Chapitre 1

Par Mart

Frontières

 

 

Il m’est arrivé un truc bizarre hier. La journée n’avait pourtant rien de spécial : un jour scolaire comme les autres sous le ciel gris de l’automne belge. Les cours du matin s’étaient écoulés lentement, mais enfin la sonnerie annonça la pause de midi. C’est alors que je l’ai vu. Il m’a directement sauté aux yeux parmi la foule qui se pressait pour sortir dans la cour. Il se trouvait bien plus près de la porte que moi, alors je ne voyais que sa tête. Elle ressortait au-dessus de la masse, ses cheveux en bataille ondulant en boucles foncées jusqu’à la base de son cou.

Il a dû sentir mon regard sur lui parce qu’il a tout à coup tourné la tête pour me regarder. Je n’ai pas eu le temps de détourner les yeux, mais plutôt que de me regarder bizarrement, il m’a souri. L’instant d’après, il sortait par la porte, mais moi, je suis resté figé sur place, mes pensées encore perdues au fond de ses yeux sombres.

Je repassais encore ce bref instant dans ma tête quand une bourrade de Maxime me sortit de mes pensées.

– Hé, le rêveur ! J’ai faim moi, alors si on allait manger ?

– Réfectoire ou dehors ?

– Comme tu préfères.

– Tu sais bien que je m’en fous, j’ai toujours mes tartines.

– Allons à la friterie alors, vendredi c’est poisson, une chance sur deux qu’il soit mauvais.

J’acquiesçai, il avait bien raison de se méfier de la cuisine de l’école. Si la petite arrière-salle puant la vieille graisse de la friterie valait vraiment mieux était une autre question… Mais ce n’est certainement pas Maxime qui la poserait. Comme la plupart des Belges, il trouve que les meilleures frites sont les plus grasses.

Une fois installés à une table mal nettoyée dans la petite salle nauséabonde et obscure, Maxime commença à me parler de mangas et d’animés. C’est un vrai fan du Japon, un otaku. Ce n’est pas sans me plaire non plus, mais je suis loin d’aimer ça autant que lui.

Il n’est donc pas étonnant qu’au bout de la troisième série d’animation qu’il me conseille, mon attention ne soit plus avec lui. Ce n’est pas que je veuille l’ignorer, juste que je n’arrive pas à rester concentré sur ce qu’il raconte. Mes pensées revinrent au nouvel élève. Je me demande comment il s’appelle. C’est bizarre qu’il ne soit arrivé que si tard dans l’année, les inscriptions se terminent en octobre, et s’il y a des retardataires, je n’en ai jamais vu qui n’arrivent qu’en fin novembre. Et je ne peux pas ne pas l’avoir remarqué avant, l’école est trop petite pour ça.

– Bon, je sais que tu n’en as rien à foutre de ce que je raconte mais… En général tu fais au moins semblant. Qu’est-ce qui te préoccupe comme ça ?

Ah. J’ai dû oublier de vaguement acquiescer à une de ses questions. Max fait des blagues là-dessus, mais en vérité ça le blesse quand je l’ignore comme ça. Et ça arrive de plus en plus souvent. J’ai l’impression qu’on ne se comprend plus aussi bien qu’avant. Mais après toutes ces années ensemble, on se connaît bien et on se confie tout. Enfin, presque.

– Oh rien… Tu as vu qu’il y a un nouveau à l’école ?

– Ouais, il est arrivé hier. Paraît qu’il est en 6C. Et alors, qu’est-ce que t’en penses ?

– Ben rien, on ne s’est pas encore parlé. Il est beau.

Je l’avais dit nonchalamment, mais la réaction de Maxime ne se fit pas attendre :

– Gaaaay ! Haha !

Je savais qu’il allait dire ça, il le dit toujours quand quelque chose peut être ambigu. C’est une blague, rien de plus. Je ne sais pas pourquoi ça m’a autant vexé hier. Ma réponse fut méchante :

– Tu tiens vraiment à parler de sexualité ?

Le sourcil que j’avais haussé le découragea de répondre, il savait bien à quoi je faisais allusion. Ce n’était pas sympa de ma part, c’est devenu une blague avec le temps, mais je sais bien que ça lui pèse. Maxime et Justine sortent ensemble depuis plus de deux ans et… Ils n’ont toujours pas couché ensemble. En soi il n’y a pas de problème à ça, il y a même des couples qui se gardent jusqu’au mariage, mais ce n’est pas leur cas. D’après ce qu’il m’a raconté, ils voudraient bien, mais chaque fois il y a un truc qui déconne. Maxime multiplie les excuses, mais j’ai l’impression qu’il ne fait pas beaucoup d’efforts pour la voir en dehors de l’école.

Max et moi, nous avions craqué pour Justine en même temps. Je le lui ai déjà avoué, en disant que c’était passé quand j’avais compris qu’elle l’aimait bien aussi. Et c’était vrai. Mais parfois je me dis que si elle avait su qu’il préférerait les filles en 2D à elle, son choix n’aurait pas été le même.

– Sinon il y a aussi Monster…

Je n’ai même pas saisi la fin du titre de l’anime. C’était reparti : après un silence pesant, rien de plus facile que de relancer la discussion en parlant d’animés, pas vrai ?

On a pourtant parfois de vraies bonnes discussions. Mais elles se font rares. Je souris en repensant à toutes ces fois où nous avons refait le monde ensemble, couchés l’un à côté de l’autre en fixant le plafond noir de la chambre.

C’est ce que je fais maintenant aussi, en repassant tous ces souvenirs devant mes yeux. Je me suis réveillé bien trop tôt. Il est six heures du matin là, et personne ne se lève avant huit heures chez moi, le week-end. En repensant à la journée d’hier, je suis déçu de ne pas avoir recroisé le nouveau. J’aurais bien aimé lui parler un peu. Ça ne m’était jamais arrivé avant, une rencontre bizarre comme ça. Ce n’est simplement pas juste de ne pas avoir parlé ni même pour se saluer et échanger nos noms.

Maxime ne savait pas comment il s’appelait, et je n’ai pas eu envie d’insister non plus. Je pourrais bien sûr demander à quelqu’un en 6C, mais ce serait bizarre de lui envoyer un message genre « Hé salut, je suis le mec dont t’as croisé le regard avant de sortir hier ». Ouais non, définitivement une mauvaise idée.

Le temps se fait long. Je regarde mon réveil : 6h37… Vraiment ? À peine cinq minutes se sont passées depuis mon réveil ? J’ai l’impression que ça fait une heure. À ce rythme-ci je serai devenu fou avant qu’il soit l’heure de se lever… Tant pis si je réveille quelqu’un, je descends !

Les ronflements de mon frère commençaient à m’agacer de toute façon. Au moins je ne risque pas de le réveiller lui. J’enfile mon peignoir dans le noir et descends sur la pointe des pieds.

J’attends quelques secondes après m’être laissé tomber dans le divan. On dirait que j’ai réussi à ne réveiller personne, pas même les chiens ne se sont fait entendre. Je saisis une manette et allume la console, jouer un peu m’amusera le temps que les autres se lèvent. Je me demande si le nouveau joue aussi. Probablement…

Je me laisse prendre par le jeu et enchaîne les parties. La prochaine fois que je vérifie l’heure sur mon téléphone, il est déjà 8h13 et rien n’a encore bougé en haut. J’hésite à lancer une autre partie, mais l’aboiement de Fiona tranche la question : il est temps de sortir les chiens !

 

Une fois habillé et un déjeuner avalé, j’ouvre la porte de dehors devant laquelle trépignent Fiona et Izma. Elles sont bien éduquées et de toute façon il n’y a presque pas de trafic devant chez moi. Alors je les laisse libres et me contente de les suivre.

Je suis perdu dans mes pensées, une capuche sur la tête et les mains dans les poches. Je garde mes yeux rivés sur le sentier pour éviter les flaques, mais ne fais pas vraiment attention.

Soudain je perçois du mouvement et lève les yeux juste à temps pour voir Fiona renverser un autre promeneur. Son petit chien court derrière une balle, ignorant encore de n’avoir aucune chance contre mon gentil molosse maladroit.

Je me précipite vers lui, mais l’autre gars se relève déjà. Il a une manche et la moitié de son pantalon maculés de boue, mais n’a pas l’air de s’être fait mal.

– Je suis absolument désolé. Elle ne se rend pas encore bien compte de la taille qu’elle fait…

Il me tournait le dos, mais en entendant ma voix, il se retourne.

– Ne t’en fais pas, ce n’est rien. Il a quel âge, ce mastodonte ?

C’est lui. Je ne l’avais pas reconnu de dos, avec son bonnet, mais c’est bien le nouveau.

– Heu… Presque un an. C’est une fille. Fiona. Moi c’est Gilles.

– Gilles, c’est ça ? Désolé, il va falloir que tu parles moins vite. Moi c’est Roel. Enfin, Raoul si tu préfères.

Mon cœur bat trop vite, je suis nerveux. Je n’ai pas le contact aussi facile que je pensais, je me comporte déjà comme un imbécile. Il a un petit accent flamand, ses « R » sont un peu roulés, c’est marrant. Enfin, pas ridicule, ça a son charme.

Tout à mes observations, je vois trop tard qu’il me tendait la main. Sans réfléchir, je lui fais la bise.

– Enchanté Raoul !

– Yeah, de même.

Il a reculé d’un pas. Quand je le regarde, il fixe ses pieds. Merde, je l’ai gêné.

– Désolé pour…

– C’est rien, il va falloir que je m’y fasse. C’est juste qu’en Flandre on ne se salue pas comme ça.

– Ouais, je sais, je n’ai pas réfléchi. (Je hausse les épaules.) C’est un automatisme.

Le silence s’installe. Il suit du regard les chiens qui ont fait connaissance et sont en train de jouer ensemble. Ses joues sont roses. Serait-ce le froid ou alors l’embarras ? Je m’en veux de la gêne qui s’est installée, alors j’essaie d’entamer la conversation.

– Tu as déménagé récemment ?

– Oui, on est arrivés tard mercredi.

– Et tu viens d’où ?

– Bruxelles.

Ah. J’ai l’impression que je l’ennuie. Sa réponse courte n’invite pas trop à continuer le dialogue… Je devrais peut-être essayer une autre approche.

– Tu n’as pas encore dû avoir le temps de bien découvrir la région alors. Je peux…

– J’étais en train d’explorer à mon aise avant ça.

Il montre son pantalon couvert de boue. Je ne comprends pas ce que j’ai fait pour le fâcher, mais je me sens déçu. Triste même. Je sens ses yeux sur moi. Je pense qu’il est en colère, mais je garde les yeux baissés sur son pantalon. Je ne comprends pas ce gars, mais ce que je sais, c’est que ça pue comme première rencontre. Je vais rentrer chez moi.

– Encore désolé pour tes vêtements. Je vais…

– Non, c’est moi qui présente mes excuses. Sorry de me fâcher, tu n’as rien fait de mal. C’est juste que… (Il souffle et relâche ses épaules. Je n’avais même pas remarqué qu’il était si tendu.) J’ai une situation compliquée pour le moment.

J’attends qu’il continue. Il a l’air d’hésiter quelques fois, mais finalement se tait.

– Euh d’accord.

Je cherche quelque chose à dire, le silence dans la conversation rythmé par le bruit des gouttes d’eau tombant dans les flaques.

– Je vais devoir rentrer… On pourrait se retrouver ici si tu veux. Genre… Dans une heure ?

Il ne répond pas. Je commence à me demander s’il m’a compris quand tout à coup il dit :

– D’accord.

C’est tout. Il n’ajoute rien, et le silence reprend. Ils vont se demander où je reste chez moi… Il faut que j’y aille.

– À tantôt alors ?

– À tantôt.

Il me sourit et se retourne. Je sens mes joues chauffer. Je siffle les chiens et me retourne aussi. J’enlève ma capuche, le vent a dû quelque peu tomber. Je regarde derrière moi après quelques pas. Raoul continue de s’éloigner. Il arrive bientôt à un tournant dans le sentier et les arbres le cachent à ma vue. Il ne s’est pas retourné.

 

Quand je rentre, je trouve ma famille à table, en train de déjeuner. Je salue mes parents, mon grand frère et ma sœur, puis retourne au salon pour lire. Je ne sais pas si c’est Flaubert qui n’arrive pas à capter mon attention ou si je suis distrait, mais je n’arrive pas à garder mon attention sur les aventures de Frédéric. Je n’arrête pas de regarder ma montre, mais les aiguilles me semblent avancer au ralenti. Pourquoi ai-je tant hâte de le retrouver ? Il ne s’est pas montré particulièrement chaleureux pourtant. Je me demande bien pourquoi. Enfin, sa chute n’avait pas l’air de l’avoir dérangé. Plutôt le déménagement je pense.

La curiosité me ronge, j’ai envie de savoir le fin mot de l’histoire. Mais il ne faudrait pas non plus que je le brusque. Déjà que j’ai fait la bourde de lui faire la bise…

Je revérifie l’heure. Ça n’avance toujours pas… Tant pis ! J’arriverai dix minutes en avance, mais je n’en peux plus d’attendre ici. Qui sait, il sera peut-être en avance aussi.

 

Il n’est pas en avance. Il est même de plus en plus en retard. Je suis un idiot de ne rien avoir pris avec moi pour m’occuper. Enfin, rien d’autre que mon téléphone. Mais le seul jeu que j’ai dessus sont les échecs, et là franchement, je ne suis pas en condition de jouer aux échecs. Je suis nerveux, impatient et… J’en sais rien bordel ! Mais je commence à me dire que c’était idiot de venir. Il n’avait pas l’air super enthousiaste à l’idée de revenir tantôt. En plus il s’est remis à pleuvoir. Il ne viendra sûrement pas.

Et pourtant je reste là à attendre. Dix minutes de retard. Je chipote sur mon téléphone. Qu’est-ce que j’ai été bête de ne pas lui demander son numéro ! Par dépit je lance une partie d’échecs. À la première erreur commise, je quitte déjà. Ça ne va pas le faire.

Treize minutes de retard. La pluie commence à passer à travers mon imperméable. C’est désagréable. Mais je ne bouge pas. Ce serait bête d’avoir attendu si longtemps pour finalement abandonner… J’essaie de me calmer en écoutant la pluie. Tout ce que j’arrive à faire est m’agacer des gouttes qui me coulent dans le dos.

Seize minutes de retard. La pluie s’intensifie. Je n’aurai bientôt plus un centimètre de peau sèche. À ce point la pluie n’est plus qu’une nuisance mineure : je suis déjà mouillé.

Vingt minutes… Il ne viendra pas. Il n’a probablement jamais eu l’intention de venir. J’ai déjà enlevé ma capuche, elle ne servait plus à rien. La tête baissée, je rentre sous la drache.

 

Je suis presque arrivé chez moi quand j’entends quelque chose. Je m’arrête, oublieux de la pluie, et tends l’oreille. Les mille bruits de la pluie ne m’empêchent pas de comprendre ce qui m’a poussé à m’arrêter : quelqu’un arrive en courant !

Je me retourne brusquement, le cœur serré par l’espoir et l’appréhension. Je serais si déçu de juste découvrir un joggeur… Mais c’est bien lui, et il est déjà plus près que je ne le croyais.

Je ne bouge pas et l’attends. Je ne devrais pas être aussi content qu’il soit venu pour finir, mais je ne suis pas un boudeur, et il est quand même allé vachement plus loin que le point de rendez-vous, et ce sous cette pluie.

Il me rejoint en quelques enjambées, puis se plie en deux, une main appuyée contre sa poitrine, l’autre me faisant signe d’attendre. Alors j’attends qu’il reprenne son souffle.

Quand il se redresse, je balance la première chose qui me vient à l’esprit.

– Salut. T’es quand même venu, merci.

Je lui tends la main, mais au lieu de la serrer, il se rapproche encore, se penche sur moi, et me fait la bise. La pluie se tait, je n’entends plus que le sang battre dans mes oreilles.

– Oui, sorry d’être en retard. Merci d’avoir attendu.

Son sourire est éclatant malgré les mèches qui lui retombent lamentablement dans le visage. Il a remis un pas en arrière après la bise. J’ai froid et envie de me rapprocher de lui. Au lieu de quoi, je lui tourne le dos et reprends mon chemin.

Quand je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule, je vois qu’il est resté planté sur place, l’air penaud sous les rideaux de pluie qui s’abattent sur lui.

– Qu’est-ce que t’attends ? Viens ! Ou bien tu préfères rester à discuter sous la pluie ?

 

– Mais qu’est-ce que tu faisais dehors par un temps pareil ? En plus tu dois encore faire la vaisselle !

Je viens de rentrer et de tomber nez à nez avec ma mère qui passait par le hall d’entrée. Je n’ai pas le temps de lui répondre ; quand elle voit Raoul, son attitude change complètement.

– Mais mon pauvre chéri, tu es tout mouillé ! Allez vite vous sécher les garçons. (Elle juge rapidement la carrure de Raoul.) Tu n’es pas beaucoup plus grand que Gilles, ses habits devraient t’aller.

Puis, sans un mot de plus et sans attendre de réponse, elle passe au salon.

– Elle est toujours comme ça ?

Raoul ne s’est pas encore remis de sa surprise et a les yeux fixés sur la porte par laquelle ma mère vient de disparaître.

– En fait elle était assez calme là.

Un éclat de rire m’échappe au regard qu’il tourne vers moi. Il n’a pas l’habitude des femmes fortes, on dirait. Je me demande s’il y a des femmes tout court dans sa vie, une mère, une sœur, une petite amie ?

Peu importe, on parlera après, il faut d’abord aller se sécher ! Je m’élance sur l’escalier, et me retourne pour dire à Raoul de me suivre, mais il est juste derrière. Je souris, il comprend vite.

En haut, je lui ouvre la porte de la salle de bain.

– Sèche toi, je vais nous chercher des habits secs.

 

Quand je reviens dans la salle de bain, une pile de vêtements sur les bras, il est en train d’enlever son pantalon, le dos tourné vers la porte. Quoi ? Il s’est déjà déshabillé en sachant que je reviendrais ? Je savais que tout le monde n’a pas le même sens de la pudeur mais… On vient de se rencontrer !

Il continue de me tourner le dos. Il a les épaules noueuses, son dos semble interminable, et comme sculpté. Je détourne mon regard. Mais qu’est-ce qui me passe par la tête ?

Je dépose les vêtements sur le radiateur et prends deux essuies. Je lui en tends un en évitant de promener mon regard sur son corps presque nu.

– J’ai pris mes vêtements les plus amples, j’espère qu’ils t’iront.

– Merci.

Il me sourit encore et commence à s’essuyer. Je ne sais pas si je devrais sortir ou s’il trouverait ça bizarre. Quand il remarque que je ne fais rien, il demande :

– Tu vas rester dans tes vêtements mouillés ?

Il n’a pas l’air d’avoir compris ma gêne, et d’être juste surpris que je sois encore habillé. Bon… Si lui n’y voit pas de problème… Je me débarrasse de mes vêtements mouillés et l’imite. Inexorablement, mon regard revient sur lui, remonte de ses pieds blancs aux orteils poilus, passe sur ses longues jambes musclées et son ventre plat, son torse aux côtes légèrement saillantes, pour finalement s’arrêter sur son visage. J’aime vraiment beaucoup son sourire. Son sourire ? Pourquoi est-ce qu’il sourit ? Mon regard croise le sien. Ses yeux aussi semblent sourire.

– Tu étais en train de me mater.

Ce n’est pas une accusation. Il en a l’air amusé. Moi ça m’embarrasse. Je sens comment le sang gagne mon visage et le chauffe. Je dois être devenu rouge. Je vais bafouiller des excuses, mais il parle avant que j’en aie l’occasion.

– Pas de problème, t’es plutôt pas mal toi-même.

Il me fait un clin d’œil et éclate de rire. Je rougis encore plus si c’est possible. Il est en train de se moquer de moi. Je suis mou comparé à lui.

Soudain il semble redevenir sérieux. Il a arrêté de s’essuyer, mais quelques gouttes continuent de dévaler ses jambes.

– Tu préfères peut-être qu’on s’occupe de ça (il tire un peu sur l’élastique de son boxer, produisant un clac mouillé) chacun son tour ?

Je comprends ce qu’il veut dire, mais il n’y a aucune raison pour ça, après tout…

– C’est bon, on est entre mecs.

Après l’avoir dit, je garde les yeux fixés sur mes pieds, puis je me retourne, et me mets nu aussi. Je me dépêche de me sécher les parties intimes pour rapidement enfiler un slip sec. Bon, j’avais encore une fesse humide, mais ce n’est pas grave. Je me sens plus à l’aise un peu plus habillé.

Je ne me retourne pas, et continue de m’habiller. J’ai envie de me retourner, de jeter un coup d’œil, juste pour voir où il en est. Mais je me retiens, il va encore dire que je le mate.

Pendant que je me passe un pull sur la tête, l’image de ses hanches me revient à l’esprit, je la chasse directement, et elle laisse place à son sourire. Il a l’air très moqueur tout à coup.

Soudain je sens sa main sur mon épaule, et je sursaute.

– Hola, tranquille, qu’est-ce qui t’arrive ? Nerveux ?

Je me retourne, prêt à me fâcher pour les sous-entendus, mais son sourire m’en empêche. Loin d’être moqueur, je le trouve rassurant. Je dois avoir pris froid, je me sens bizarre. J’ai une boule dans la gorge et une sensation bizarre dans le ventre.

– Tu m’as juste surpris.

Il rigole, mais ne fait pas de commentaire. Il ne bouge pas, et je me demande ce qu’il attend, avant de me rappeler qu’on est chez moi et que c’est la première fois qu’il y vient.

– Viens, la salon devrait être libre, on sera mieux pour parler.

 

Je pensais qu’on s’installerait chacun dans un fauteuil ou peut-être côte à côte sur le divan, mais c’était sans compter sur maman. Après m’avoir fait remarquer que la vaisselle ne se ferait pas toute seule et qu’on irait jouer après si on le voulait, mais pas avant, elle annonce qu’elle part faire des courses et sort. Raoul et moi n’avons même pas eu le temps de lui dire au-revoir.

Raoul est encore en train de regarder la porte. Je sens qu’il va lui falloir du temps pour s’habituer à certaines choses.

– Bon… Je vais vite m’occuper de la vaisselle. Tu peux jouer à la console en m’attendant, si tu veux.

– Mais non, je vais te filer un coup de main. C’est toujours dans la cuisine qu’on a les meilleures discussions !

 

Je ne sais pas d’où il sortait ça, si c’était une expression traduite ou juste son expérience personnelle, mais… Cela s’avéra bien vrai.

– Mais tu l’as revue depuis quand même ?

– Non, jamais et… Je n’en ai pas vraiment envie.

– Mais du coup ça fait… (Je compte rapidement : ) Dix ans que tu n’as pas vu ta mère !

– Onze même. Vous les mettez où, ces assiettes ?

– L’armoire derrière toi, deuxième planche sur la gauche. Et elle ne te manque pas ?

– Parfois oui. Enfin… Je pense plutôt que c’est une figure maternelle qui me manque qu’elle vraiment ; quelqu’un de doux, qui me rassure.

– T’es sûr que t’es en train de décrire une figure maternelle là ?

Il éclate de rire devant ma grimace. C’est fou comme cette demie-heure dans la cuisine nous a rapprochés. J’en souhaiterais presque qu’il y ait plus de vaisselle.

– Oui, j’avoue que ta mère n’a pas l’air spécialement douce.

– Bonjour l’euphémisme !

– Et ton père ?

– Bah, un peu comme le tien : trop occupé au boulot pour pouvoir vraiment s’intéresser à ce qui se passe à la maison. Enfin, au moins le tien donne l’impression d’essayer…

– Ouais, comme tu dis : il en donne l’impression. Mais il ne m’a quand même jamais demandé mon avis sur ce déménagement.

– Ouais, c’est moche ça. Mais hé, on n’est pas si mal ici, pas vrai?

– Tu veux rire ? Je suis loin de tous mes amis, en plus de changer d’école, je change de langue d’enseignement. Tout ça pour me retrouver dans un trou paumé !

Ah. Bon, peut-être encore trop récent pour relativiser…

– Au moins tu parles bien français. Je ne pense pas que tu auras du mal à passer. Comment est-ce que t’as appris ?

Je suis en train de récurer la dernière poêle. Raoul s’est assis sur la chaise haute à côté de moi. Il soupire.

– Par mon père. Il est Wallon et a toujours parlé français avec moi. Je pense d’ailleurs que c’est moins pour le boulot que pour revenir à ses racines qu’on a déménagé.

– Je vois. Du coup, c’est juste toi et ton père, c’est ça ?

– Juste lui et moi. Enfin, la plupart du temps juste moi…

– Ouais, juste.

Je me mets à ranger la cuisine. Il ne dit rien pendant que je vais d’armoire en armoire. Il regarde par la fenêtre, distrait ou pensif ?

Sans tourner la tête, il commence à parler. Sa voix manque de sûreté.

– Tu sais… J’apprécie vraiment tes efforts envers moi, mais… Tu ne devrais pas te forcer. T’es pas à l’aise avec moi, ce n’est pas grave.

Je ne réponds pas tout de suite. Je ne le comprends pas. On vient d’avoir une bonne conversation, qu’est-ce qui lui fait dire ça ?

– P-Pourquoi tu dis ça ?

Il hausse les épaules et tourne la tête vers moi. Il a l’air triste tout à coup,mais surtout résigné.

– Un excès d’honnêteté sûrement. Je ne pense juste pas qu’on puisse être amis.

– Ah… J’avais l’impression qu’on s’entendait plutôt bien…

Il ne répond pas. Le silence devient lourd. Je ne comprends pas ce qui s’est passé et ne sais pas quoi dire. Je suis là, deux mugs en main, devant l’armoire, les bras ballants.

– Désolé. Je vais y aller là. Merci de m’avoir écouté.

Il me sourit, mais son sourire n’atteint pas ses yeux, il n’est que de façade, triste. Et moi, je ne bouge toujours pas, je ne dis rien, je le laisse partir.

Quand j’entends la porte se fermer derrière, je me réveille de ma surprise. J’hésite à le poursuivre, lui demander de s’expliquer. Mais je ne fais rien. Je ne saurais pas quoi lui dire. Ou alors aurais-je peur de découvrir ses raisons ?

Je dépose les tasses sur leur étagère et regarde la table haute de la cuisine. J’ai un petit sourire en le revoyant assis sur le tabouret, à me parler pendant qu’il sèche la vaisselle. Presque tout ce qu’il a déposé sur la table est rangé à présent, et lui parti. Est-ce que je ne comprends vraiment pas pourquoi il est parti, ou ce qui m’arrive ?

C’est plutôt clair pourtant. Rien à voir avec toutes ces fois où je me suis questionné au sujet d’amies. J’ai la fâcheuse tendance à confondre amitié et amour, à me demander si je ne suis pas en train de tomber amoureux d’une fille dont je deviens de plus en plus proche…

Et maintenant, pour une fois que c’est bien clair, il faut que ce soit un garçon… Foutu cerveau !

J’ai envie de pleurer, de taper sur quelque chose, d’évacuer ma rage et ma déception, de maudire le destin, mais je ne peux m’en prendre qu’à moi-même, à ma torpeur, ma maladresse… Si j’avais pu me comporter normalement au lieu de rougir comme une adolescente, si j’avais pu rester indifférent pendant qu’on se changeait, si je ne lui avais pas fait la bise… Peut-être qu’on aurait pu devenir amis. Mais là il pense que je suis gay.

Et… Il doit avoir raison. C’est vrai, pourquoi serais-je si abattu sinon ? Parce qu’un mec que je viens de rencontrer ne veut pas être ami avec moi ? Mais quel âge est-ce que j’ai ?! Je ne suis plus en maternelle ! Allez secoue-toi un peu, qu’est-ce que t’en as à faire de ce Raoul ?

Je laisse ce qu’il reste de vaisselle sèche, juste les poêles et casseroles, sur la table. J’ai besoin de me changer les idées.

 

À Maxime :

salut

ça va ?

ça te dit d’aller en ville ? T’as sûrement des mangas à acheter, ou alors on peut aller prendre un verre…

 

Sa réponse ne se fait pas attendre :

 

De Maxime

yo, bien et toi ? Par ce temps ? T’es fou, ça attendra

Viens plutôt faire une game

 

Il a raison. Et puis on se connecte toujours au chat vocal quand on joue, ce sera une bonne occasion pour lui parler.

 

On a joué, mais c’est surtout Maxime qui a parlé. Je ne sais pas si je lui aurais parlé de Raoul, mais je n’ai même pas eu besoin de me poser la question : je n’en ai pas eu l’occasion. Je suis mort bien trop souvent, et Max m’a gentiment traité de nul. Il faut croire que je n’y avais pas trop la tête.

Après le repas de midi, je me suis dévoué pour sortir les chiens, malgré la pluie. Je n’ai croisé personne, comme il fallait s’y attendre. En revenant, je me suis attelé à mes devoirs. J’ai mis bien plus longtemps à les faire que je n’aurais dû.

Dimanche est passé avec le même ennui morne si bien adapté au temps. De quoi attraper le spleen. J’ai essayé de rester occupé, me suis chargé de toutes les corvées, mais à aucun moment je n’ai réussi à entièrement me sortir Raoul de la tête. Lui ou les questions que cette rencontre a soulevées en moi.

J’ai d’abord rejeté en bloc l’idée d’en pincer pour un gars, puis j’en ai ri. C’est vrai, toute mon adolescence, je n’ai regardé que les filles, je suis certain d’avoir eu le béguin pour Justine, l’idée de tomber amoureux d’un garçon, et qui plus est aussi vite, est juste ridicule ! Les coups de foudre, ça n’existe pas !

Et pourtant, je me mentirais à moi-même si je niais. Je pourrais me convaincre que j’ai juste envie qu’il soit mon ami, mais l’irruption dans mon esprit d’images de ses cuisses ou de son torse à des moments… inopportuns, ne peut être anodin. J’en suis terriblement gêné, alors si j’ai décidé de ne pas me mentir à moi-même, je le cacherai au moins aux autres, surtout à Raoul.

C’est ce que je me répète alors que j’arrive dans la cour de l’école : agis normalement, et si possible, évite-le.

Je suis arrivé juste avant la sonnerie et rejoins le rang de ma classe. Je ne peux m’empêcher de chercher Raoul du regard. Je ne vois personne de sa classe, ils doivent être dans l’autre cour.

Tout à coup, une main passe devant mes yeux.

– Youhou, la Terre à Gilles, Gilles, me reçois-tu ?

– Ouais, ouais, bonjour Maxime.

– Allez, viens, on avance. Tu me raconteras où tu avais la tête après.

Je le suis, et je me laisse entraîner par la routine scolaire. Je me concentre à fond sur les cours, pose des questions, réponds à celles des profs. Je ne laisse rien me distraire, même la frustration de Maxime qui essaie de me parler.

Je passe la pause de dix heures à parler avec le prof de philosophie et mange ma collation dans les couloirs en me dirigeant vers le local du cours suivant.

Maxime m’y attend. Il m’adresse un grand sourire alors que j’approche, mais il est forcé. Il a cette ride entre les sourcils qu’il n’a que quand il est préoccupé. Il est inquiet pour moi. Intérieurement, je souffle.

– Ah ben te voilà ! Peur de la bruine tout à coup ?

– Ouais, je pense que je vais déménager.

Le cœur n’y est pas. J’ai forcé un sourire sur mes lèvres, mais je sais que ce n’est pas drôle.

– Sérieusement, qu’est-ce qu’il t’arrive ? C’est à peine si je te reconnais…

– Rien, t’en fais pas.

– Je sais que ce n’est pas rien. T’es mon meilleur ami, je te connais. Tu peux tout me dire, tu le sais bien, hein ?

Il me connaît ? S’il savait ! Tout lui dire, hein ? Pas si sûr… Je n’ose pas, j’ai peur de sa réaction. Il ne me croirait probablement même pas, en rirait. Je préférerais encore qu’il se remette à parler de mangas.

– Rien, t’inquiète. T’es pas avec Justine ?

Il n’est pas dupe, mais laisse passer le changement de sujet. Il faudra que je me trouve une bonne excuse pour quand il reviendra à la charge.

– Elle discute de trucs de filles avec Caro. T’étais passé où ?

Le bruit strident de la sonnerie me dispense de répondre. On descend tous les deux pour aller nous ranger comme de gentils petits.

J’ignore si bien Maxime pendant l’heure de chimie qu’il s’assied à côté de Jordan les deux heures de physique. Je ne devrais peut-être pas me montrer aussi froid avec lui, mais je n’ai pas envie de parler, de réfléchir, alors je me plonge en entier dans le cours.

Je suis surpris par la sonnerie. Quoi, déjà ? Les deux heures sont passées ? Temps de midi du coup… Que faire ? Sortir directement ? Aller au réfectoire ? Maxime risque de le prendre mal si je le laisse encore tomber.

– Bon, je vais aller manger avec Justine. Préviens moi quand mon meilleur ami sera de retour.

Je ne sais pas trop quoi répondre, et il s’éloigne déjà, en direction de la sortie. Un peu tard, je lui lance quand même :

– Oké, à tantôt.

Je reste sur place dans le couloir, indécis, pendant que la classe se vide et que des foules d’élèves me dépassent dans les deux sens, tous pressés d’aller manger. Pour ma part, je n’ai pas faim. Je voudrais juste reprendre les cours, en finir avec cette journée et rentrer chez moi.

La foule diminue rapidement. Je me décide à attendre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne pour être tranquille, mais quelqu’un s’arrête à côté de moi.

– Hé, ça va ? T’es tout pâle.

– Ouais, ouais, ça va.

Je tourne la tête pour voir qui me parle, et découvre Raoul, un pli soucieux barrant son front. Je regarde autour de nous. Le couloir est vide. Juste lui et moi… Gloups.

Il soupire.

– C’est bon, rassure-toi, je ne vais rien te faire… Regarde, je m’en vais déjà.

Il sourit, mais il est blessé. Je ne comprends pas ce que j’ai fait pour le vexer. Je ne peux pas juste le laisser partir comme ça, malgré mes résolutions.

– Attends, reviens !

Il ne m’écoute pas, alors, malgré l’énorme boule dans mon ventre, je m’élance pour le rattraper. Je tire sur son coude pour le tourner vers moi.

– Pourquoi tu pars comme ça ?

– Tu n’es clairement pas à l’aise avec moi, alors je ne veux pas t’infliger ma présence.

– Tu veux bien arrêter avec cette connerie ? Y a pas de raison que je sois mal à l’aise.

Pas une que je puisse avouer du moins…

– Si tu le dis…

Je le regarde dans les yeux et essaie de paraître plus confiant que je ne le suis.

– Je le dis.

S’ensuit un silence gêné qu’il finit par rompre.

– Il y a quelque chose que je dois te dire…

– Quoi ?

La boule dans mon ventre se resserre, s’alourdit.

– Je… Les vêtements que j’ai laissés chez toi, il faudrait que je les récupère. J’amènerai les tiens à l’école demain, okay ?

– Ah ça… Ouais, je ferai de même.

J’avais complètement oublié les vêtements à vrai dire. Ce n’était pas la confession que j’attendais. Même si je ne suis pas sûr de ce que j’attendais en fait. Qu’il m’avoue que lui aussi, bizarrement, était attiré par moi ? Haha, dans tes rêves !

– T’as vraiment pas l’air dans ton assiette, t’es sûr que ça va ?

– Oui t’inquiète, je vais aller manger.

– D’accord, moi aussi. Je vais aller me chercher un sandwich. On se voit tantôt en gym !

– Ouais, à tantôt !

Il s’en va, et je reste encore planté là comme un piquet, le cerveau assailli par une multitude de pensées. C’est vrai qu’on a gym avec les 6C, je n’avais pas encore tilté que du coup ce serait avec lui. J’espère qu’il ne m’embarrassera pendant qu’on se change… Enfin, il semblait plus affligé de mon malaise qu’autre chose. Il n’y aura sûrement pas de moqueries de sa part.

En fait… Ça ne tient pas vraiment debout toute cette histoire… Mais si ce n’est pas lui qui ne veut pas être avec moi parce qu’il a compris qu’il m’attire… Alors, quelle est la raison ?

– Gilles, la pause est déjà bien entamée, tu devrais aller manger maintenant. Tu vas manquer de temps sinon.

La prof de chimie passe à côté de moi sans attendre de réponse. Et je n’en ai pas à donner. Déjà 13h11 ! Il faut que je me grouille de manger et d’aller au hall omnisports.

 

J’ai mangé trop vite. On n’a pas encore commencé à courir que j’ai déjà une pointe. Je viens d’arriver au hall et le traverse pour rejoindre le vestiaire des garçons.

Je suis un des derniers à arriver, presque tous se sont déjà changés, dont Raoul que je repère directement. Lui aussi m’a vu, mais il continue sa discussion avec Antoine.

Je prends le temps de m’asseoir un peu, essayant de me débarrasser de cette pointe. La boule que j’ai dans le ventre depuis ce matin a encore changé, de façon très inconfortable. Je me sens presque nauséeux. Mais il faut que je me change, pas question de traîner, aujourd’hui c’est le test au chrono.

Alors que je me déshabille, je sens un regard sur moi, et lève la tête. Raoul détourne le regard, mais je l’ai vu… Est-ce qu’il vient de rougir ?

Je me sors ces idées de la tête et enfile vite mes vêtements de sport, on ne va pas tarder à commencer, le vestiaire s’est déjà vidé de moitié, si pas plus.

 

– Hey mec, t’en as mis du temps ! Prêt pour la course ?

– Pas trop, non, Max. Pas vraiment dans mon assiette.

– Ouais, ça se voit, t’es tout blanc. Tu devrais dire au prof que t’es pas bien.

On est sur le point de partir. Comme d’habitude, Maxime s’est mis à côté de moi. On est à peu près de même niveau à la course, alors on colle ensemble pour discuter.

Mais cette fois-ci, je n’arrive pas à suivre. Il ralentit pour moi, mais il va avoir une mauvaise note.

– Vas-y, pars devant, je vais y aller doucement aujourd’hui.

– Sûr ?

– Ouais, vas-y !

Et il part. Je me retrouve rapidement seul. J’essaie de me pousser pour avancer, mais j’ai l’impression de faire du sur-place. Je finis quand même par arriver au bout de la montée, mais quand j’essaie d’accélérer, le monde se met à tanguer. Pris de nausée, je m’arrête sur le bas côté, les mains sur les genoux pour essayer de me stabiliser. Tout tourne, et la boule que j’avais au ventre monte dans ma gorge. Une sensation désagréable à l’arrière de la gorge m’avertit de ce qui va arriver. J’écarte les jambes et me penche en avant.

Je suis encore en train de régurgiter quand j’entends vaguement des pas approcher. Ça y est, le premier va me doubler. Mais au lieu de me dépasser et continuer, les pas ralentissent, et quelqu’un s’arrête à côté de moi. Une main réconfortante se pose dans mon dos.

Dès que j’ai fini de dégueuler, celui qui profite de l’odeur de mon dernier repas à moitié digéré pose la meilleure des questions.

– Ça va ?

– Nickel, prêt à repartir.

Je veux faire un pas sur le côté, mais titube déjà. La nausée ne me lache pas.

– Je ne pense pas non, viens, je te raccompagne.

Quand je lève les yeux, je vois que c’est Raoul qui me parle. Je dois vraiment être dans un sale état pour ne pas reconnaître sa voix.

– Mais… La course ?

– Je pense que le prof te pardonnera d’arrêter. Ton odeur le convaincra.

Il fait une grimace en retroussant le nez. C’est peut-être drôle, je ne sais pas, je ne me sens pas trop de rire…

– Mais toi ?

– Je me rattraperai avec la prochaine, ne t’en fais pas.

Il passe un bras sous mon épaule pour me soutenir et repart vers le départ, à contresens des autres coureurs qui nous jettent des regards curieux. Je veux protester contre la façon exagérée dont il me soutient (il me porte presque), mais j’en ai bien besoin en fait. J’ai beau avoir l’estomac vide, le monde ne s’est pas encore stabilisé.

Quand Raoul explique au prof comment il m’a trouvé pendant son deuxième tour, celui-ci propose d’appeler mes parents.

– Ils ne sont pas à la maison pour le moment.

– Voilà qui est embêtant. Bon, va t’asseoir sur un banc en attendant la fin du cours.

– Quoi ? Vous voulez vraiment le garder ici ? Je vais le raccompagner chez lui.

– Tu n’es pas malade toi, à ce que je sache… Bon, t’as cours après ?

– Non, je finis avec gym.

– C’est bon alors, allez-y. On verra plus tard pour ta note. Vu ton premier tour, ça ne devrait pas poser problème.

– Merci monsieur.

Je me laisse entraîner, trop mal pour intervenir. Je n’habite pas très loin de l’école, mais jamais auparavant le trajet ne m’avait semblé si long.

Arrivés chez moi, il m’assied (plus que je ne m’assieds moi-même) dans le divan, et je lui indique où trouver des aspirines. Il me fait boire l’effervescent, puis je m’allonge. Mort de fatigue et la tête prise dans un étau, je ferme les yeux et ne tarde pas à sombrer dans le sommeil.

 

Quand je me réveille, le mal de tête est parti. J’ai un sale goût en bouche et l’estomac qui brûle, mais je vais mieux. Je repousse la couverture… Hein ? Une couverture ?

– Ah, tu émerges enfin !

Je me redresse et tourne la tête pour dévisager Raoul. Je n’ai donc pas rêvé, c’est bien lui qui m’a raccompagné.

– Merci.

– Y a pas de quoi.

– Non, vraiment, merci.

Il hausse les épaules, mais ne dit rien.

– Tu ne vas pas t’enfuir cette fois ?

– Personne n’est encore rentré, je ne vais pas te laisser seul dans cet état.

– Mais sinon tu serais reparti ?

Il hoche la tête, puis détourne le regard.

– Pourquoi ?

– Parce que tu veux devenir mon ami.

– Mais… Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ?

– Je ne veux pas être ton ami.

Il l’a à peine soufflé, et ne me regarde toujours pas. Pour le coup, c’est lui qui a l’air terriblement mal à l’aise. Une boule qui n’a rien à voir avec ma gastro se reforme dans mon ventre. Je pense comprendre.

– Qu’est-ce que tu veux alors ?

Je n’ai pas parlé plus fort que lui. Je pense connaître la réponse, mais ne sais pas si elle me réjouit ou me terrifie, probablement un peu des deux.

Il tourne la tête pour me regarder en face, mais ne soutient pas mon regard bien longtemps. Gêné, il se gratte derrière l’oreille alors qu’il répond.

– Plus ? Je ne pense pas qu’amis me suffirait… C’est pour ça que j’étais parti. Je préférais qu’on ne se rapproche pas du tout, plutôt que de tomber amoureux et encore recevoir ce regard dégoûté. (Il me fixe dans les yeux.) Tu avais l’air si mal à l’aise avec moi…

– Je l’étais. Enfin, je le suis toujours.

Il détourne les yeux, quelque chose s’est brisé dans son regard, mais je continue avant qu’il n’aie le temps de s’éloigner ou de dire quelque chose.

– Mais c’est normal. C’est nouveau pour moi tout ça… Alors j’en sais rien si je suis amoureux de toi, mais je ne peux nier que je suis attiré.

Voilà, c’est dit. Et qu’est-ce que ça fait du bien ! Surtout en sachant ce que lui en pense. J’ai beau être dans un sale état, je souris de toutes mes dents.

– Pouah ! Tu ne m’en voudras pas d’avoir peu envie de t’embrasser pour le moment, hein ?

J’éclate de rire, et il me suit.

– Et puis il va me falloir du temps pour m’adapter à… Tout ça.

– On a tout le temps qu’il faut.

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Hylla
Posté le 23/10/2024
Salut Mart ! J'ai lu ta nouvelle d'une traite, c'était un très chouette moment :) J'ai aimé cette ambigüité qui se crée chez le protagoniste dès le début. J'espérais un peu que la nouvelle se termine ainsi d'ailleurs :) et même si dans une nouvelle, on parle souvent d'une chute surprenante, c'est totalement cohérent avec le genre de celle-ci que ça se termine ainsi. Je pense qu'il y a des thèmes très importants qui sont abordés ici et il n'en fallait pas moins (à mon sens), mais ce sont aussi des thématiques qui pourraient donner lieu à plus ! Même si, encore une fois, ce texte se suffit entièrement à lui-même. Bonne reprise de l'écriture !
Mart
Posté le 23/10/2024
Salut Hylla ! Merci pour ta lecture et ton retour, ça fait plaisir !
Je comprends l'attrait de l'ambiguïté, et je trouve qu'en effet ça va assez vite, qu'on aurait pu encore en jouer, mais j'avais envie d'une fin positive et de montrer que malgré toutes les difficultés, une bonne communication peut payer.
Il existe quelque part dans mes tiroirs une ébauche de suite, des petits moments plics-plocs entre Raoul et Gilles et il n'est pas exclu que je réécrive tout ça en plus long ou que je fasse une suite.
Merci et à bientôt ! :D
UnePasseMiroir
Posté le 29/12/2019
Waw j'adore cette petite histoire, c'est trop choupi ❤️ Tes deux personnages sont vraiment super intéressants (et mignons !)
Ah je vois que je suis pas la seule a penser qu'il pourrait y avoir une suite... Sans parler d'un roman entier, un approfondissement de l'intrigue et leur relation sur la durée serait le bienvenu... J'm'y suis attachée a tes deux personnages, même juste le temps d'un OS !
Bref, merci pour cette petite histoire !
Mart
Posté le 29/12/2019
Merci <3
Rah, il faudrait que je l'archive, cette histoire. Chaque fois que je reçois un commentaire dessus, ça me donne envie de la reprendre, de développer...
Je me suis laissé aller à écrire une petite scène ou l'autre pour une suite, mais j'ai bien assez d'autres projets déjà ! x)
Un jour je prendrai la peine d'améliorer ce petit récit et de l'augmenter...
Mais pas tout de suite !
Merci beaucoup d'être passée me lire et d'avoir laissé cet adorable commentaire <3
Schumiorange
Posté le 08/11/2019
Bonjour Mart !

Elle est toute mignonne cette histoire ! Et je suis d'accord avec les autres, il y a de quoi faire un texte plus long et développer cette belle rencontre. Là, je suis restée un peu sur ma faim ; )

J'ai particulièrement apprécié le "à tantôt", ce n'est pas souvent qu'il a l'honneur de pointer le bout de son nez à plusieurs reprises dans une histoire, et ça fait du bien ce petit parler du nord !

En tout cas, merci pour ce texte très sympathique !
Mart
Posté le 12/11/2019
Bonjour Schumiorange!

Ça me fait plaisir que tu aies apprécié et souhaiterais en lire plus :-)
J'ai déjà un peu amplifié cette histoire, mais elle est encore loin de constituer un roman...

Souvent j'efface les belgicismes, mais pour ce texte-ci, je me suis lâché ! Ça n'avait pas de sens de les enlever si justement je voulais un peu parler des langues en Belgique (ce qui n'a absolument pas sa place dans une nouvelle dont ce n'est pas le sujet principal, mais bon...)

Merci à toi pour ta lecture et ton commentaire!
GueuleDeLoup
Posté le 12/11/2018
Coucou Mart ^^
 
C'est en voyant que tu avais mis à jour ta présentation que je suis arrivée sur ton texte que j'ai beaucoup apprécié.
Comme Dédé, j'ai été un peu frustrée que ça ne soit pas un peu plus long (J'ai vu que c'était pour un appel à texte). en tout cas c'était tout doux et bien écrit et j'ai passé un très bon moment. 
 
Merci pour ce texte et à bientôt :)
Loupette
Mart
Posté le 12/11/2018
Coucou Louloup!
Ça me fait plaisir que tu sois venue lire, et encore plus que tu aies apprécié!
Je pense que c'est encore vachement améliorable et qu'en effet ça demande une suite...
Et donc j'ai décidé que je remanierais et augmenterais ce récit! :D
Ce n'est pas le projet qui a la priorité pour le moment, mais comme tu l'as dit, c'est tout doux, alors ça me fait du bien de parfois prendre une pause et de reprendre ça ^^ .
 
Merci pour ta lecture et ton commentaire!
Au plaisir de te lire,
Mart 
Olek
Posté le 17/06/2019
Chouette chouette ce texte ! Quelques trucs à améliorer encore, mais il a du potentiel ! Je pense qu'il y a un problème de concordance des temps dans ton premier paragraphe, à moins que ce ne soit juste moi qui ai tiqué. J'ai releé deux trois autres trucs mais je ne sais plus alors je te dirai ça sur ton JdB...
Mart
Posté le 17/06/2019
Merci! Et oui, le début est chelou. D'abord il est dans son lit, à repenser à cette rencontre et... Les temps sont un joli casse-tête, entre l'introspection au présent et le souvenir au passé ^^.
Viens en parler quand tu veux ;). Il n'est pas "on top of the list" (je perds mon français...) mais je n'abandonne certainement pas l'idée d'améliorer et amplifier ce texte :). 
Dédé
Posté le 04/03/2018
Une histoire toute mignonne !
J'ai peut-être lu un peu vite (tant j'étais happé à la lecture) mais je me demande si l'histoire ne vaudrait pas le coup d'être développée en roman. Pour bien prendre le temps de poser les choses. Pour avoir la suite aussi (je l'avoue !). On pourrait imaginer que la relation Raoul/Gilles met plus de temps à se construire (je ne sais pas sur combien de jours s'étale l'histoire d'ailleurs, je n'ai pas compté), il pourrait y avoir de quoi faire avec la relation avec leurs familles respectives, Maxime... Bref, là c'est le lecteur qui a aimé la nouvelle qui parle ! Il ne faut pas nécessairement m'écouter. 
Peut-être qu'à certains moments, j'aurais fait des phrases plus courtes plutôt que de les séparer par des virgules. 
Mais vraiment, ce que je retiens le plus, ce sont les deux personnages principaux qui sont attachants comme tout. Tu traites le sujet de manière touchante. J'ai vraiment passé un super moment de lecture qui m'a permis de découvrir ta plume ! C'était chouette !!
A tantôt, qui sait ! 
Mart
Posté le 04/03/2018
Merci pour ton commentaire, Dédé!
Crois-moi, j'ai été limité par ces 40500 signes maximum du concours, j'aurais fait bien plus long sinon! Il y a tant de choses que je n'ai pas exploitées! En voyant l'appel à textes romance M/M, je me suis d'ailleurs dit que je développerais bien l'histoire en roman... Mais j'ai encore tant de travail à fournir pour mes deux autres projetsi
Je suis vraiment content que ça t'ait plu en tout cas! J'avais vraiment peur d'avoir gardé ça trop simple, tout comme le style d'ailleurs. 
À tantôt sur le forum sûrement! 
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