Je sens ployer sous mes pieds des milliers de brins d’herbe et, tandis que je m’éloigne, je les imagine se redresser par grappes, pas inquiets de voir mes voutes plantaires se teinter d’un vert de plus en plus profond, le sang ordinaire de leur espèce banale qui partout foisonne et partout est malmenée par les membres terrestres du règne animal.
Je m’immobilise en pleine course, stupéfait par cette pensée. Je n’ai jamais été si pressé de ma vie : Iori est connecté, j’attends ce moment depuis plus de dix mois ! Et pourtant … Je m’arrête.
Est-ce que je tue l’herbe que je foule ?!
En équilibre sur ma jambe droite, essayant sottement de me faire le plus léger possible, je regarde la plante de mon pied gauche en le tenant dans mes deux mains en coupe. Il est maculé de tâches et d’éclaboussures. Le verdict est sans appel : je tue. Un point noir sous mon gros orteil attire mon attention, c’est la carcasse écrabouillée d’un insecte ; mon cas s’aggrave. Et cependant que je constate mon indéniable culpabilité, je reste là, bête, pesant de mon poids considérable sur l’ossature délicate des plus malchanceux de ce champ de victimes.
Merde !
— Art’ ?
Je ne sais pas quoi faire. Je n’ose pas reposer mon pied à terre. Comment ai-je pu ne jamais songer auparavant à la violence inouïe de mon impact quotidien sur le monde microscopique ?
— Artyom !
Je relève la tête.
— Quoi ?
Senga parvient à ma hauteur, un large sourire en travers du visage.
— Qu’est-ce que tu fais planté là ? Ne me dis pas que tu n’es pas au courant … Iori est connecté ! Pourquoi tu ne l’as pas déjà rejoint ?
Je cligne des yeux et mon attention s’éloigne de mon massacre pour se fixer sur le visage de mon ami. Je tends un bras vers le toit du Dôme qu’on voit dépasser au-dessus des autres bâtiments, où qu’on soit dans la Cité.
— J’allais au …
Je prononce les mots trop lentement. Senga m’interrompt.
— Hé ! Réveille-toi ! Tu n’as plus besoin d’aller nulle part. Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu ne parles que de ça depuis un an, tu ne vas quand même pas tout faire capoter maintenant ?
Il claque des doigts devant mes yeux à plusieurs reprises, puis me prend par le bras et me tire vers l’ombre d’un grand chêne.
— Viens, on va se mettre là, ce sera parfait.
Je le suis docilement.
À peine ai-je fait deux ou trois pas que mon hébétude se disperse, laissant à nouveau sa juste place à mon excitation initiale. Je sautille sur place, donne un coup de poing dans l’épaule de mon pote et lâche un juron.
— Putain, Senga ! Iori est connecté !
J’éclate de rire. Lui aussi.
— Ha ! Te voilà de retour sur Terre. Bien ! On va pouvoir y aller.
L’un après l’autre, nous nous asseyons contre le tronc de l’arbre. Son écorce, à travers le tissu de mon t-shirt, me mord la peau du dos. La douleur n’est pas nécessairement un produit de la haine. Toute destruction n’est pas violence. Je caresse les brins d’herbe à côté de moi puis envoie mes remerciements à ceux qui suffoquent sous mes fesses et les protègent de la dureté du sol.
Senga me rend mon coup de poing.
— Tu te souviens de comment on fait ?
C’est une question de pure forme, il n’y a pour ainsi dire rien à faire. Après l’Éclosion de notre Graine, se connecter à l’Arbre devient une fonction aussi naturelle que celle de respirer. Normalement, du moins, mais mon cas est spécial. Ma Graine s’est éveillée il y a dix mois et tout ce temps, je me suis interdit de m’en servir. J’ai retenu mon souffle pendant presque un an uniquement pour ce moment, pour que ma première Immersion soit avec Iori, en Iori, mon idole, mon maître à penser, mon objectif.
Je ferme les yeux, prends une longue inspiration pour calmer mon rythme cardiaque et, pour la première fois de ma vie, je parle à ma Graine.
J’espère que ça va marcher.
— Connecte-moi à Iori, s’il-te-plait.
En guise de réponse, mes cinq sens s’éteignent. C’est normal. Ma Graine me relie à un autre réseau sensoriel que celui de mon corps.
Première lecture de ton roman, et on sent que c'est travaillé. Je trouve l'idée d'un avenir en symbiose avec la nature et où l'humanité pour communiquer s'en remet aux arbres (à l'Arbre) très originale. Si j'ai bien compris, ça se construit un peu comme un roman policier, finalement ? Le personnage principal va être amené à comprendre comment l'humanité est arrivée là où elle est au début du roman, et donc remonter le cours de l'histoire ?
Bravo en tout cas pour ce chapitre. Le passage-zoom où Art est paralysé à l'idée d'écraser toute la vie microscopique sous ses pieds est très réussi et témoigne de son rapport très étroit à la nature (c'est d'ailleurs intéressant que ce soit à ce moment-là qu'il se sent "bête". J'ai lu l'adjectif dans les deux sens du terme).
A bientôt !
Claire
Merci pour ton commentaire.
...
Je n'avais pas pensé au double sens de "bête" mais de fait, les animaux ne se gênent pas pour s'entre-écraser en tout bien tout honneur.
Je viens de voir, grâce à toi, Art' en jeune singe curieux du monde microscopique.
Ça me plait.
Roman policier. Un peu. Mais très dilué.
Des indices pour comprendre ce qu'il s'est passé sur Terre, il y en a parsemé tout au long du bouquin, mais finalement pas beaucoup. C'est un escalier à peu de marches.
Si je devais le qualifier, je dirais que ce roman est, avant tout, sensoriel. Mieux vaut prendre du plaisir à la promenade, si on y arrive, qu'essayer à tout prix de percer le mystère.
la réflexion sur est-ce que je tue,? me donne envie de lire la suite.
Ravi que le début ait suscité ton intérêt :)
Ton pitch était vachement curieux, ce qui m'a poussé à aller jeter un coup d’œil. Je pense que je vais faire une critique chapitre par chapitre, parce que ce que j'ai vu dans ce premier chapitre attire ma curiosité.
Ce portrait que tu fais du futur proche est probablement l'une des visions les plus originales que j'ai vues depuis un bon bout de temps, j'ai généralement plus l'habitude de voir des mondes où la nature a détruit la technologie, donc c'est cool de voir un monde où les deux ont complètement fusionné (et le tout de façon très organique, je sens que le corps humain risque d'être pas mal mis à contribution dans cette suite) !
Donc, je vais lire les chapitres suivants, te donner mon avis sur chacun d'eux et je me demande déjà à quoi va ressembler la suite...
Ravi d'avoir attisé ta curiosité.
Je vais aller voir la suite de tes commentaires de suite.
Je réfléchis à un moyen de le faire parvenir en version papier à ceux qui voudraient le lire en entier :)
Merci.
J'espère que tu me diras ce que tu en as pensé :)
Billy...
Merci beaucoup pour cet encourageant commentaire. J'espère pouvoir vous faire lire la suite bientôt :)
J'ai été très intriguée par ton résumé et ce 1er chapitre m'intrigue tout autant.
L'idée est hyper original et j'ai très envie de découvrir la suite