Assise sur les chaises en bois d’acacia, j’écoute attentivement le Professeur Orvas qui crache ses connaissances aux derniers élèves qui ne se sont pas encore endormis sur leur bureau. Ylen semble davantage préoccupée par la couleur des pierres qui ornent sa dague. Dans son ensemble en cuir, elle fait tournoyer l’arme entre ses doigts en jetant de temps à autre des regards au Professeur Orvas. Il énumère, de ses lèvres pincées, les caractéristiques des racines, des essences, des formes de feuilles, sans prêter attention à l’intérêt des étudiants de l’Académie. Son chignon gras gigote à peine lorsqu’il dessine les schémas sur l’ardoise qui recouvre le mur.
Les lanternes grisâtres éclairent faiblement la grande salle d’enseignement et peinent à nous maintenir éveillés. Il faut dire que les récentes attaques de Noxenium ont épuisé la plupart d’entre nous. Je pose mon regard sur la petite lucarne de la salle et visualise leurs regards terrifiés sur les remparts du palais, les cris, les armes qui s’enfoncent dans la chair. Au milieu des explications sur les racines et les élixirs, les images des souvenirs de la veille s’entrechoquent. Je frissonne en repensant aux griffes des créatures qui se rapprochaient du visage de ma sœur avant qu’elle ne les abatte sans ménagement. Soline n’est pas dans la salle. Elle doit encore travailler sur les dernières attaques et renforcer nos défenses avec Père.
— Les compositions des substances que nous venons d’aborder feront l’objet d’un contrôle de vos connaissances prochainement. Pour approfondir cette thématique, je demanderai à chacun d’effectuer des recherches sur l’élixir de votre choix. Je m’attends à une présentation de votre travail au prochain cours.
La voix nasillarde du Professeur m’extirpe de mes pensées. Il tape bruyamment dans ses mains pour réveiller les étudiants endormis et les fixe un rictus froid. Quelques têtes se relèvent, et Ylen me lance un regard complice. Elle sait que nous pourrons passer du temps au Sanctuaire, la bibliothèque royale de Silvaris, et avec un peu de chance, faire l’impasse sur quelques entraînements.
— Bien évidemment, je compte sur les… — Orvas marque une pause et me fixe du coin de l’œil — … experts pour effectuer un travail d’une grande qualité… Ou à la hauteur de vos capacités.
Son regard appuyé… Il le sait. Tout le monde le sait. Je peux être la Maîtresse des poisons, l’évidence, elle, n’y change pas grand-chose. Attirer l’attention sur mes forces ne fait que renforcer leurs regards sur mes faiblesses. Mes pouvoirs. Ou plutôt : l’absence de pouvoirs. Probablement la plus grande honte que je pouvais leur offrir.
Ylen me lance un regard compréhensif et remballe ses affaires à la hâte. Elle me fait signe et quitte la salle.
Et puis, j’entends ses pas, je le sens se glisser contre moi. Orvas me susurre à l’oreille :
— N’oublie pas qu’il te manque quelques aptitudes pour combler tes lacunes, Nya. Tu as intérêt à ne pas nous décevoir. Prouve un peu ta valeur.
Son haleine fétide glisse sur la peau de mon cou et s’insinue dans mes narines. Un frisson de dégoût sillonne ma colonne vertébrale. Je sens la rage, familière, serrer mes poings et bloquer mes mâchoires : je peux toujours m’appliquer et donner le meilleur, ce n’est jamais assez.
Je vérifie que mon collier est bien attaché et le fais rouler entre mes doigts avant de quitter la pièce sans prendre la peine de lui répondre. La porte en verre terni grince et claque doucement derrière moi.
Une prochaine fois, Orvas. Peut-être même que cette fois, tu regretteras de m’avoir demandé de prouver ma valeur.
Ylen est adossée contre le mur du couloir à peine éclairé lui aussi. Sa courte chevelure rousse foncée est attachée en demi-bun sur le haut de son crâne.
— Qu’est-ce que cet enfoiré d’Orvas t’a encore dit, Nya ? Tu as l’air d’avoir envie d’éventrer quelqu’un.
— Rien qui change de d’habitude. Je vais aller me défouler un peu avant l’entraînement, on se rejoint là-bas ?
Ylen secoue la tête, la mine plus grave que d’habitude.
— Non, Professeure Vrael souhaite qu’on approfondisse quelques points du cours d’aujourd’hui. Les attaques sont de plus en plus fréquentes et je dois me tenir prête. Je ne serai pas à l’entraînement. Je te rejoins dans ta chambre plus tard. Bon courage, Nya, et n’écoute pas ce qu’Orvas te dit, tu vaux mieux que ça.
Ylen se fond dans les ombres du couloir, et bientôt je ne la vois plus. Je parcours les allées, quelques pas résonnent au loin et j’entends le tonnerre à travers les pierres noirâtres des arches du palais. Je traverse les dédales de l’Académie et rejoins rapidement la rotonde où je croise quelques Sacrifiés. Leurs longues robes blanches frôlent les carreaux dans un silence douloureux, leurs bracelets font presque le bruit de fines chaînes qui s’entrechoquent. Je détourne le regard et poursuis dans les escaliers principaux. De là, j’entends davantage l’orage qui gronde dehors. La pluie tape sur le dôme du palais et étouffe ses sons. Il fait déjà presque nuit et pourtant la journée est loin d’être terminée.
Je rejoins enfin les quartiers de la famille royale ; Soline n’est pas dans sa chambre. Sa place de Maîtresse d’Armes lui confère d’importantes responsabilités et il est rare de la croiser dans cette aile du palais à cette heure. Je continue pour rejoindre l’escalier qui mène à la tour des Poisons et me hâte jusqu’à ma chambre. Je me déshabille rapidement, enfile ma tenue d’entraînement et attache mes longs cheveux noirs en une tresse. Je glisse mon collier sous le col de mon uniforme et attrape mes armes. Avant de quitter ma chambre, je prends une seconde pour humer les effluves de vanille, d’amande et de tonka qui se dégagent de la pièce, puis je referme à clé la porte en bois avant de monter les quelques marches qui me séparent de mon atelier.
La lourde porte en verre émeraude glisse dans ses gonds lorsque je pénètre à l’intérieur. Ici, je peux enfin lâcher prise. La colère et la frustration sont de bons outils pour concocter des mélanges dangereux. Ils veulent de la puissance ? Je leur en donnerai, jusqu’à ce qu’ils en regrettent le goût.
Les flacons d’essences s’entrechoquent et se bousculent à mesure que je les passe en revue pour dénicher la bonne combinaison. Je prépare différents mélanges, quelques gouttes s’éparpillent sur le plan de travail et les étagères se retrouvent vite en désordre. La pièce se remplit d’une fine brume qui pourrait terrasser bon nombre de créatures bien plus puissantes que les Noxenium, elle laisserait aussi plusieurs de mes chers camarades raides morts : pas une bonne idée, donc.
Les paroles d’Orvas tournent en boucle : mes faiblesses, leurs exigences, leurs attentes, mes incompétences. Personne n’est jamais venu dans cet atelier, personne ne sait de quoi je suis capable et personne ne semble s’en préoccuper. Étonnant, de la part d’un père qui prône la puissance, l’importance de conserver sa place, sans s’inquiéter de savoir qui loge sous son toit.