La vieille dame leva ses yeux aveugles au ciel un long moment, comme si elle pouvait contempler l'aigle qui tournoyait au-dessus de leurs têtes. L'herbe de la forêt était froide et humide de la rosée du matin. Assise en tailleur face à une cabane en bois qui tombait en ruines, Samantha fixait l'aïeule en retenant sa respiration. Était-elle vraiment une sorcière comme le disaient les enfants (et leurs parents) au village ? Après ce qui sembla une éternité, la vieille dame lui fit face et prit la parole.
— Maintenant ma chérie je vais te raconter l'histoire de ta famille. C'est une histoire tragique comme tu le sais déjà. Je vais commencer par la mort du Colonel Nott. Son testament était très précis: sa lecture devait être faite dans le manoir qui portait son nom, devant toute sa famille, au cours d'un festin en son honneur. Selon son souhait, la famille toute entière s'était réunie ce soir-la, bravant les rumeurs et les bruits de couloirs qui circulaient dans le village depuis 20 ans, attestant que le manoir était hanté. Bien qu'ils juraient presque tous du contraire, personne n'était vraiment serein autour de la table. Le froid glacial et le brouillard qui enveloppaient le manoir et son vaste parc contribuaient à mettre les invités à fleur de peau. Ainsi, quand un bruit lourd se fit entendre, bientôt suivi d'un cri et d'un deuxième bruit semblable au premier, certains prirent leurs jambes à leurs cous sans chercher à comprendre. Le lendemain, la nouvelle faisait la une de tous les journaux des environs: "Double meurtre dans le manoir hanté"; "Le manoir Nott a encore frappé"; "20 ans après le drame, le couple succombe à la malédiction".
La gazette locale du lendemain, dimanche 15 février 1920, disait:
"M. Julian Nott, fils du Colonel et son épouse Natacha ont tous les deux succombé à une chute du haut du balcon du 5ème étage du manoir. Des traces de lutte ont été observées dans la pièce ainsi que des contusions sur les corps des deux victimes, probablement antérieures à la chute. Une enquête sur un double meurtre a été ouverte. La police n'écarte aucuns suspects.
M. et Mme Nott venaient tout juste d'hériter d'une immense fortune, qui revient désormais à leur fils Benjamin. Le porte-parole de la compagnie des chemins de fer de l'Ouest dont M. Nott était le PDG n'a fait aucuns commentaires concernant l'avenir de l'entreprise, mais il est de notoriété publique que la compagnie était en pleine restructuration et que la mort de son Président rebat les cartes. "
Alors, l'effervescence s'était abattue sur le petit village une fois encore. L'inspecteur Jones chargé de l'enquête commença par interroger toutes les personnes présentes au dîner. Les deux cuisinières furent les premières. Elles avaient assisté hébétées à la chute des deux corps par la fenêtre de la cuisine. Julian était tombé le premier, suivi quelques instants plus tard de son épouse (elles ne savaient pas dire s'il s'agissait de secondes ou de minutes). Le fils Benjamin Nott, âgé de 20 ans, fut interrogé ensuite. Nul n'ignorait au village qu'il ne s'entendait pas avec son père qui n'approuvait pas son choix de carrière (photographe) et lui avait coupé les vivres depuis son départ de l'université de médecine. Quand l'inspecteur l'interrogea sur le sujet il répondit:
— Franchement, qui peut dire qu'il s'est toujours entendu à merveille avec ses parents ? Mon père et moi, nous avions des désaccords c'est sûr, mais j'ai toujours admiré la façon dont il s'est occupé de ma mère toutes ces années, alors qu'il aurait pu la mettre dans un asile. Après tout, elle est ... (son beau visage se tordit en une grimace) ... elle était dans un fauteuil depuis ... que j'étais bébé, et elle n'a pas prononcé un mot depuis.
— D'ailleurs, au sujet de ce fauteuil, dit l'inspecteur, il était renversé dans le jardin près d'une cabane, quand la police est arrivée sur les lieux. Qui a porté votre mère sur cinq étages ? Je crois savoir que votre père marchait avec une cane - la goutte, si je ne m'abuse ?
— Oui... heu...C'est sans doute son garde-malade Christopher qui l'a porté. C'est son travail après tout.
— Christopher Ruiz ? Personne ne l'a revu depuis hier. Nous cherchons activement à entrer en contact avec lui. Vous savez où il pourrait être ?
Benjamin eut une absence, l'espace de quelques secondes avant de reprendre:
— J'ignore où il se trouve, mais, Inspecteur, si je puis me permettre, j'ai quelque chose à vous montrer. Je l’ai trouvé dans le bureau de mon père.
Il sortit alors de sa poche, une enveloppe jaunie qui contenait un mot griffonné:
Je sais ce que tu as fait et tu vas payer ou le monde le saura aussi.
L'inspecteur saisit la lettre et l'examina attentivement. Visiblement ancienne, elle n'était pas signée mais un logo était encore visible au coin du papier. Celui de "l'auberge du voyageur".
— Intéressant, dit l'inspecteur. Avez-vous une idée de qui l'a envoyée ?
— Hélas non, mais mon père avait de nombreux ennemis. A commencer par mon oncle Maxime et ma tante Geneviève qui complotent depuis des années pour lui prendre son entreprise. Ils ont même tenté de vendre des parts à un de nos plus gros concurrents à l'étranger. Mais mon père a fait capoter leur petit coup d'état. Vous devriez les interroger.
— Ce sera fait, ne vous inquiétez pas. Mais d'abord j'aimerais savoir: où étiez-vous hier soir aux environs de 22 heures ?
— J'étais dans le salon de musique avec ma fiancée Amanda. Nous écoutions le gramophone. Fabuleuse invention.
— Quel morceau ?
— Hum, fit Benjamin en s'éclaircissant la gorge, pardon ?
— Quel morceau de musique vous écoutiez au moment de ... la chute de vos parents ?
— la flûte enchantée de Mozart.
L'inspecteur nota ce titre sur son calepin. Plus tard, quand il interrogea Amanda en tête à tête dans un bureau, elle corrobora les dires de Benjamin, à une exception près: le titre du morceau de musique. Elle en était absolument certaine, c'était du jazz.
Après avoir interrogé les domestiques, l'inspecteur Jones et ses hommes visitèrent la propriété. Benjamin semblait ne prêter aucun cas des superstitions entourant sa demeure, cependant, quand les policiers demandèrent la clé du cadenas posé sur les lourdes chaînes de la cabane du jardin, il exigea un mandat de perquisition et indiqua aux officiers présents que personne n'y allait jamais depuis des années et qu'ils y entraient à leurs risques et périls. Les policiers, qui venaient de la ville, ne se montrèrent pas sensibles à cet avertissement. La cabane, qui ne comportait qu'un vieux banc n'était pas assez grande pour qu'un adulte puisse y tenir debout. Elle était vide. Toutefois, l'inspecteur nota que, pour un endroit où personne n'allait depuis des années, elle était étonnement propre. Lors de la visite, un autre élément retint son attention: un petit chemin de fer vieux et abandonné. Étant donné la profession de la victime cela n'était pas surprenant en soit, mais Benjamin n'était pas capable de dire où menait ce chemin ni à quoi il avait pu servir. Après que l'héritier eut tourné les talons, le jardinier souffla à l'inspecteur:
— Ce chemin de fer est hanté M'sieur, comme toute cette maudite bicoque. Certains soirs de pleine lune, on entend passer un train au loin. La vieille Simone jure qu'elle l'a déjà vu passer, mais elle n'a pas toute sa tête vous savez. C’est comme cette cabane : parfois on entend gratter à la porte, alors qu’elle est vide. M'est avis qu'on devrait tout raser. M'enfin, c'que j'en dis moi...
Et il partit en haussant les épaules.