Chapitre 1

Un faisceau de lumière se glissa à travers les stores entrouverts, laissant paraître un amas de poussières suspendu au-dessus d’une chambre mal rangée. Le rayon de soleil brava l’obscurité de cette pièce pour finalement réchauffer les paupières endormies de Patrick Batterson, le propriétaire des lieux. Ces dernières refusaient de s’ouvrir ; sans doute que le rêve que faisait le jeune trentenaire était plus plaisant et réconfortant que le poids d’un réveil portant les peines de la vie réelle. Pourtant, ce grand dormeur ne se souvenait jamais de ses rêves, c’était le cas depuis bien des années maintenant, depuis que ses cauchemars infantiles avaient cessé de le hanter.

Il fallut attendre sept heures pile pour que le bruit assourdissant du téléphone vienne extirper Patrick de son sommeil. Comme tous les matins depuis quelques mois, ce célibataire se leva seul avec lui-même, regrettant les nuits passées en compagnie de son ancienne petite amie Florence ; il l’aimait toujours et son absence ternissait fortement son quotidien.

Après avoir enjambé les quelques habits sales errant sur le parquet poussiéreux, il atteignit la fenêtre et leva les stores pour permettre au soleil levant d’illuminer son visage blafard. Patrick était un homme de taille normale et d’une corpulence plutôt mince. Les gens avaient tendance à lui rajouter quelques années au compteur. Sans doute que son visage cerné, surplombé par des cheveux mal coiffés aux teintes grisonnantes, en était la raison. Il regarda un moment la vue que lui offrait son domicile, et profita de la couleur rouge pastel des quelques petits nuages venus se délecter d’une baignade aurorale. « Qu’est-ce que j’aimerais être libre comme vous » se dit-il en pensant à la longue journée de travail qui l’attendait. Un dernier regard sur la forêt avoisinante, puis il descendit les escaliers pour atteindre la salle à manger.

Cette belle maison située en campagne (éloignée de l’agitation urbaine, à environ 20 minutes de voiture de la ville la plus proche : Billings) était son bien le plus précieux. Il l’avait hérité il y a 3 ans, suite au décès de sa mère. Dans un premier temps, il avait emménagé avec Florence avant d’y vivre seul suite à leur rupture. C’était également sous ce toit qu’il avait grandi, élevé par un seul parent. Son père, un soldat, était parti en Afghanistan pour une mission périlleuse. Son extrême patriotisme l’avait emmené là où les vies s’envolent, emportées par le vent des balles. Patrick n’avait aucun souvenir direct de cet homme que l’on qualifiait de héro, seules des vieilles photos lui permettait de mettre un visage sur cette figure paternelle, sur ce manque qui l’avait tenaillé durant toute son adolescence. Vivre entre ces murs lui permettait de sentir constamment la présence bienfaitrice de sa défunte génitrice, mais le silence qui s’y abritait lui rappelait également qu’il était à présent seul.

Il prépara sa tartine au miel – il avait arrêté d’engloutir les céréales de cette même saveur au retour de l’enterrement, comme si écouter les conseils de sa mère allait pouvoir la satisfaire dans l’au-delà - et son café puis déjeuna, sans un bruit.

 

Sa routine quotidienne était rodée. À 7h40, le bruit de sa Dacia Logan résonna dans son garage. La main gauche sur le volant, la main droite tenant son deuxième café de la journée (il en avait bien besoin pour lutter face à son asthénie, un symptôme qui accompagnait vicieusement son état dépressif), il partit en direction de son travail. Patrick avait déjà vécu un épisode dépressif durant sa jeunesse. Le médecin avait mis la faute sur l’absence de son père et sur la cruauté de certains camarades d’école et leur faculté à rabaisser les plus faibles. En ce qui concerne son état actuel, vous devinerez sans doute que le départ incompréhensible de Florence et l’adieu définitif de sa mère venaient raviver une solitude porteuse de tant de souffrances. Pourtant, aux yeux de Patrick, le fardeau le plus lourd à porter était le stress quotidien occasionné par son environnement de travail, sans doute la goutte de larme venue remuer un verre déjà trop rempli.

 

Patrick arriva gentiment à l’entrée de la ville, accueilli par d’inévitables bouchons. Après 15 minutes à rouspéter contre le trafic, il sortit de la route principale pour suivre l’avenue qui le menait au parking souterrain de la banque où il travaillait, puis se parqua. Il n’avait que faire des belles voitures, mais il était toujours sidéré de constater la profusion de luxueuses carrosseries qui entourait son taudis motorisé. Il rentra dans l’ascenseur qui se trouvait au fond de ce garage terne en appréhendant cette fastidieuse journée. La cage mécanique se mit en marche puis s’arrêta au rez-de-chaussée, les portes s’ouvrirent et une silhouette féminine s’immisça à l’intérieur avec lui. C’était Maria, sa collègue, et sans doute la seule personne de l’établissement qui le considérait un minimum. En rentrant entre les portes coulissantes, elle lui esquissa un sourire radieux qui fit vibrer un peu la froideur de son moral. Pour la première fois de la journée, Patrick se sentait bien, les murs semblaient s’éclaircir libérant chez lui une forme de soulagement.  

– Alors Pat, pas encore bien réveillé ? lui demanda-t-elle en plaisantant.

– Je commencerai à émerger d’ici une heure ou deux, répondit-il en tâchant de dessiner un sourire sincère sur son visage encore assoupi.   

Maria rigola avant de reprendre

– Dis-moi, tu viens ce soir ?

Patrick la regarda d’un air surpris

– Ce soir ? Qu’y a-t-il ce soir ?

Elle ne répondit pas tout de suite.

– Jon organise une soirée pour fêter sa promotion. Il ne t’a rien dit ?

À peine avait-elle fini sa phrase que les portes de l’ascenseur s’ouvrirent pour libérer le malaise qui s’installait gentiment.

– C’est à l’Oasis Bar du centre-ville, viens ! Si Jon a oublié de t’inviter, moi je le fais ! Rajouta-t-elle en sortant de l’élévateur.

Patrick répondit seulement d’un sourire gêné. Une fois leur chemin séparé, il regarda sa montre : 8h25, « je les emmerde » soupira-t-il.

 

            11h20 : Patrick était avachi sur son bureau, les yeux écarquillés pour lutter contre l’envie irrépressible de se laisser porter par des rêveries subconscientes. La voix d’un collègue le ramena brusquement au moment présent.

– Il y a le patron qui demande à te voir, il t’attend dans son bureau.

Patrick acquiesça d’un mouvement de tête. Il prit quelques secondes avant de se lever, quelques secondes pour se préparer mentalement à ce qui l’attendait. Il ressentait une haine viscérale envers son patron. Ce dernier était à l’image des jeunes enfants immatures qui martyrisent leurs compères sans réaliser les conséquences de leurs actes. Pourtant lui, du haut de sa cinquantaine, devait être conscient du mal qu’il affligeait à certains de ses employés, il y prenait peut-être même un plaisir sadique. L’expression de cette haine était toutefois annihilée lorsqu’il se retrouvait en présence de cet homme. Il en avait une peur bleue, comme un gosse qui se tient face à un monstre imaginaire, comme le Patrick enfant qui se tétanisait face aux démons de ses cauchemars. La boule au ventre, il se mit en marche. Il longea les nombreux bureaux qui constituaient l’open space. Il vit ses nombreux collègues absorbés par leur écran d’ordinateur, tous isolés par des cloisons de séparation, les privant ainsi de tout contact naturel. Il traversa ensuite le long couloir où se logeait les bureaux des cadres. Ce corridor illustrait parfaitement la hiérarchie de la banque, plus la distance parcourue était importante, plus le grade était conséquent. C’est donc au bout du chemin, devant la dernière pièce, que Patrick se présenta. Il ressentit la fébrilité de sa poigne au moment de toquer à la porte. Elle était ornée d’un écriteau qui laissait paraitre en lettres d’or : « R.Closon – Directeur général ». Il entra d’un pas hésitant. Son regard fût directement attiré vers cet homme à la forte corpulence, installé sur sa chaise comme pourrait l’être un roi sur son trône. Dans son costard impeccable, sublimé par sa luisante daytona - qui réfléchissait les rayons solaires provenant de la baie vitrée disposée au fond de la pièce - Monsieur le patron lui fit signe de s’installer sur la chaise qui lui faisait face.

– Batterson, vous savez pourquoi je vous ai fait venir ? demanda-t-il d’un ton sévère.

Patrick fuyait son vis-à-vis du regard. Mais après quelques secondes, il fût contraint de le déporter à l’endroit qu’il redoutait. Il se sentit absorbé par la noirceur pupillaire de son supérieur, les ténèbres qui s’y abritaient firent trembler son âme, comme si cette dernière cherchait à s’enfuir loin de ce mal.

– Je…Je pense que c’est au sujet du rapport que je vous ai envoyé en début de semaine, balbutia-t-il, désemparé.

– C’est exactement ça, répondit-il en esquissant un lent sourire dont la sincérité n’était que vacuité.

Il le fixait toujours droit dans les yeux, les paupières bien ouvertes, il avait le regard d’un fou. Sa tête se penchait légèrement et son corps volumineux se rapprochait de Patrick. Son expression faciale resta figée un moment, le temps que les rétines de Patrick aient pu correctement la découvrir. Ses yeux sombres paraissaient à présent vide de toute forme de vie, l’obscurité qui s’y cachait semblait se propager dans toute la pièce. La fausseté de son sourire s’éteignit, ses lèvres s’abaissèrent et ses sourcils se froncèrent. La folie qui émanait de son visage se dissipa, ses dents laissaient paraitre une agressivité, on aurait pu y voir un loup grognant, prêt à bondir sur son gibier. Son poing s’abattit sauvagement sur le bureau, toute la pièce vibra face à la puissance de son geste. Patrick était paralysé, il ne pouvait rien faire d’autre que le regarder. Impuissant.

– Expliquez-moi alors comment des erreurs si grossières puissent y figurer ! cria-t-il. Sa voix semblait avoir changé, elle paraissait plus profonde et totalement détachée de sa bouche.

Patrick fût incapable d’émettre ne serait-ce qu’un souffle sonore. Il resta là, figé, comme si son enveloppe corporelle avait été délaissée de toute énergie vitale. Son regard - qui était jusqu’alors aspiré par la prestance du monstre qu’il avait en face de lui - put enfin se détacher de ses yeux rouges morbides lorsque ce dernier se retourna en direction de la baie vitrée. La pièce retrouva alors la luminosité qui était sienne à son arrivée. Les ténèbres semblaient s’être évaporées, lui laissant ainsi la possibilité de retrouver le contrôle de son corps. En face de lui, M. Cloison semblait s’essuyer le visage, toujours en tournant le dos à son subordonné.

– J’aurais aimé reprendre avec vous la hideur de vos conneries, lui dit-il en se retournant. Malheureusement je dois partir, j’ai un train qui m’attend. Mais vous ne vous en sortirez pas comme ça, on se voit lundi à 11h sans faute. Vous avez intérêt à m’apporter un rapport décent, est-ce que c’est bien compris ?

Patrick confirma en bégayant, puis se leva en direction de la porte, de son échappatoire.

– Patrick ! Reprit le patron avant que son employé ait franchi le pallier de la porte. Pensez à vous reposer ce week-end, vous me semblez bien épuisé.

– J’y veillerai Monsieur, dit-il en refermant la porte derrière lui, comme s’il voulait s’assurer que l’émanation de cette pièce ne puisse l’atteindre à nouveau.

 

 

Patrick passa l’après-midi derrière son écran, à moitié présent. Sa productivité du jour s’approchait du néant absolu. Sa tête n’était plus du tout prédisposée à travailler, elle s’égarait dans des ruminations inextricables. La scène qu’il avait vécu quelques heures auparavant le traumatisait. Comme à chaque fois qu’il faisait face à son patron, il lui fallait plusieurs heures, parfois même plusieurs jours pour s’en remettre. Vous conviendrez que l’environnement malsain qui le faisait souffrir prenait essentiellement source dans les entrailles de son chef.

 Cet après-midi pourtant, d’autres pensées le taraudaient. Il repensait beaucoup à Florence. Il ne parvenait toujours pas à comprendre les raisons qui avaient mené à leur séparation. Selon lui, elle n’avait jamais été capable d’apporter des justifications rationnelles à sa décision. Cette incompréhension le travaillait régulièrement, il se perdait souvent dans des raisonnements loufoques pour tenter de mettre un éclairage sur cet événement douloureux. Mais en ce jour, devant son écran inerte, il ne parvint pas à réfléchir à cette question. Il n’était guère capable de mettre du sens à quoique ce soit, il voulait simplement soulager ses tourments. Il entendit alors raisonner les mots qu’il avait ouïs plus tôt dans la journée : « C’est à l’Oasis Bar du centre-ville, viens ! Si Jon a oublié de t’inviter, moi je le fais ! ». Patrick n’avait aucun attrait particulier pour les sorties et les soirées alcoolisées. Pourtant, il décida à cet instant d’accepter l’invitation que lui avait émise Maria.

« Peut-être que ça te fera du bien Pat, de voir et de penser à autre chose. En tout cas ça ne pourra pas te faire de mal, le patron est dans un train direction je ne sais où, il ne pourra pas être présent ce soir. »

 

Il ignorait que sa décision allait l’embarquer dans une histoire qui, contrairement à ce qu’il pensait, pourrait lui faire du mal, et bien pire encore.

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