secondes s’égrenaient et que le coeur affolé de la jeune femme battait le tempo de son angoisse. Il fallu encore une minute, peut-être deux, pour qu’Ariane trouve le courage de se redresser. Bélina ne quittait pas ses jambes, chaque pas était suivi de sa chienne qui jappa de stupeur quand le bruit retentissant d’un impact ébranla le massif. La jeune femme s’accrocha à la rambarde dans un geste aussi vain que primitif. 

Ariane prit une grande inspiration, la même que lorsqu’elle s’éveillait de ses cauchemars, ces respirations qui sont censé nous refaire prendre pieds avec la réalité. D’une main molle, elle chercha Bélina et enfoui ses doigts dans le pelage épais situé derrière ses oreilles pour achever de reprendre pieds. La jeune femme resta ainsi un instant, le temps que son coeur reprenne une cadence normale pour aussitôt s’emballer de plus belle. 

D’un pas rapide, elle prit la direction du refuge, ouvrit la porte à la volé. La pièce résonnait de bips saccadés en provenance de son bureau en bois qui occupait une petite partie du salon, derrière la table basse. Sans prendre la peine de s’assoir, Ariane posa ses deux mains bien à plat contre le meuble, ferma les yeux pour mieux se concentrer. Le télégraphe, posait bien en évidence sur un tableau de décodage, continuait de vomir ses bruits stridents. C’était toujours la même séquence : . . . – – – . . . ; SOS. 

La jeune femme se mit à taper nerveusement sur son appareil : vais bien, comète tombé, vallée va bien ? À vous. 

Une éternité se passa avant la réponse sous un concert de vocalisation du télégraphe : soulagé, vallée va bien, RAS ? À vous. 

Puis, à son tour de répondre alors que ses mains tremblaient toujours : RAS, irais voir demain si possible, tombé loin. Terminé. 

Alors seulement, Ariane s’autorisa à s’assoir. Son corps s’écroula sur la chaise, ses jambes tremblaient mais plus ses mains, ce qu’elle interpréta comme une amélioration. Bélina était toujours dehors, elle pouvait voir son pelage gris et beige se détacher du paysage immaculé par la porte toujours grande ouverte. Ni le froid, ni la fatigue ne furent un motif suffisant pour qu’elle se lève. 

Ariane avait rarement eu peur pour sa vie : elle avait grandi dans la vallée et parcouru la montagne dès qu’elle avait été en âge de marcher. Elle en connaissait chaque versant, chaque menace, elle savait faire face aux loups et aux rôdeurs mais jamais elle n’aurait pensé ressentir une telle frayeur un jour. Ce genre de peur primaire, viscérale, qui nous cloue sur place et qui nous fait réaliser, durement, que nous ne sommes rien ou si peu de choses. 

Pire que tout, c’est la peur pour ses proches, restaient en bas, qui l’avait frappé plus fort encore. Elle ne saurait dire si c’était l’isolement, le fait de vivre recluse et si loin du monde, l’exil qui nous fait nous sentir seule au monde, mais se rappeler ainsi de leur présence et de leur mort potentielle avait été pire que de se souvenir de sa propre mortalité. 

Son ventre, noué d’angoisse, la clouait sur place. Ariane sentait son regard se durcir à mesure que sa réflexion cheminait de son esprit à son coeur : l’espace d’un instant, elle était parvenue à être seule, complètement seule, et il avait suffit d’une comète pour lui rappeler que les liens ne se défont pas si facilement. Des liens que le temps a emmêlé, que les jours puis les années ont tressés, une idée si intangible qu’elle avait cru qu’il suffisait d’un peu de distance et d’un massif pour l’en libérer. Elle avait été naïve. 

Résignée par sa propre bêtise, Ariane se tourna une nouvelle fois en direction de son bureau et entreprit de coder un dernière message : mon frère va bien ? 

Le temps avant que la réponse lui parviennent fut si long qu’elle cru que plus personne n’était au poste de communication. Cela aurait été préférable à la réponse qui suivit : pas de nouvelles depuis printemps. Terminé. 

Ariane sentit sa gorge se nouer. Elle se sentit aussi stupide que honteuse, ses poings serrés sur ses cuisses, elle ferma les yeux pour ravaler ses larmes et se leva d’un bond, faisant racler la chaise sur le parquet. La jeune femme traversa la terrasse en regardant droit devant elle, trébuchant une nouvelle fois sur les bûches, lui arrachant un cri rageur. Une fois assurée que les bêtes étaient calmé, elle rappela Bélina en verrouillant les portes de l’étable. La chienne accourue, la langue pendante et le pelage recouvert de neige. Tout souvenir de la comète semblait déjà bien loin pour elle quand Ariane la regardait agiter sa queue dans l’attente d’une caresse. La jeune femme ne comptait plus le nombre de fois où elle aurait souhaité que tout soit aussi simple pour elle. 

D’un pas rapide, elle regagna le perron, laissant la chienne entrer la première puis, après un dernier regard en direction des sommets, elle se réfugia à l’intérieur en claquant la porte sur tout le reste. 

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