Chapitre 1

Par Kaly

Quelques fleurs écrasées

 

« Les âmes ne peuvent s’ancrer à la terre.

Elles s’élèvent et trouvent la paix et la quiétude

là où il n’y a plus ni colère ni rancune. »

Rites et coutumes des terres karméennes

 

 

C’était la cinquième année qu’elle se rendait au manoir pour cette fête un peu particulière qu’ils appelaient « Halloween ». C’était quelque chose qui n’existait pas chez elle, mais elle aimait pouvoir passer la soirée à manger des tourtes à la citrouille, boire du thé épicé, grignoter des petites boules de sucres par poignées, le tout en écoutant les histoires que chacun contait à tour de rôle. Des histoires parfois attendrissantes, parfois un peu trop effrayantes. La seule chose qu’elle aimait un peu moins, c’était le bal qui précédait les histoires. Elle n’aimait pas danser – la déesse seule savait à quel point elle avait ça en horreur. Il lui arrivait de faire un effort, une fois sur deux environ. Cette année, elle aurait dû danser.

Seulement, elle était un peu nostalgique, cette fois. Elle ne se sentait pas vraiment à sa place, aujourd’hui. C’était la première fois qu’elle venait sans son frère. Il lui manquait. Beaucoup trop. Sa place aurait dû être à côté d’elle, à s’amuser ensemble. Il l’aurait incitée à danser, elle aurait râlé, mais aurait fini par accéder à sa demande pendant qu’il discutait avec l’un des convives de qui il était proche. Au contraire de lui, elle n’avait pas réussi à nouer beaucoup de liens. Elle aimait bien Sophina et Linone, mais leur relation restait très superficielle. Elles étaient les filles de « politiciens fortunés » – elle avait vaguement compris que ce qui s’en rapprochait le plus, c’était les membres des Conseils et du Haut-Conseil de Karm – et elle, eh bien elle n’était qu’une chasseuse. Une petite chasseuse, venant d’un monde qui la regardait, au mieux, un peu.

Elle ne serait pas venue à Brumhill Manor les années précédentes si son nom n’avait pas figuré en calligraphie sous celui de son frère sur le carton d’invitation que la bâtisse arrivait à envoyer jusqu’à eux. Et ce, où qu’ils se trouvent sur les terres karméennes. Il s’était toujours bien débrouillé ici, au sein de Brumhill. Il parlait, riait, échangeait quelques techniques de chasse. Alors qu’elle essayait surtout de ne pas casser la porcelaine tout en mangeant son pesant de nourriture.

C’est ce qu’elle aurait dû être en train de faire. Au lieu de quoi, elle déambulait dans les couloirs du manoir, seule, parce qu’elle avait ressenti le besoin de s’isoler un instant des rires et des danses incessantes. Elle avait même laissé son masque représentant une chouette sur l’accoudoir d’un fauteuil. Ou sur une table, elle ne savait même plus. Mais elle devait retourner parmi eux ; ce soir, elle était la première à devoir raconter son histoire. Elle l’avait choisie avec soin. Elle l’adorait. Son frère aussi. Il n’était pas là, aussi espérait-elle que les autres l’apprécieraient autant que lui.

— Pourquoi est-ce qu’il y a autant de portes et de couloirs, ici ? souffla-t-elle.

Ses longs cheveux bruns virevoltèrent en même temps qu’elle alors qu’elle observait ce qui l’entourait. Elle devait se rendre à l’évidence : elle avait réussi l’exploit de se perdre. Alors qu’elle venait ici depuis cinq ans. Quelle farce ! À croire qu’elle ne s’appelait pas Migozavenn pour rien.

Si son frère, Nagoroshta, avait eu le droit à un nom signifiant « le soleil du sud » dans le dialecte de leur région montagneuse, elle… eh bien, elle avait eu celui la montrant comme « la petite lune perdue ». Qui, en ce monde et en tous les autres, pouvait porter un tel prénom ?

— Allez, Migo. Droite, droite, puis gauche. Ou droite, gauche et… non, gauche deux fois…

Elle soupira si fort qu’un écho lui répondit – mais pas pour lui indiquer le chemin, à son grand désarroi.

— Comment est-ce que j’ai pu me perdre aussi facilement ?

C’était étonnant, car elle était une très bonne traqueuse. Elle remontait les pistes des créatures sauvages de leur monde sans difficulté lorsqu’elle chassait avec son frère. Tous deux formaient une bonne équipe : lui à la tête de ce duo, usant de ses couteaux, et elle plus en arrière avec son arc et ses aiguilles. Une fois son travail de pistage terminé, elle aimait retrouver cette place en retrait. Non seulement parce qu’elle n’était pas aussi bonne combattante que son jumeau, mais aussi et surtout parce qu’elle se qualifiait d’être « naturellement une suiveuse ». Nagoroshta prenait les décisions, elle les suivait. Et ça marchait très bien comme ça. Les initiatives, ce n’était pas vraiment pour elle. Encore moins depuis que la chasse qu’elle avait elle-même choisie s’était mal terminée.

Elle arpenta les couloirs, ouvrant des portes au hasard, empruntant les escaliers qu’elle croisait pour rejoindre le rez-de-chaussée et son grand salon où devaient l’attendre les autres invités – à moins qu’ils ne soient encore occupés à virevolter les uns autour des autres. Ils étaient tous plus élégants ou loufoques les uns que les autres, ce qui donnait un drôle de mélange. N’aimant pas danser et étant plus à l’aise en pantalon qu’en robe, Migozavenn s’était habillée comme le faisaient la plupart des chasseurs de Karm. Ainsi portait-elle un pantalon de cuir souple, des bottines lui enserrant les chevilles, deux ceintures croisées, elles aussi en cuir, une chemise vert foncé dont les manches étaient retenues par deux larges brassards cloutés. Quand elle chassait, elle y cachait les longues aiguilles qu’elle affectionnait tant. Sa tenue n’avait rien d’original, mais les autres invités l’avaient trouvée assez pittoresque pour être dans le thème de la soirée.

Bien sûr, elle ne parvint pas au salon. Elle arriva ailleurs, là où elle n’aurait pas dû mettre les pieds, visiblement. En tout cas, c’était ce que laissaient penser les innombrables toiles d’araignées qui couvraient les murs ainsi que les flammes vacillantes des bougies qui éclairaient avec peine le couloir et la porte face à elle. Tout lui indiquait de faire demi-tour. Même l’affichette clouée sur la vieille porte de bois terne lui faisant face et dont elle ne comprenait pas le dessin. Ça ressemblait à un pied palmé mal dessiné… Mais que pouvait bien signifier un pied palmé cloué sur une porte ?

Elle aurait dû faire demi-tour, se hâter de chercher et rejoindre le grand-salon. Elle y raconterait son histoire, en prenant son temps, calée près du feu crépitant, une tasse de thé épicé réchauffant ses mains. Ensuite, elle écouterait avec attention les autres invités et peut-être que, au creux de la nuit, elle oublierait l’absence de son frère qui la dérangeait.

Elle aurait dû.

Est-ce qu’elle le fit ?

Évidemment que non.

Migozavenn posa la main sur la poignée de métal polie en jetant un dernier coup d’œil à l’affichette.

— Un pied palmé…

Les gonds grincèrent à mesure qu’elle ouvrait lentement la porte. Il faisait plus sombre encore à l’intérieur de cette pièce que dans le couloir simplement éclairé par les bougies. Le long du mur face à la jeune femme se trouvaient des bougeoirs, alignés de façon maladroite. Quelques bougies s’allumèrent d’un coup mais permirent tout juste de discerner ce qui se trouvait dans cette pièce. L’odeur rance qui lui chatouilla les narines lui fit froncer le nez. Ça ne l’empêcha pas pour autant de repousser le battant derrière elle, les yeux rivés plusieurs mètres en avant, sur les bougeoirs.

Elle ne fit pas attention au léger « clic » dans son dos, indiquant que la porte s’était refermée. Des étagères ainsi que des tables sur lesquelles des formes indistinctes s’empilaient se dessinaient dans la pénombre. Migozavenn ne prit pas le temps d’attendre que ses yeux s’habituent à cette baisse de luminosité et avança à tâtons, les mains tendues devant elle, les sourcils froncés.

— Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? La cave ? Une ancienne salle de travail ?

Grande question que cela. Question qu’elle n’aurait pas dû se poser, car elle n’avait rien à faire ici et n’aurait jamais dû y mettre les pieds. Mais le cœur a ses raisons que la raison ignore… et le manoir sa propre conscience contre laquelle personne ne peut rien. Elle n’était pas sans ignorer que Brumhill n’était pas juste un manoir établi dans un recoin d’elle ne savait quel monde, isolé de tout, avec pour seuls accès les portails qu’il daignait ouvrir. Car ainsi était-il : indépendant, usant de sa propre magie pour vivre sans aucune intervention extérieure.

Oui, elle savait tout ça. Mais pas jusqu’où pouvait bien s’étendre la conscience du manoir ni même ce qui l’habitait réellement. Alors qu’elle était sur le point d’en faire les frais.

Migozavenn se cogna dans une table et deux étagères, étouffant un juron la première fois, faisant preuve de moins de courtoisie les deux suivantes. Elle arrivait au centre de l’étrange pièce à l’odeur écœurante lorsqu’elle trébucha sur une dalle de pierre un peu plus haute que les autres.

Le cri aigu qu’elle lâcha se perdit sans se répercuter sur les murs.

Par réflexe, elle tendit les mains en avant pour se rattraper. En un battement de cils, elle fut plongée dans le noir. Sa chute fut longue, longue… et elle ne rencontra jamais la pierre froide du sol du manoir.

À la place, elle tomba face la première dans un parterre de fleurs odorantes, la lumière devenant soudain si aveuglante qu’elle ferma avec force les yeux.

— Les fleurs ! s’écria une voix masculine.

La jeune femme eut l’impression que les mots faisaient vibrer son crâne.

— Ma tête, grommela-t-elle, le visage toujours enfoui dans la végétation. Et tout mon corps…

Elle se mit à genoux avec toutes les peines du monde, frotta son visage endolori, cracha un morceau de feuille qui lui laissa un goût amer en bouche. Il lui fallut un moment avant de réussir à ouvrir les yeux.

— De si beaux freesias, se lamentait la voix en fond.

— Je vais bien, merci.

— Tu respires, évidemment que tu vas bien.

C’était assez relatif, quand même.

— On respire tous avant de mourir, grinça-t-elle entre ses dents.

Une fois debout, et après avoir vérifié que son corps était entier et qu’elle n’avait rien de cassé, elle prit la peine de regarder autour d’elle. Deux choses la frappèrent.

La première, c’était la clarté du paysage et l’impression que les couleurs étaient saturées. Trop vives, trop éclatantes, elles lui faisaient presque mal aux yeux. Chez elle, il n’y avait rien de tel. Les couleurs étaient ce qu’elles étaient, et jamais elle n’avait vu un vert si vif, presque agressif.

Une plaine s’étendait devant elle, bordée d’un côté par une forêt aux teintes plus profondes, de l’autre par des prés où paissaient des… non, elle ne voulait pas savoir. D’ici, elle comptait six pattes à chaque créature et ça ressemblait beaucoup trop à des insectes. Que la déesse fasse qu’elle n’ait pas à s’en approcher !

Loin, très loin devant elle, une cité construite tel un château, sur plusieurs niveaux, et ceinte de quatre à cinq imposants murs. Aucune ville n’était bâtie ainsi à Karm, sa terre natale. Là-bas, les villes et les villages avaient tendance à s’étendre un peu n’importe comment ; chacun construisait sa maison comme il l’entendait et il n’était pas rare qu’un herboriste puisse donner du foin aux vaches du voisin en ouvrant sa fenêtre.

Derrière elle, une toute petite masure de bois, dont le toit n’était pas droit. Les fenêtres étaient ornées de volets trop petits, la porte peinte en orange et, tout autour de la bâtisse, se trouvaient alignées diverses courges et citrouilles dans lesquelles des bouches de diverses formes avaient été creusées. Juste des bouches. Pas de nez ni d’yeux. Des bouches avec des dents de différents aspects plus ou moins réalistes. Ce n’était que des courges, mais ça fichait quand même la frousse à Migozavenn.

La seconde chose qui la frappa fut qu’elle était seule. Absolument, totalement et parfaitement seule.

Alors… à qui était cette voix qui se lamentait pour les freesias qu’elle avait écrasés ? Où était ce qui ?

Et puis, d’abord…

— Je suis où, bon sang ?!

— De si jolies fleurs, piétinées sans le moindre égard…

À nouveau, elle eut la sensation que quelque chose vibrait à l’intérieur de sa tête. Elle tourna plusieurs fois sur elle-même, à la recherche de cet homme qui ne semblait vouloir parler que de ses fleurs. Elle ne voyait personne. La porte et les fenêtres de la masure étaient fermées. Il devait jouer à cache-cache derrière un pan de mur.

— Je suis où? répéta Migozavenn en serrant les dents.

— Tout près d’Izia, la cité-mère que tu vois là-bas.

Izia. Ce nom sonna étrangement aux oreilles de la jeune femme. Ça ne lui disait rien. Et ça l’inquiétait un peu. Nagoroshta aurait déjà su quoi faire, lui. Son frère avait toujours été plus malin qu’elle. Plus réfléchi. Peut-être un peu moins borné, aussi.

— Et là, continua la voix, la forêt Désespérance.

— Des espérances, répéta Migozavenn. Un nom de bon augure. Même si ça ne m’aide pas.

— Désespérance. En un seul mot.

— Misère… Bon, écoute…

Elle laissa le temps à la voix de se présenter d’une façon ou d’une autre. Celle-ci n’en fit rien, ne lui offrant qu’un silence en retour. Au moins, l’homme, qui lui paraissait jeune, était obéissant. Un peu trop premier degré, par contre.

— Comment je dois t’appeler ?

Il ne répondit pas de tout de suite, donnant l’impression qu’il ne savait pas s’il fallait le faire ou non. Toutefois, sa voix retentit au moment où Migozavenn ouvrait la bouche pour réitérer sa demande.

— C’est toi qui as écrasé mes beaux freesias, ce serait plutôt à toi de te présenter.

Chaque mot résonna dans son crâne. Elle soupira, grommela sur les manières de l’homme qu’elle ne voyait toujours pas. Avant de répondre, elle se rapprocha de la petite maison à la porte orange et s’assit sur la plus grosse citrouille. Un « eh » sonore siffla dans ses oreilles. Ou entre.

— Tu me tiens déjà rigueur pour quelques fleurs écrasées, répliqua la jeune femme, cette citrouille supporte très bien mon poids. Détends-toi, un peu. Je m’appelle Migozavenn. Et toi ?

— Mais qui peut s’appeler comme ça ? murmura la voix avec un brin de compassion.

Moi, pensa-t-elle en croisant les bras d’impatience.

— Tu peux m’appeler Osha.

— D’accord, Osha. Maintenant, tu peux me dire je suis ?

— Je t’ai déjà répondu, près de…

— Tu ne comprends pas, la coupa-t-elle. Je ne sais pas je suis. Dans quel monde je me trouve. J’étais dans… une sorte de salle abandonnée, je crois, et puis…

Elle s’interrompit, le regard glissant sur Izia et ses hauts murs. L’air sentait l’herbe, ainsi que l’odeur caractéristique et un peu forte des freesias. Il y avait quelque chose d’autre. Quelque chose de discret, comme caché. De plus âcre.

— Raconte-moi ce dont tu te souviens, l’invita doucement Osha.

Dans un soupir, Migozavenn obtempéra.

— J’étais dans un manoir. Il nous invite tous les ans. On y retrouve des personnes venant d’ailleurs pour se raconter des histoires, danser, se gaver de choses sucrées et de tourtes à la citrouille. Cette année, je m’y suis rendue seule, sans mon frère, je…

Je me sentais seule, et peut-être qu’on m’a donné ce nom en prévision de l’avenir.

— Je suis allée faire un tour dans le manoir, se reprit-elle, et je me suis perdue. En cherchant mon chemin, j’ai fini par arriver dans une pièce qui semblait ne pas être utilisée depuis un moment. Je ne voyais pas grand-chose, mais ça ressemblait à une salle de travail laissée à l’abandon. J’ai trébuché et… voilà.

— Voilà ?

— Voilà. Je suis tombée et j’ai atterri ici, dans tes fleurs.

Aucun ne rajouta quoi que ce soit. De longues minutes s’écoulèrent, Migozavenn ne quitta pas la cité des yeux – surtout parce qu’elle refusait de jeter un œil du côté des prés et des insectes géants.

— Tu sais comment retourner d’où je viens ? Comment rejoindre Brumhill ? finit-elle par demander.

— Malheureusement, non.

Si Nagoroshta avait été là, il aurait donné une petite claque à l’arrière du crâne de sa sœur tant elle souffla fort. Combien de fois lui avait-il dit que c’était mal élevé ? Beaucoup trop souvent pour qu’elle puisse donner un nombre. Il avait toujours pris très à cœur son rôle de grand frère, que ce soit pour l’éduquer, l’aider, la conseiller, ou la réprimander. Pourtant, l’histoire racontait qu’il n’était né que sept minutes plus tôt – et, de cela, personne ne pouvait en attester.

— Mais je sais peut-être comment chercher une solution.

— C’est mieux que rien, approuva Migozavenn.

Elle se remit debout, étirant ses bras encore un peu endoloris par sa stupéfiante chute.

— Tu peux te montrer, maintenant. Allez, sors de cette maison. Je ne vais pas te manger, promis. Je préfère la volaille, de toute façon.

— Je ne suis pas dans la maison, lui répondit avec douceur Osha.

— Je n’aime pas beaucoup tes devinettes…

La jeune femme se tut, longea le mur de la masure, en fit le tour complet. Elle n’y trouva personne, ni aucune fenêtre ouverte. En jetant un coup d’œil à l’intérieur, elle ne vit rien d’autre qu’un lit parfaitement fait, une table sur laquelle rien ne traînait, une écharpe posée sur une chaise, une marmite à côté de l’âtre. Et de la poussière à n’en plus finir qui dansait dans les rayons du soleil.

— Osha, où es-tu ?

Elle crut l’entendre sourire. Un sourire un peu triste.

— Où es-tu ?

— Ici. Ailleurs. Partout.

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