Chapitre 1

 

Il avait dû se parquer plus loin. Un camion de déménagement occupait sa place habituelle. Trois mètres carrés, délimitée par une ligne blanche et marquée du numéro de son bâtiment. Idéalement située au-devant du tapis rouge qui traversait le trottoir pour lier la route à l'immeuble. Dix ans que ses chaussures n'avaient pas eu à voir le gris de l'asphalte. Anthony leur jeta un coup d'œil noir avant de le positionner sur son ennemi. Des meubles sortaient de l'engin, suivis tantôt par des caisses, tantôt par des cartons, chacun bien entendu balafrés de marques : Versace, Louis Vuitton, Corbusier, De la Renta. La réputation du voisin semblait tenir : l'homme devait être aussi riche que Crésus. Autant que sa tante peut-être. Anthony cracha en repensant à sa vieille. C'était elle qui avait imposé ce nouveau à tout l'immeuble. La collégialité des propriétaires ? Aux roses. Il avait hâte qu'elle claque, pour l'héritage.

-       Hey !

Il tourna la tête pour voir son cadet déballer du coin de la rue, un paquet rose ridicule entre ses grosses pattes. Gustav. Des fois Anthony se demandait si leur mère n'avait pas choisi leurs prénoms dans un film pour gosses : le faiblard aux poumons fibreux et la grosse brute.

-       Tes chocolats. Désolé pour l'attente, j'ai dû aller les récupérer à la chocolaterie, y a rien d'ouvert.

-       Hn. Normal, c'dimanche. T'as vu ? C'l'œuvre de la vieille.

L'aîné ouvrit la boite pour attraper une friandise et se passer les nerfs dessus. La chaleur du chocolat envahit sa bouche et il se détendit d'un coup pour respirer à nouveau. Gustav lui lança un coup d'œil et grimaça. La ville entière puait le chocolat. Enfin. Si ça pouvait lui garder Anthony de bonne humeur, il prenait.

-       C'est qui ?

-       Aucune idée. Même à la réunion des proprio la vieille a pas lâché une info.

-       Tu lui as pas demandé ?

-       ....Non...non Gustav, je lui ai pas demandé. Bien sûr que si crétin ! Elle a rien lâché, comme quoi monsieur payerait pour sa discrétion.

-       ...il doit avoir une bonne raison.

La boite rose s'écrasa sur la tête du plus costaud. Il rattrapa le carton de justesse pour en sauver le contenu et la redonna à son frère avec un marmonnement d'excuses. Anthony renifla, il allait pas commencer à le mettre en cause hein ?, puis se détourna pour passer la porte et traverser le hall. L'ascenseur était bloqué par le déménagement. Évidemment. Il invectiva le portier et envoya son frère au cinquième pour réquisitionner l'engin. Ce voisin lui devenait antipathique à la minute. Il n'avait même pas daigné s'introduire à la réunion des propriétaires. Pas une présence, pas une invitation entre voisins. Rien. La décence aurait été de lancer une petite fête, de s'introduire. Ils vivaient tous à la même adresse ! Ca aurait été l'occasion d'expliquer les règles de l'endroit, notamment celle de l'utilisation de l'ascenseur.

-       Ah monsieur, pardon.

Bousculé, Anthony lança un regard froid et repoussa en arrière l'occupant du troisième étage. Il ajusta son costume avant d'entrer dans l'ascenseur aux côtés de Gustav et de regarder les portes se fermer sur l'autre. Personne ne montait avec lui. Jamais. Son frère était l'unique exception, il fallait bien quelqu'un pour appuyer sur les boutons et porter les chocolats.

-       Ouvre-moi c'te porte bon sang. C'est lent là !

Gustav s'emmêlait dans les clefs, nombreuses, de son trousseau. Il détenait la totalité des accès aux propriétés de sa tante et de son frère, une nécessité puisqu'il devait en assurer la sécurité, l'entretien et toutes ces choses. C'était la raison principale de sa venue ce jour-ci : il avait besoin de nouvelles instructions pour gérer le parc immobilier. A qui vendre ? Qui chasser ? Une fois rentré dans l'appartement, le cadet s'empressa de vider ses poches sur le comptoir pour que son frère puisse parcourir son courrier et en rédiger les réponses. Ses yeux cherchèrent ensuite parmi les bouteilles du bar. Chaque journée qui passait voyait le niveau de whisky descendre lentement. Anthony lui préférait le martini, encore des goûts de sucre, il en sifflait trois bouteilles la semaine.

-       Rien de nouveau chez la vieille ? Son doc dit rien ?

Non. Non. Gustav servit son frère d'abord et alla enclencher le lecteur de disque. Ses mains tremblaient un peu, il n'aimait pas ça. Sa tête hocha un peu à la suggestion d'augmenter un peu les doses. Non. Il n'aimait pas ça. C'était pas propre. Une balle dans la tête, un surin, ça, oui. C'était rapide. Anthony le fit sursauter en claquant sa main sur le comptoir du bar. Un autre verre. Le cadet s'empressa de satisfaire son aîné et s'assit à ses côtés pour parcourir rapidement les nouvelles directives. L'agenda le fit grimacer.

-       Voir le voisin...? Anthon...je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.

-       La barbe. C'est chez moi ici. S'il a pas donné signe, c'est qu'il manque de manières. Compris ?

-       T'énerves pas...

Une tape derrière le crâne et Gustav leva les mains en s'écartant légèrement. Il ramassa les papiers et s'en fut. Il repassa chaque jour, effrayé en voyant les bouteilles se vider à vue d'oeil et la date approcher. Le voisin ne s'était toujours pas manifesté. Pas une lettre ou un téléphone. Même le chasseur disait ne le voir que tôt le matin ou tard le soir. Pas de communication vers l'extérieur. Rien.

 

 

Anthony soupira d'aise et savoura le reste de son verre avant de s'en servir un autre. Le jour était arrivé et il avait pu réfléchir à souhait sur la manière de procéder. Le malappris voulait de la tranquillité ? Il allait lui en servir et lui enseigner le goût des belles choses au passage. Ses doigts se perdirent dans la chevelure de son amie pour la réveiller un peu, elle lui ankylosait la cuisse. Puis Gustav devait bientôt arriver et il serait joli qu'un autre voie Joanna aussi dépareillée. 

-       Rhabille toi et décarre. Y a du boulot.

-       Me parle pas comme ça Anthon.

-       Écoute gamine, on va pas la refaire. Si tu veux ton alcool, tu restes, sinon c'est marre.

Le regard indigné de la petite le fit se marrer et il avala sec son martini avant de la repousser et de se lever pour lui lancer son manteau avec un signe vers la porte. Joanna arrangea ses cheveux et récupéra l'habit pour le passer avec le palier. Elle bouscula Gustav et lui lança une salve colorée en fermant la grille de l'ascenseur.  Trop tard pour qu'il réplique. La brute renifla et rejoignit son frère, avec l'histoire du voisin, il avait d'autres chats à fouetter.

Le plus vieux avait déjà passé son manteau et un chapeau à sa tête. Il fit un signe pour enjoindre son cadet à descendre avec lui. Les escaliers conviendraient puisque la gamine occupait l'ascenseur. Anthony se frotta les mains, une expression réjouie au visage. Son frère grimaça et posa une main hésitante sur l'épaule de son frère.

-       Il est peut-être pas là...

-       Le chasseur l'a pas vu partir aujourd'hui. Fais toi pousser une paire bon sang. On va bien s'marrer. T'as les chocolats ?

Gustav fouilla ses poches pour sortir la boite rose. Minuscule, il suffit à Anthony de quatre bouchées pour en venir à bout. Il la fourgua à son frère et lui montra la sonnerie du cinquième.

La cloche sonna. Aucune réponse.

Encore une fois. Rien.

Anthony s'agita et poussa son cadet vers la porte. Les poings tombèrent sur le bois. La bouche du plus petit s'étira en un faux sourire : le verrou tournait. Gustav passa le pied dans l'ouverture et poussa de l'épaule pour dégager un chemin royal et repousser le voisin vers l'intérieur.

-       Roman, c'est ça ?

-       ...puis-je demander la raison de cette intrusion ? 

Les yeux des frères parcoururent le nouveau locataire. Une robe de chambre bordeaux, des cheveux parfaitement coiffés et une mâchoire carrée ; Anthony eut un ricanement et passa vers le salon.

-       Je ne vous connais pas, monsieur !

Des mains fermes attrapèrent le col de la robe de chambre pour le faire s'asseoir dans un fauteuil confortable. Gustav eut un regard intimidant quand l'autre essaya de se relever et il pointa du doigt son aîné.

-       Mon frère a une proposition pour vous.

-       Avec ces manières ? Puis-je avoir un nom tout du moins ?

Le géant grogna, il commençait lui aussi à trouver Roman agaçant. L'homme ne montrait aucune émotion sinon celle d'une lassitude blasée et élégante. Anthony s'en était d'ailleurs détourné pour fouiller des yeux l'appartement, ou tout du moins le salon et la cuisine. Séparées d'un bar, les deux pièces étaient arrangées avec le dernier style à la mode tout en restant impersonnelles. Les meubles luxueux s'alignaient dans un ordre précis, le même qui régissait les bibelots et les livres. Pas un objet de voyage, pas de photos ; l'endroit respirait l'hôtellerie. Seul un tableau attirait l'œil : une masse rougeâtre humanoïde. Anthony eut une légère grimace et se tourna vers leur hôte.

-       Vos voisins, ainsi que vos propriétaires. Puis-je vous suggérez une autre toile à la place de celle-ci ? Vous m'obligeriez.

-       Saturne dévorant ses enfants, de Francisco de Goya. La peinture me plait. Puis-je savoir ce que vous faites ici ?

-       Et bien nous vous souhaitons la bienvenue. Non. Vraiment. Cette croute....ne vous convient pas. Ni à votre ameublement d'ailleurs.

L'aîné des deux frères s'était déplacé jusqu'à pouvoir effleurer l'œuvre des doigts. Il la regarda encore un instant puis grimaça et attrapa le cadre pour le décrocher. Gustav serra ses doigts autour des épaules de Roman. Peine perdue. L'homme n'avait pas crispé le moindre muscle. La brute fronça les sourcils et fit un léger signe de tête à Anthony. Qu'il continue, l'autre devrait bien finir par afficher une émotion !

-       La toile devrait entrer dans vos moyens et elle s'accordera mieux avec les tons modernes de votre intérieur.

Il admirait son frère pour ça. Anthony empestait le martiny, il avait le regard lointain de la soûlerie et pourtant sa voix demeurait sure et son vocabulaire se jouait du Roman. L'homme voulait les prendre de haut ? Et bien soit, il s'adaptait. Le cadet sortit un chéquier de son veston sur un signe de son héros et le posa ainsi que le stylo sous le nez du locataire. Ce dernier fixait les mains entourant l'œuvre de Goya. Sans les lâcher du regard, il saisit le stylo pour griffonner une signature, laissant aux deux frères le soin de rédiger un nombre. Les mains se détendirent autour du cadre et le laissèrent s'échapper jusqu'au sol. Gustav récupéra le chéquier, attentif au mouvement de l'autre. De l'effort pour rien : le stoïque n'avait pas bougé de sa posture nonchalante. Roman se tourna un peu pour fixer le géant dans les yeux et lui tendre le stylo. Gustav eut envie de le frapper. Il fallut l'apparition de son frère dans son angle de vue pour qu'il sourit, penche la tête de côté et récupère son bien.

-       En vous souhaitant la bienvenue. Nous sommes ravis d'un si bon voisinage.

Anthony s'était incliné en une courbette moqueuse avant d'entraîner son frère vers la sortie. Gustav le suivit jusqu'à son appartement pour y récupérer le courrier de la semaine et retourner s'occuper des affaires familiales.

 

C'était son travail que de parcourir la ville à la recherche des mauvais payeurs. Il gérait une petite équipe loyale et réputée dans les bas-fonds : les déménageurs. Rapport au sort que subissaient les locataires en rupture de bail. La blague était d'Anthony. Il avait été de bonne humeur ce jour-là, la chocolaterie venait de rouvrir ses portes après une interruption de quelques mois : le propriétaire avait été retrouvé mort à son bureau et son héritier avait disparu. Gustav avait dû envoyer la moitié de son équipe à la recherche des dernières boîtes roses présentes dans la ville ; un mois sur des réserves, le souvenir n'était pas agréable. De quoi vous faire prier de sentir cette fichue odeur sucrée tous les matins au réveil. 

Anthony aurait dit qu'il avait flairé les ennuis, lui n'avait pas le vocabulaire pour faire des tournures aussi amusantes. Non. Lui avait juste su et accepté que sa journée serait parsemée de la mauvaise humeur de son frère. L'absence d'héritier pesant trop, la chocolaterie avait fermé à nouveau et il était là à observer son aîné s'acharner sur le facteur pour recevoir son quotidien. L'homme n'en démordait pas : il lui fallait remplir les boites des autres locataires avant d'arriver à celle du dernier étage. Gustav admirait la ténacité du bonhomme à faire son travail correctement ; il y avait un ordre à tout.

Restait que celui d'Anthony passait avant celui de la société. La brute attrapa le paquet et récupéra le journal pour le passer à son frangin. Ses yeux se plissèrent en voyant les lettres juste en dessous. Roman ? Ses mains réquisitionnèrent les papiers avant de repasser la pile au facteur. Un grognement résolu toute tentative de protestation et l'homme partit sans même finir son ouvrage. Gustav fit un signe au chasseur.

-       On amène ça à Roman. Sors pas souvent d'sa piaule. Il a pas d'autres lettres ?

Le valet sortit son trousseau de clefs, les papiers s'étaient entassés dans la boite du cinquième étage. L'homme ne semblait pas trop inquiété par les nouvelles du monde. Gustav mit la pile sous les yeux d'Anthony ; il avait trouvé de quoi l'occuper. Son aîné passa de l'exaspération à la joie en voyant le nom inscrit. Il attrapa le paquet et marcha vers l'ascenseur : cette petite visite tombait à point nommé, il lui fallait justement passer ses nerfs ! La montée lui sembla prendre une éternité et ses doigts appuyèrent avec délice sur la sonnette de l'appartement. Il attendit. Rien. Gustav haussa légèrement les mains en signe d'impuissance, il avait demandé au chasseur, l'homme était censé être là. Anthony pressa sa paume sur la sonnette. Le son strident devait déchirer les tympans de Roman. Tant mieux, le rustre n'avait qu'à répondre ! Il appuya une troisième fois avant de grogner, pas de chocolat et à présent pas de Roman ? Sa journée commençait bien ! Il fit signe à Gustav d'appeler l'ascenseur - depuis le temps quelqu'un avait bien dû le réquisitionner, un autre point contre l'univers tiens ! - et se détourna avant de s'immobiliser. Un bruit ? Ses yeux transpercèrent la porte : l'enfoiré était là !

-       C'quoi son problème ? L'est trop bien pour nous ?!

Son pied s'écrasa contre la porte et il jura en l'attrapant, douleur. A cloche-pied, il rejoignit son frère et lui arracha les lettres des mains pour les jeter dans la poubelle d'étage avant d'entrer dans la cabine. Oh s'il voulait pas d'eux, il allait être servi le p'tit con. Gustav grimaça en entendant le chant d'oiseaux. Il accompagna son aîné jusqu'au bar de l'appartement et lui servit un grand verre de martini. Il préférait rester silencieux pour ne pas attirer les foudres sur lui. Anthony pouvait piquer des crises de colère interminables. Celle-ci n'y coupa pas. Sans chocolat pour le rasséréner l'aîné se défoula sur la ville : locataires comme débiteurs. Il coupa le chauffage du bâtiment, l'eau chaude du cinquième étage. L'autre allait bien devoir sortir à un moment donné ! Il vivait, le chasseur pouvait le confirmer : il le voyait parfois sortir en pleine nuit, pour quelques heures, avant de revenir s'enfermer pour la journée suivante. Inquiet pour l'état nerveux de son frère, Gustav finit par lui proposer une semaine hors de la ville, un voyage pour aller visiter les commerces de leur famille à l'extérieur de la capitale. A son soulagement, Anthony accepta et ils s'échappèrent par le premier train.

 

 

L'intermède avait souri à leur famille : l'immobilier était en pleine explosion et les affaires allaient bon train. Anthony était d'une si belle humeur qu'il fronça à peine les sourcils en constatant que la chocolaterie était toujours en interruption. Un garçon de journal hurlait un titre aguicheur à ce sujet et l'entrepreneur lui jeta une pièce pour avoir un papier. L'héritier était réapparu durant leur absence. Toujours invisible aux yeux du public cependant, on le déclarait asocial, effrayé par les gens. La chocolaterie avait cependant rouvert un court instant avant d'être à nouveau fermée sous l‘impulsion de son conseil qui exigeait plus que de simples lettres pour prouver l'existence de cet héritier surgit de nulle part. Une conférence de presse, ou tout serait vendu.

Le retour jusqu'à l'immeuble fut sombre et silencieux, la bonne humeur d'Anthony chassée par ces sombres nouvelles. Il piétina le tapis rouge et jeta ses clefs au chasseur avant de jurer tout son vocabulaire devant le panneau d'information de l'ascenseur. Hors-service. Fusillant son frère du regard, le plus petit s'engouffra dans les escaliers et maudit la critique qui avait déclaré que l'appartement le plus haut d'une tour serait le plus cher : évidemment que c'était le deuxième étage qui devait posséder ce titre ! Comment faisaient-ils tous ces critiques lorsque l'électricité venait à manquer ? Il grommela et attrapa la rampe pour s'en aider, ses jambes commençaient à fatiguer. Les yeux fixés sur les marches pour ne surtout pas en manquer une - s'il s'étalait et ruinait son costume, ce serait la fin de tout - Anthony ne vit pas l'humain descendant face à lui. Gustav l'arrêta avant qu'il ne heurte Roman. L'habitant mystérieux fit un signe de salutation discret avant de se mettre sur le côté, voulant manifestement les laisser passer pour pouvoir lui-même continuer sa descente. Anthony ricana.

-       On sort de son trou ?

Silence. Roman n'avait pas bougé et lui fit signe de passer. Gustav fronça les sourcils et chassa le chapeau de l'homme de la main. Il allait répondre et être poli oui ? Le locataire se baissa pour ramasser son couvre-chef et en profita pour passer sous la stature du géant et continuer sa descente.

-       ....On devrait lui montrer le bar.

Anthony avait déjà ouvert la bouche sur un chapelet de jurons, il se retint et regarda son frère. L'idée n'était pas mauvaise, une surprise venant de ce benêt. Il l'ignora tout de même et reprit la montée, hâtant le pas pour pouvoir s'effondrer à son aise dans son meilleur canapé et tendre le bras. Gustav s'empressa de lui servir un martini glacé avant de se retirer ; il n'avait aucune envie de passer plus de temps que nécessaire auprès de son frère dans cette humeur, puis leur absence devait avoir créé une foison de travail. Les crédits des commerces et autres locataires à leur égard devaient être remis à zéro par quelques menaces interposées. Ses hommes avaient veillé au grain, mais sans lui pour tout chapeauter, les souris appréciaient quelques valses. Pas trop. Le géant fut satisfait en vérifiant le livre des comptes ainsi qu'en écoutant les rapports. Il lui aurait même pu prendre sa soirée si un message dépêché par son frère ne l'avait pas attrapé en plein billard. Anthony avait invité Roman à sortir avec eux et ils l'attendaient à l' ..., l'un des clubs les plus huppés de la ville. Gustav envoya un de ses hommes lui trouver un taxi et attrapa un épais carton sous le bras : les dernières boites de chocolat.

 

Habillé de frais, le géant fit un détour dans le bureau de la patronne du club sans y trouver personne, Joanna devait sans doute avoir rejoint Anthony. Haussant les épaules, il abandonna le carton et son contenu sur un des sièges et partit rejoindre son frère au bar. Roman lui faisait face, avec un air moins ennuyé que ce qui aurait pu être attendu ; les quelques verres amassés autour de l'homme répondirent pour lui de son changement de caractère. Gustav commanda et enjoignit la troupe à se déplacer jusqu'à une table un peu plus retirée, histoire de s'entendre parler.

-       Quitte à bouger, autant prendre de quoi manger. Joanna.

Anthony chassa sa compagne de ses genoux et se leva pour passer son bras sous celui de Roman et l'emmener vers la table désignée. Gustav fit un léger signe d'excuse à la propriétaire du club avant de les rejoindre, trop curieux pour vouloir tenir compagnie à la jeune femme dans sa tâche. Peine perdue, la conversation se concentrait sur une histoire d'esthétisme. Le frère aîné ne semblait pas pressé de passer aux questions indiscrètes et son cadet se mit à regretter son empressement à les rejoindre. Impossible aussi de parler avec Joanna à son retour, la demoiselle semblait avoir noyé les maladresses d'Anthony dans un apéritif au caviar et des bouteilles princières. Elle suivait la conversation avec un intérêt soudain, qu'importe que celle-ci se soit écartée de l'esthétisme artistique pour passer à une observation prolongée de la gente féminine. Tout au plus se raclait-elle la gorge lorsque son compagnon s'épanchait un peu trop sur un spécimen.

La soirée se prolongeait et verre après verre, Gustav finit par se désintéresser totalement des événements, cherchant plutôt à comprendre comment son frère avait pu convaincre Roman de l'accompagner au bar. Profitant de la beuverie, il glissa ses doigts pour récupérer le portefeuille du mystérieux voisin et s'échappa aux toilettes afin de de le parcourir, la vision un peu trouble. Un grognement de contentement lui échappa puis se transforma en juron : l'individu se baladait avec une quantité de cartes bancaires tout à fait satisfaisant, si on excluait le fait qu'elles ne portaient aucune identité, ou des noms divers. Ca puait. Le géant fouilla à la recherche d'une carte d'identité, d'assurance. Rien. Sa patience évaporée, il traversa le club pour jeter la pile sur la table avant de saisir Roman par le col et de le secouer. Si ce connard croyait pouvoir arnaquer sa famille, il n'allait pas faire long feu !

-       T'es qui ?!? Hein ???

-       T'es malade ?!? Gustav ! Repose-le !

Anthony entoura le bras de son frère. Une tentative ridicule au vue de leur différence de gabarit.

C'est un arnaqueur ! Gustav écrasa la tête de Roman sur la table et l'y maintient ; le coup avait été assez fort pour dessaouler partiellement sa victime.

-       Lâchez-moi ! Mademoiselle, veuillez appeler la police.

Le changement de langage et le ton de Roman déstabilisa son agresseur qui frappa à nouveau la tête du mystérieux sur la table, tirant un cri d'horreur à Joannah. Le videur de la boîte et le barman arrivèrent rapidement pour l'entourer et elle désigna Gustav pour le jeter dehors ! Qu'il aille cuver ailleurs ! Anthony tira sur le bras de la brute et se fit envoyer sur les deux gros bras dans un hurlement aigu. Il fallut encore l'aide d'un client pour dégager Roman de l'emprise du fou et les séparer. Sonné, le cadet avait été jeté dans la rue où son frère s'était empressé de le suivre. 

-       T'es pas devenu un peu cinglé ?!?

-       C'est un connard. 

Le géant grognait, sa paume plaquée sur une joue ouverte. Ils l'avaient pas raté bon sang. Ses yeux ne quittaient pas la porte du club, prêt à bondir à la moindre apparition de Roman.

-       Si c'est un connard, on se fera du fric sur son dos. C'pas faute de te dire que c'est moi le cerveau. Allez, debout! 

L'odeur âcre du tabac s'enroula autour de Gustav et il loucha sur la cigarette avant de l'attraper et de se relever, le regard encore fixe. Anthony agita la main pour attraper un taxi et y traîna son frère. Bordel. Si cette fichue chocolaterie n'était pas fermée, il y serait bien passé juste là pour récupérer un plein carton.

 

Le chocolat avait retourné son estomac.

Il ferma les yeux, la vue des toilettes ouvertes aurait donné envie de vomir à un porteur d'immortalité, et pressa sur la chasse pour se libérer de l'odeur. Une respiration pour le courage et Anthony se redressa, attrapant la serviette que son frère lui tendait. En silence. Penaud. Comme de droit. Il lui aurait bien mis une nouvelle gifle, mais la joue de son cadet était dans un état lamentable et il ne s'en sentait pas la force. Fichu ventre.

-       T'as tout fouillé ?

Le géant s'éclaircit la gorge et hocha la tête. Ils passèrent au salon et Gustav récupéra un dossier pour le passer à son aîné. Il n'avait pu rassembler que quelques feuilles, personne ou presque n'avait reconnu le visage de leur voisin. Pas un gosse de rue, pas un mendiant. Le type était apparu de nulle part pile au moment de son déménagement. Des feuilles inutiles en somme. 

-       On a rien sûr lui...

-       Tante Rose ?

-       Je suis passé avec les copains. Y a rien dans son coffre non plus.

Anthony agita la main et attrapa son manteau. Il avait besoin d'air, l'appartement était étouffant. L'envie d'envoyer des hommes cambrioler son voisin l'avait traversé, bien sûr. Mais la réputation de leur immeuble en souffrirait trop, la famille ne pouvait pas se permettre de perdre le joyau de leur immobilier. Sans compter que sa tante pouvait renifler un sale coup comme personne. Il fit signe à son frère de le suivre et d'oublier la voiture. Pour une fois, il voulait marcher. Remonter les rues, réfléchir à la situation. Un inconnu s'était installé dans sa ville. Dans son immeuble. Avec la rouste reçue par Gustav, le voisin ne voudrait sans doute plus les voir, déjà qu'il avait fallu sortir le chantage pour le tirer dans un bar, ...

-       Appelle Joanna. Dis-lui de l'emmener au cinéma. Elle a qu'à dire que c'est toi qui offre.

-       ....elle le connaît ?

Anthony haussa les épaules et revint sur ses pas, la tête dégagée. La gamine saurait y faire. Elle avait dû jouer aux docteurs lors de la bataille, puis personne ne résistait à son minois.

Personne.

 

 

Gustav jeta un coup d'œil inquiet à son frère. Après un répit, la malédiction du chocolat avait repris et s'était prolongée, leur interdisant le sommeil. Il sentit son estomac se crisper et grimaça. Anthony ne l'avait pas laissé manger et quelques verres d'eau suffisait à peine à faire taire ses crampes. Il toucha du bout des doigts les plaies de son visage et soupira en bougeant le rétroviseur pour s'y mirer avant de jeter un coup d'œil à sa gauche. Il faisait peine à voir, mais respirait la santé à côté de la peau cireuse de son aîné. Rajustant le viseur, il hésita à aller chercher d'autres médicaments. La pharmacie n'était pas si loin et le cinéma ne finirait pas avant quelques minutes encore.

-       La pharmacie va fermer...

-       Qu'est-ce que tu veux que ça me foute ? J'ai déjà de quoi faire.

Anthony agita une flasque. Il puait l'alcool. Le géant soupira à nouveau et se cala dans son siège pour continuer leur attente. Son estomac devait avoir commencé à se digérer quand enfin les portes de la salle s'ouvrirent sur un petit flot de personnes. Silencieusement, il maudit les génériques et secoua son frère pour lui montrer le couple qui s'éloignait à pieds.

-       Suis-les. Lentement.

La voiture démarra et ronfla doucement le long de l'avenue, profitant de l'heure tardive pour emprunter la voie des autobus. Gustav n'était pas certain de la discrétion du processus, surtout avec en face un mec aussi louche qu'eux. Il ne dit rien pourtant. Sa tête était encore trop douloureuse pour risquer un coup. Son frère devait avoir suivi le même chemin de pensée, car bientôt ils continuèrent à pieds, toujours en gardant une marge de sécurité. Bras dessus dessous, les deux avançaient, obliquant bientôt pour quitter l'avenue au profit d'une rue plus calme et plus adaptée à la conversation. Ils marchaient si lentement que les traqueurs n'avaient d'autres choix que de se cacher poubelles après poubelles. Le géant soupira en se pliant en quatre pour s'asseoir derrière un carton à l'odeur rance. Son format n'était pas adapté à ce genre de conneries. S'asseoir était toute une opération pour lui. Il était encore en train de se stabiliser quand son principal pilier - soit l'épaule de son frère - disparu de sous sa main. Le sol. Sa main frappa le bitume alors qu'il effectuait un rattrapé peu élégant, sa tête voulant suivre le mouvement de son frère et son corps celui de la gravité. Qu'est-ce que... ?

Puis il les vu. Les deux. La langue dans la bouche de l'autre. Les bras serrés.

-       Anthony !

Une déflagration traversa l'air et Gustav jura en se relevant, trébuchant à moitié dans le mouvement. Il se précipita vers l'avant. Joanna avait hurlé et s'écartait déjà en courant, à moitié protégée par un Roman peu vaillant, l'épaule déchirée. Un autre éclair, le géant se jeta sur son frère pour l'arrêter, emportant dans sa chute l'image d'une tête pulvérisée. Merde. Merde. Merde. Il roula avec Anthony et lui arracha facilement l'arme. Le géant se releva et attrapa son frère pour le balancer sur son épaule et piquer un sprint. Des curieux n'allaient pas tarder à surmonter leur frayeur pour venir poser des questions.

-       Lâche-moi ! Hey !

Hors de question. Gustav courut jusqu'à repérer un taxi pour l'arrêter à grands gestes, son frère solidement attrapé par les épaules. Il l'avait posé après avoir vu quelques voitures lui échapper, mais il n'accepta de le lâcher qu'une fois assis sur la banquette arrière, le taxi lancé à grande vitesse sur l'artère, l'adresse en tête. Anthony le frappa.

-       Plus jamais tu fais ça. Tu m'entends ?!?

-       Ta gueule.

La réplique immobilisa l'aîné en plein mouvement. Pardon ? Son visage déjà pâle se blanchit un peu plus en voyant le regard tumultueux de Gustav et la réalisation des derniers instants le frappa. Il se laissa glisser contre le cuir et jeta un coup d'œil paniqué à son frère. Un meurtrier. Si la police l'attrapait, il disparaissait dans le trou pour toujours, ou presque. La vieillesse rimait terriblement avec la mort ici. Anthony ramena ses bras autour de lui avant de se forcer à les déplier et à se redresser, la respiration douloureuse. Il ne pouvait pas partir, sans lui la fortune entière de la famille s'effondrerait entre les doigts de Gustav. Les pensées continuèrent de défiler dans sa tête jusqu'à leur arrivée devant l'immeuble. Il lâcha l'intégralité de son porte-monnaie dans la main du chauffeur et sortit, galérant à ouvrir la porte. Son frère attendait déjà à l'ascenseur. Anthony l'ignora et se rua dans la loge du chasseur pour récupérer les clefs de l'appartement du cinquième. Tant pis si sa tante faisait scandale, entre des avantages en moins et un séjour en prison, le choix était fait.

-       Cinquième.

Ils montèrent en silence. Anthony serrait les clefs dans son poing, les yeux brûlants. Il envoya son frère chercher le tableau dans son appartement et entra seul dans celui de Roman. La clef avait tourné dans un cliquetis irréel. Le calme était lourd, pesant, pressant sur sa poitrine jusqu'à l'étouffer. Il avança lentement, les mains dans ses poches pour éviter de trembler. Les lieux étaient parfaitement rangés, prêts à reprendre vie le moment où leur propriétaire repasserait ses chaussons, sa robe de chambre et attraperait un verre au petit bar. Anthony plissa le front et repéra le tableau imposé à son locataire. Il le récupéra. Effacer ses traces. Joanna n'oserait jamais l'accuser, s'il réfutait toute implication, s'il partait avant l'arrivée de la police...

Ses yeux s'arrêtèrent sur un entre-baillement, il la poussa du bout des doigts. La porte s'ouvrait sur un bureau et la curiosité revint. Au point où il en était.

Un épais tapis accueillit ses pas, prolongeant le silence du couloir jusqu'aux bibliothèques, surchargées de livres épais aux profils peu engageants. Les couvertures étaient écorchées, tâchées de traînées sombres. Il les effleura du regard avant de pousser la chaise pour dégager l'accès au bureau. Le plateau de bois était vide, parsemé seulement de quelques babioles sans intérêt. Il ouvrit les tiroirs pour parcourir à la va-vite les nombreux papiers. De gros blocs de feuilles agrafés ensemble attirèrent son attention. Un contrat ? A la hâte, il courut à la dernière page et s'immobilisa. Les yeux non pas sur le nom signé, mais légèrement plus haut. Là où le logo de l'entreprise s'étalait. Une marque familière, quoique d'habitude entourée d'une couleur plus joyeuse que le gris de la paperasserie.

Gustav l'appela. Anthony lâcha les papiers, poussa les tiroirs et partit en hâte de la chambre, de l'appartement, les portes fermées à la hâte. Il sauta dans l'ascenseur aux côtés de son frère et ils remontèrent.

 

 

-       Anthony ? Anthony !!!!

 

La voix de son frère l'arracha à ses pensées et il sera le verre dans sa main. Ses yeux se baissèrent sur la boisson, puis sur le fauteuil qui l'accueillait. Depuis quand avaient-ils quitté l'ascenseur ? Une gorgée d'alcool brûla sa gorge et il secoua la tête avant de se lever pour regarder son cadet et l'arme qu'il agitait devant lui. La panique revint. Ils avaient le pistolet encore ?!?

-       Je fais quoi de ça ?!?

-       Démonte-le !

Il posa son verre sur le bar pour fouiller et sortir d'anciens paquets roses. Gustav dispersa les pièces de l'arme parmi les cartons et les chargea dans un gros sac avant de partir dehors. Jette-les. Démerde-toi. Anthony s'écrasa à nouveau sur le fauteuil, les yeux cette fois fixés sur les boites roses. Le nom imprimé en grosses lettres dorées le narguait. Il n'aurait plus du tout de chocolat cette fois-ci. Plus jamais.

 

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